Méthode et objet chez Jacques Lavigne. Un examen de l'inquiétude humaine

Pierre-Alexandre Fradet

Après le présent article, on pourra lire un résumé  et deux extraits du livre étudié, L'inquiétude humaine.

La tentation est grande, si grande même que certains y ont succombé, de voir dans L’inquiétude humaine l’œuvre fondatrice de la philosophie québécoise1. Lui attribuer un titre si noble ne doit pas avoir pour effet de masquer les contributions qui l’ont précédée : les travaux d’Hermas Bastien et de Louis-Adolphe Paquet, ceux de Jérôme Demers et de Louis Lachance2, enfin tous ceux apparus dans le climat philosophique instauré par la fondation du Collège des Jésuites de Québec en 16353. À relire L’inquiétude humaine de même que des recensions et études critiques4, chacun pourra sans doute en convenir : vu l’attraction qu’elle a exercée, l’orientation personnelle qu’y a prise l’auteur et les éloges qu’elle s’est attirés, il s’agit d’une des œuvres qui donnèrent le branle à la philosophie de la Belle Province. Que dire aujourd’hui de cet ouvrage, comète philosophique assez connue jadis, mais qu’on eut tôt fait d’oublier ? Comment la méthode adoptée par Lavigne lui permet-elle d’éclairer son objet ?


Sans nier la possibilité de comprendre l’homme à travers un lacis de lois et de causes, Jacques Lavigne l’envisage dans une perspective d’implication et d’immanence5. « L’idée d’immanence précise un aspect de la méthode d’implication. Dieu est impliqué dans le développement de notre vie. Il est caché à l’intérieur de nous. Il ne suffit pas de prouver à l’homme que Dieu existe pour qu’il vive de Dieu. Il faut lui montrer que toute sa vie appelle le Dieu qu’on lui donne. Car l’homme peut savoir que Dieu est et vivre comme s’il était absent de la vie. »6 En se lançant à la quête du divin, Lavigne épouse la marche des approches génétiques : il s’efforce d’embrasser le devenir pour en dégager les conséquences. Sa méthode est ascensionnelle. Partant de l’existence concrète plutôt que de l’essence abstraite, elle est censée faire ressortir, sur un socle immanent, des implications universelles au sujet de Dieu. Le geste de Lavigne consiste à vrai dire à plonger dans le vécu et à y repérer une quête d’absolu. Ici, en matière méthodique, la dette qu’il contracte est plus grande à l’égard d’Augustin, de Pascal et de Blondel7 qu’à l’égard de saint Thomas :

On veut juger la philosophie de Maurice Blondel comme si son point de vue était le même que celui de saint Thomas. Il n’en est rien. Saint Thomas construit la science objective de l’être ; Blondel, celle de la vie. L’un fait l’analyse de l’âme et de ses facultés ; l’autre, l’itinéraire de la vie de l’esprit. Saint Thomas va de l’existence aux concepts qui en contiennent l’intelligence, du devenir de l’être à la nature de l’être ; Blondel, par les idées, veut nous livrer l’histoire, le mouvement incommunicable de l’existence concrète en marche vers Dieu8.


Pour avoir développé des pensées fort différentes, saint Thomas et Maurice Blondel n’en ont pas moins proposé des philosophies complémentaires. Alors que le premier insiste sur le cadre explicatif du monde, le second décrit la façon dont l’homme s’insère dans ce cadre pour écrire l’histoire. La tradition dans laquelle s’inscrit Lavigne trouve donc un complément essentiel dans celle du docteur angélique. Afin de clarifier ce qui relie l’homme à Dieu au sein de la sphère immanente, le philosophe se penche sur un phénomène vécu, l’inquiétude humaine, objet principal de l’œuvre éponyme.

Tous ne parviennent pas à l’inquiétude. Et de ceux qui la connaissent beaucoup la refusent en s’évadant. Pascal, analysant la misère de l’homme sans Dieu, a rencontré le divertissement par lequel l’homme se fuit, et, si l’on peut dire, renvoie au lendemain son éternel problème. Chez Heidegger, le moi se perd en s’abandonnant au On. […] La masse ne vient pas sauver le monde, mais supplier qu’on la sauve […] Seule une élite pourra accomplir cette œuvre de salut. Mais on ne réussira à former cette élite que si l’on peut lui apporter une conception de la vie, une philosophie de l’être et du bien. Une philosophie qui saura arracher l’homme à ses divertissements, à son dilettantisme, pour le livrer à lui-même et à l’inquiétude9.


