Quand un ministre anglais nous parle de la beauté
Quand verrons-nous, au Québec, un homme politique de premier plan nous entretenir avec autant de profondeur d'un sujet si important?
Les passages qui suivent sont extraits d’une causerie sur le design dans les transports donnée par le ministre d’État aux transports britannique John Hayes, un conservateur, le 17 juillet 2017, lors d’une activité organisée dans le cadre de la campagne «We back beauty» organisée par le think thank ResPublica, le National Trust et le Woodland Trust. On en trouve ici le texte intégral en anglais. Le 31 octobre de l’année précédente, le ministre Hayes avait abordé des questions du même ordre dans un discours aux Communes intitulé «The journey to beauty», dont on retrouvera le texte ici.
John Hayes pourfend habilement l'«architecturalement» correct. Il s'en prend notamment au cliché qui veut que «la beauté [soit] dans l'oeil du spectateur». Pour lui, «cette idée que la beauté est relative a été utilisée pour justifier une grande partie de la laideur imposée à nos villes par les architectes, les planificateurs et les promoteurs depuis la Seconde Guerre mondiale.» On peut différer d'opinion avec lui sur tel ou tel point. Mais on sera forcé de reconnaître que la réflexion qu'il propose est des plus stimulantes.
Nous avons déjà évoqué, dans un texte publié dans l'Encyclopédie, cette intéressante campagne en faveur de la beauté dans l’espace public (We back beauty) organisée à l’initiative du think thank britannique Res Publica, fondé par l’intellectuel Phillip Blond.
Stéphane Stapinsky
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Source : https://twitter.com/webackbeauty
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Je vais parler de l'avenir.
La vérité est un absolu. Et la beauté, le moyen par lequel elle nous est révélée sous sa forme la plus compréhensible. Dans les mots de John Keats:
Beauté est vérité et vérité beauté. Voilà tout ce que l’on sait sur terre et tout ce qu’il faut savoir.
Beauty is truth, truth beauty — that is all / Ye know on earth, and all ye need to know.
Grâce à notre relation avec la beauté, nous apprécions le goût du sublime et jouissons à la fois d'une évasion et d'une compensation pour les inévitables douleurs et épreuves de la vie quotidienne.
Grâce à la beauté, le bien commun est nourri, car les êtres humains sont des créatures spirituelles qui ont besoin de bien plus que de leur pain quotidien.
Notre sentiment d'appartenance est indissociable de notre sens de la valeur. Les lieux dans lesquels nous vivons et l'environnement qui nous entoure alimentent notre bien-être individuel et communautaire.
Croire qu’un ministre ne devrait pas oser parler de beauté, c’est supposer que la beauté est au-delà de la politique ou peut-être que la politique est en-dessous de l’esthétique.
C'est cette idée fausse que je veux réfuter ce soir.
Les politiciens, au fur et à mesure de l'érosion de leur confiance, se sont repliés sur un discours plus timoré, moins ambitieux et moins réfléchi.
Peu enclins à aborder des questions sur lesquelles ils estiment ne pas pouvoir agir ou sur lesquelles ils ne veulent pas agir, il n’est pas surprenant qu’ils n’aient pas réussi à inspirer ceux dont la vie est appauvrie au jour le jour par la laideur de l’environnement bâti dont ils doivent supporter la présence.
En 2005, mon collègue Oliver Letwin a observé que:
« Je crois que la disparition de la beauté du vocabulaire de la politique est l’une des raisons pour lesquelles bien des gens considèrent la politique britannique comme une réalité peu intéressante. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles tant de gens sont dégoûtés de la politique.»
Cette perte qu’évoque Oliver, je l’ai maintes fois constatée en tant que ministre des Transports et dans les autres fonctions officielles que j'ai occupées.
Même la vérité qui me semble la plus évidente - le plaidoyer pour la recherche de la beauté - est considérée avec indifférence ou dédain.
Cela s'explique en partie par l'hostilité égalitariste à l’endroit de ceux qui osent porter un jugement sur le goût d’autrui - car nous sommes encouragés à croire que tout se vaut, sans égard à sa brutalité, sa laideur ou son caractère grossier.
