Pour une architecture fusionnelle avec la nature

Jean-Paul Boudreau

par Jean-Paul Boudreau, architecte

introduction de Jacques Dufresne

Cet article est le fruit d’une correspondance entre l’auteur et moi. Jean-Paul Boudreau est un ami de l’Agora et un fidèle lecteur de nos publications sur Internet. Je l’ai rencontré en 2002 pour discuter de ce qu’il appelle Le Projet Fleuve. (Voir sa conférence dans cette lettre.) Comment j’aurais aimé posséder les millions qui m’auraient permis de le soutenir dans cette aventure !

Je me suis souvenu de lui en réfléchissant sur notre projet 2016-2017 année de la beauté. Cet article a été sa première réaction spontanée. Il nous a ensuite autorisé à publier deux de ses travaux récents : un article paru en mai 2015 dans larevue Architecture Québec sous le titre Architecture et nature, un rendez-vous manqué ? et une conférence donnée à l’Université de Montréal en mars 2016 sous le titre Les peaux architecturales ou la fusion nature + architecture.

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Texte de Jean-Paul Boudreau

Je viens de lire votre article…sur la beauté sur Internet. Il m’a inspiré au point de désirer vous faire part de mes préoccupations actuelles.

Je rejoins vos propres préoccupations sur une certaine architecture technique. Tout mon travail depuis les vingt dernières années se concentre sur la réalisation d’une architecture pour renouer avec la nature. Voici mes réflexions à ce sujet.

Nos sens étant de plus en plus discrédités dans notre perception du monde, une barrière se dresse entre l’homme et son environnement, à quoi s’ajoute le paradoxe suivant : à savoir que les nouvelles normes écologiques qui devraient rapprocher l’homme de la nature ont pour effet d’accroître la tendance actuelle à le protéger de son environnement extérieur. L’architecture est devenue un objet, un « objet solitaire » un produit, une représentation de la vision capitaliste et productiviste de notre époque. Une vision qui nous sépare de la nature et de notre Humanité et engendre enfermement et assujettissement. Or, en faisant un juste usage de la technologie, on pourrait rendre à l’architecture sa perméabilité et rétablir ainsi son lien sensible avec le monde. Vaste entreprise devenue inéluctable !

Repenser l’architecture, la ville et les paysages uniquement à travers les contraintes énergétiques nous permet-il de prendre conscience de la rupture de notre mode de vie avec la nature ? D’une façon plus générale, on a cessé de prendre en compte l’importance de notre relation à la nature !

Remontons dans l’histoire. Dès le quinzième siècle, Leon Battista Alberti dans son traité d’architecture « L’Art d’édifier » publié en 1485, mettait au centre de ses réflexions le lien entre les hommes, la nature et l’architecture. Six siècles plus tard, lorsque nous confrontons les théories de ce génie universel avec celles de l’architecture contemporaine, il nous faut hélas reconnaître que l’humanité a rompu le pacte ancien d’une philosophie de l’architecture essentiellement respectueuse de l’environnement.

Selon le philosophe Michel Serres, cette rupture s’explique par la transformation de notre rapport à la nature, laquelle a changé de statut; jadis vénérée et respectée,. elle est aujourd’hui maîtrisée et domptée par les puissances techniques et économiques qui se sont imposées à l’humanité. Devenu urbain dans une très large proportion, soumis à une mondialisation excessive, l’homme du 21e siècle a un mode de vie en rupture avec la nature; il vit dans des bâtiments hermétiques, entretien ses relations au monde par écrans interposés, et se nourrit des récoltes largement importées par les supermarchés….

L’hégémonie de l’œil n’a jamais été aussi évidente qu’au cours des trente dernières années. Au lieu d’être une expérience existentielle plastique et spatiale, l’architecture a adopté les stratégies de la publicité. Les constructions sont devenues des produits-images, détachés de toute profondeur et de toute sincérité existentielle.