L’inquiétude correspond plus ou moins chez Lavigne à un constat de carence et d’insuffisance. Elle constitue à la fois un moyen et une fin. Un moyen, car c’est en prenant conscience de sa faiblesse que l’homme en vient à se tourner vers Dieu. Et une fin, car certains hommes tendent à camoufler leur insuffisance, qu’il convient de retrouver pour comprendre que la croyance en Dieu s’impose. S’il est une tâche que la philosophie doive accomplir selon Lavigne, c’est donc bien celle d’éveiller chez l’homme, dans le cours même de son devenir, le sentiment d’inquiétude. Il y va ici de la possibilité de vivre authentiquement.


Comment comprendre l’authenticité ? Chez l’existentialiste québécois, elle combine pour l’essentiel deux idées : un espace de liberté, d’une part, et la capacité de configurer son monde en fonction d’une juste compréhension de l’être, d’autre part. En effet, pour Lavigne, non seulement l’homme doit-il assumer sa liberté10 en réglant ses actions sur ses convictions profondes11, mais tout ne lui est pas permis, car il lui faut penser et agir en fonction de critères vrais, il doit rester à l’écoute de son inquiétude profonde. Aux philosophies de l’authenticité qui exaltent les caprices du moi et s’abîment dans le subjectivisme, Lavigne substitue donc une autre pensée, plus attentive aux données objectives12. Il développe cette philosophie en se livrant à l’étude des principales facultés et activités humaines. De même que Hegel avait jugé bon de narrer l’histoire de la conscience pour montrer que l’absolu s’y révèle de plus en plus explicitement, de même Lavigne veut dépeindre, de l’appétit sensible à la vie spirituelle, en passant par le signe, la science, l’art et la société, la façon singulière dont l’inquiétude point dans nos vies et nous exhorte à croire en Dieu. Car l’inquiétude n’est pas qu’une marque d’authenticité ; elle correspond aussi à l’indice immanent de l’appel divin.

Dès son chapitre sur la sensation, Lavigne examine l’embryon de cet indice : « L’objet que l’on veut, cherche et provoque est plus que l’objet donné dans la perception sensible. […] Par la sensation c’est l’homme tout entier qui se cherche lui-même, qui connaît l’insatisfaction. Or l’histoire de l’homme ne commencerait jamais s’il n’y avait en lui la présence en creux d’une réalité qui dépasse infiniment l’univers lui-même13. » Le fait de l’appétit sensible possède ainsi une double conséquence. Premièrement, il situe l’homme dans un état d’éternel inassouvissement où l’objet convoité demeure toujours à distance. Deuxièmement, il lui fait voir que l’état ultime qu’il brigue – réplétion, plénitude, contentement durable – se trouve au-delà du sensible lui-même.

La satisfaction totale est-elle alors à trouver dans le signe et la vie consciente ? Pas davantage, estime Lavigne, dans la mesure où le signe n’est que « la médiation par laquelle je m’empare de l’infini. C’est par le signe que je prends conscience de mon être en face de l’univers, de la supériorité de ma vie sur les choses, de mon insuffisance et de mon inquiétude en face de l’idéal que je me fais de moi-même. C’est par lui que je fais l’art, la science et la culture dans l’espoir de combler mon attente, jusqu’à ce que j’éprouve que tout cela est vide s’il n’y a rien au-delà. »14 À consulter ce passage, où est promue une thèse somme toute classique, on a grand-peine à croire que d’aucuns taxèrent Lavigne « d’être un mythomane, un paranoïaque, ou tout simplement un menteur dans une matière très grave »15. Il suffit toutefois de rappeler, pour éclaircir ce fait, que certains de ses propos n’étaient pas sans risque de heurter son entourage. De l’aveu même de Lavigne, en effet, l’un de ses projets fut de poursuivre des « recherches théoriques et expérimentales sur le comportement symbolique à partir de l’analyse systématique d’un cas de type pré-psychotique et de ses interactions avec le personnel et la direction des institutions où il circulait comme professeur. 16