(...)
Par notre appréciation de la beauté, nous nous entendons avec nous-mêmes et avec les autres, car nos sens sont élevés par la joie sensorielle.
Donc, avec cette compréhension de la relation entre l’environnement bâti et le bien-être, j’ai entrepris de remettre en question la manière récente de construire les réseaux routiers et ferroviaires. J’ai évoqué la chose pour la première fois l’année dernière dans mon discours devant la Commission des transports indépendants.
Le meilleur est fade. Le pire est hideux.
Il est vrai, bien sûr, que différentes interprétations de la beauté ont prévalu à différentes époques, mais une idée récurrente était autrefois acceptée comme une évidence - à savoir que ce qui est construit devrait être ennobli par le style.
Cependant, depuis au moins 50 ans, trop souvent et en trop de lieux, l’utilité a été considérée comme un critère suffisant par des architectes insensibles, des planificateurs grossiers et des politiciens insouciants.
Non seulement la forme a-t-elle été façonnée par la fonction, mais le style des objets construits a-t-il été complètement négligé. L’esthétique fut soumise à la cupidité et la commodité.
Cela n’est nulle part plus vrai que dans le cas des éoliennes industrielles, dont les «ensembles» - à la manière orwellienne - sont appelées des «fermes».
En tant que ministre de l'Énergie, j'ai exigé que les éoliennes soient construites dans des lieux appropriés après une consultation en bonne et due forme avec les communautés locales.
Car rien de pire ne peut défiguer la nature ou le paysage sculpté par l’homme que ces gigantesques structures bétonnées.
Lors de l’approbation d’un projet, l'impact sur le paysage est devenue un critère essentiel. Et, c’est heureux, nous avons pu réduire les subventions payées à même l'argent des contribuables.
Alors que certains ont nié l’impact négatif que pouvaient avoir les turbines sur l’environnement, et que quelques-uns ont tenté de défendre la valeur esthétique de telles structures industrielles, beaucoup d’autres ont simplement rejeté mon argument comme étant non pertinent.
Ils l'ont fait sur la base de la notion facile à saisir, bien que grossière, selon laquelle «la beauté est dans l'œil du spectateur».
Maintenant, une fois pour toutes, soyons clair.
Ce n'est pas la beauté qui change mais la capacité du spectateur à l'apprécier.
Cette idée que la beauté est relative a été utilisée pour justifier une grande partie de la laideur imposée à nos villes par les architectes, les planificateurs et les promoteurs depuis la Seconde Guerre mondiale.
Les «Rues dans le ciel» ne remplaceront jamais les rues réelles, ni les maisons à taille humaine, proportionnées et en harmonie avec leur environnement.
Une maison n'est pas «une machine à vivre». Ironiquement, ce sont les mots, écrits en 1923, par Le Corbusier, père de l'architecture moderne.
Les maisons sont un reflet de notre humanité.
Comme l'a dit William Morris,
« N'avez rien dans votre maison que vous ne sachiez être utile ou que ne croyez être beau.»
Morris avait compris que la beauté et le bien-être sont inextricablement liés.
Et qu’une politique se voulant sérieuse quant au bien-être et au bonheur des gens devait accorder toute son importance à la beauté.
Pour les anciens Grecs, les jugements esthétiques et moraux étaient indissociables.
Au 19e siècle, plusieurs artistes considéraient la beauté comme étant le lien vital entre la liberté et la vérité.
Nous pouvons espérer retrouver cette compréhension de l'esthétique comme élément essentiel de notre jugement sur la valeur, car les gens sentent instinctivement qu’existe un lien entre la beauté et une conception plus large de la valeur.
J’en donne comme preuve l'amour que nous éprouvons pour les lieux naturels et préservés et le sentiment d'appartenance partagée que nous ressentons pour les bâtiments historiques.
Ce lien, nous le retrouvons aussi dans les protestations des bien des gens contre les bâtiments hideux que les développeurs tentent toujours d'imposer aux communautés contre leur volonté.