En revanche, les meilleurs projets incorporent ce qu’on appelle les espaces de transition et l’histoire est riche de ce type d’espace qui met en relation l’intérieur avec l’extérieur, le privé et le public, le dedans avec le dehors. Un entre-deux longtemps ignoré de la modernité, (mais qu’on retrouve depuis des siècles dans divers pays) qu’on appelle, loggia, galerie, passage, coursive, patio, portique, oriel, balcon, véranda, terrasse, auvent, moucharabieh, etc. Ce type d’espace, qui rend possible la socialisation, nous assure aussi d’une protection contre les éléments mais surtout permet de créer une interdépendance avec l’environnement. L’existence de cette interaction incessante entre le privé et le public permet aussi de construire un tissu urbain, qui corresponde àà l’expérience urbaine. Au fond, que veulent les gens ? Être en contact avec le « vert », et ne pas être seuls. Et ce sont justement ces contacts qui sont si malaisés dans la ville lorsqu’un entre-deux n’existe pas.

La bonne architecture ne dépend pas que des formes, mais bien de l'interaction entre la forme et la vie qui se développe par l’expérience physique dans les espaces de transition, ce qui est bien plus difficile et exigeant que les produits-images dénués de vie...

Chaque époque est marquée par des événements importants qui se traduisent par une nouvelle représentation du monde. L’art d’édifier à l’aube de cette nouvelle époque renouvelle la manière de penser les relations entre architecture et environnement. L’enveloppe devient «une peau architecturale ». Elle s’accorde davantage avec le climat, sert de support pour la végétation et intègre des espaces qui marquent la transition entre le dedans et le dehors. L’objet solitaire tend à disparaître. Cette nouvelle conception de la fusion avec la nature entre fatalement en collision avec le dogmatisme du design formaliste et fonctionnaliste encore très présent. Mais pourrait-elle devenir un grand engagement planétaire en faveur de l’environnement?

Dans cette nouvelle perspective, l’architecte doit utiliser le vivant comme élément dynamique et fonctionnel de sa construction. Il n’a, par contre, généralement pas été formé pour cela et devra apprendre à collaborer avec les spécialistes du vivant pour créer cette fusion entre nature et architecture. Une approche transdisciplinaire et une vision systémique seront nécessaires. N’est-ce pas là une préfiguration de toutes les synthèses auxquelles les architectes seront appelés à s’adapterr?

Le devenir de nos sociétés a été contaminé par la conception mondialiste de la « Présence au Monde». Or en cette période de crise, la croyance en un monde stable que l’homme maîtrise et organise par la technique et dont il est le centre a perdu toute crédibilité. Ce constat m’a conduit vers le concept révolutionnaire de fûdosei, que le géographe, orientaliste et philosophe français, Augustin Berque. a traduit par médiance . Le fûdosaei désigne la relation de l’homme avec son milieu. Ce mot créé en 1935 fut inspiré par le livre le Fûdo, une oeuvre majeure de l’un des plus grands noms de la philosophie japonaise contemporaine, Watsuji Tetsurô (1889-1960),

Watsuji analyse la relation spécifique entre culture et nature d’un tout autre point de vue que celui qui a eu cours jusqu’à tout récemment. Le monde occidental a développé une pensée rationaliste scientifique qui nous fait voir le monde comme un objet sans aucune interrelation. Du haut de ses privilèges, l’homme contemporain observe un monde résolument extérieur à lui-même.

Watsuji a lancé un concept révolutionnaire en nous faisant prendre conscience d’un monde qui, dans le même instant, existe (a une réalité propre) et est vécu (les humains le vivent selon leurs perceptions). Le terme « fûdo » sert à montrer que le corps n’est plus considéré comme un objet du monde, mais comme un moyen de communiquer avec lui. L’individu et la réalité du monde sont donc étroitement reliés et le corps physique est le terrain même où l’expérience, y compris nos rencontres avec les objets du monde, se produit. La culture japonaise valorise ces phénomènes de milieu et le plus bel exemple est l’architecture de la maison traditionnelle, qui s’ingénie à ne pas couper son intérieur avec le monde extérieur.

Exister, c’est être au monde. Et nous avons à réviser notre vision du monde et notre manière de concevoir la vie pour retrouver comment habiter le monde. Voilà la beauté nécessaire, voilà le fondement de tout mon travail d’architecte que je tente d’exprimer à travers mes projets.

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