On le retrouve encore dans le désespoir que nous éprouvons face à l’insipidité de beaucoup de bâtiments contemporains, qui sont dépourvus de caractère et de style.
Construits sans considération pour le passé et sans égard pour l'avenir.
En effet, au cœur de l’architecture moderne, comme de tout art moderne, se trouve l’idée nietzschéenne selon laquelle le passé est hors de propos et qu’il faut créer notre propre système de valeurs.
Ce n’est pas pour rien que le «héros» du livre ignoble d’Ayn Rand, «The Fountainhead», est un architecte.
C'est la deuxième idée fausse que je veux enterrer ce soir, et il était plus que temps de le faire!
Une grande partie de l'architecture moderne échoue précisément parce qu'elle rejette ces principes du design dont l’expérience des générations passées nous a appris qu’ils réjouissaient les sens.
Là où l’architecte moderne réussit, c'est en grande partie par accident.
Ou parce qu’un bâtiment a un haut degré d'utilité, et que la forme n’a pas nuit à sa fonction, .
Mais comme l’a noté Edmund Burke il y a bien longtemps dans une oeuvre de jeunesse sur l’esthétique, dans ce dernier cas, on ne peut pas parler de beauté.
Burke a compris qu'il y a bien des points communs dans la conception que se font les gens de ce qui est beau. Mais cela n’est pas du tout lié à l'utilité; notre appréciation de la beauté est pour lui un effet «antérieur à toute connaissance en rapport avec l’usage de la chose.».
En d'autres termes, nous savons que quelque chose est beau avant même de comprendre sa fonction.
Quand nous percevons la beauté, écrit-il, nos «sens et notre imagination prennent possession de l'âme avant que l’entendement ne soit prêt à les rejoindre ou à s'y opposer».
Notre perception de la beauté n'est pas rationnelle; elle dérive de l'inconscient; de nos sentiments et de émotions les plus profonds en tant qu'êtres humains.
Sir Roger Scruton le dit excellemment, lorsqu’il écrit:
«La beauté est une valeur ultime - une réalité que nous recherchons pour elle-même et pour la recherche de laquelle aucune raison supplémentaire n'est nécessaire.
La beauté doit donc être comparée à la vérité et au bien; elle fait donc partie de ce trio de valeurs ultimes qui justifient nos inclinations rationnelles.»
Bien que le solipsisme de l'architecte soit l’explication principale du fait qu’une grande partie de notre espace public soit inesthétique, c'est notre propre déni de ce que nos sens nous disent qui rend possible cette profanation.
C'est parce que nous sommes devenus trop méfiants envers notre capacité à porter des jugements valides sur le plan esthétique, et même embarrassés par ceux qui le font, que nous nous sommes laissés berner par ceux qui mettent le profit et l'ego au-dessus de tout.
Trop de gens hésitent encore à faire des jugements d’ordre esthétique.
Les recherches de Res Publica ont montré que les gens ont tendance à privilégier les détails - «moins de déchets et d’ordures », «le vandalisme et les graffitis» et moins de bâtiments «vides et délabrés» lorsqu’il s’agit de déterminer les facteurs visant à accroître la beauté d’un lieu.
Toutes ces problèmes sont importantes et nous pourrions faire beaucoup afin de trouver des solutions.
Mais quels bâtiments seront invariablement les plus minables, les plus négligés et les plus défigurés par les graffitis? Ce seront les édifices relativement modernes - ceux construits au cours des soixante dernières années.
Couvrir un bâtiment de graffitis est un crime, mais les plus grands criminels ne sont-ils pas ceux qui ont conçu les structures modernes qui constituent la toile de ces pseudo-artistes?
Et quels bâtiments sont invariablement les plus visiblement chéris?
Ce sont des bâtiments anciens, façonnés par le style vernaculaire, où les architectes ont pris soin d’être en harmonie avec l’environnement. Où les artisans ont ciselé les détails.
Une étude de la Commission pour l’architecture et l’environnement bâti (CABE) a révélé que lorsque les personnes interrogées devaient nommer les plus beaux bâtiments de Sheffield, la plupart mentionnaient les deux cathédrales.
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Traduction libre de Stéphane Stapinsky