Mais le philosophe ne s’est pas qu’adonné à des recherches expérimentales « bien ciblées » ni ne s’est borné à pratiquer une science, il a aussi théorisé, dans un chapitre de L’inquiétude humaine, l’activité scientifique elle-même. Le traitement qu’il en offre abonde dans le sens qui a été le sien dans les sections précédentes17 :

Sans doute, la science prétend expliquer l’homme comme le reste de la nature : elle veut le soumettre à la technique comme la matière ; traiter la conscience comme un pur objet. On croira que tout a été fait lorsqu’on aura obtenu pour l’humanité plus d’hygiène, plus de loisirs et de sécurité ; on pensera régler le problème de l’amour par une science des sexes ; la politique, par une psychologie des foules et une technique de l’État, cependant, il restera toujours un plus qui viendra du dedans : cette vie intérieure, cet amour, cet être personnel qu’aucune recette ne peut fournir. Sans un surplus inexprimé, mystérieux, tous les efforts de la technique seraient vains : ils n’auraient pas de but18.

Qu’affirme du reste Lavigne sur l’art ? On s’y attend peut-être : il le pose comme une étape nécessaire par laquelle l’humanité doit passer pour prendre conscience de l’appel divin19. C’est qu’ « [a]vec l’art la vie s’intériorise, la matière se spiritualise, l’âme se dilate »20 ; mais l’art demeure une entreprise incomplète car il est « inclus entre un bas et un haut qui constitue sa matière […] : en bas c’est la vie utilitaire dont il nous délivre sans nous en séparer, et en haut une réalité supérieure dont il nous donne le pressentiment sans nous la livrer. »21 Un constat analogue est formulé dans l’examen lavignien des institutions sociales. S’il est manifeste que l’idéal de liberté, d’amour et de solidarité menant au regroupement social n’a pas causé que du tort, on doit aussi admettre, pense Lavigne, que cet idéal appelle plus que l’établissement de la société, décevante à tant d’égards. Le philosophe en veut pour preuve l’échec social du communisme et les déboires du capitalisme – nulle doctrine n’étant parvenue historiquement à trouver un équilibre entre l’individu et la communauté22.

Or, de l’insatisfaction suscitée par la société de même que par tous les domaines de la vie, Lavigne tire argument : à chaque station de l’expérience humaine, des moyens nouveaux sont inventés par l’homme en vue de rejoindre la fin ultime, celle de reconnaître son insuffisance et de répondre à l’appel de Dieu23. Tout se passe en fait comme si la quête d’absolu et l’inquiétude entraînaient peu à peu l’individu à concevoir l’existence d’un être supérieur, source d’un bonheur infini, « remède » de l’homme taraudé. Lavigne introduit cette idée de façon catégorique vers le terme de son ouvrage. Quelques-uns se demanderont sans doute si cette conclusion, marquée au coin de la théologie et du christianisme, coule vraiment de source. Du phénomène de l’inquiétude humaine, est-il bel et bien permis de déduire la thèse selon laquelle une réalité divine existe pour l’apaiser ? Possédons-nous de bonnes raisons de croire que l’objet satisfaisant nos désirs doit exister (en toute objectivité) pour la simple raison que nous sentons (subjectivement) le besoin de les combler ? Par ailleurs, l’argument de Lavigne ne peut-il pas être rapproché de ceux qu’avaient déployés Kierkegaard, Levinas et Descartes, le premier ayant conclu, de la nécessité pour l’homme d’effectuer un saut dans l’irrationnel, ceci qu’il lui importe de s’abandonner à Dieu, et les autres ayant opéré un passage plus ou moins hâtif de l’idée d’infini à celle de Dieu ? Qui dit quête d’absolu dit-il forcément quête implicite de Dieu ?
À cette dernière objection, Lavigne pourrait répondre en disant que lorsqu’on fait abstraction de Dieu, « [l’]absolu devient le Surhomme, l’Humanité, l’Avenir : une caricature. Le divin se transforme en une qualité de l’activité humaine, toute transcendance est peu à peu réduite à l’immanence de la conscience. Tel est le sens de la philosophie de Comte, de Feuerbach, de Schelling, de Hegel. »24 De même, ainsi que le remarque Georges Leroux, l’œuvre de Lavigne peut et doit être comprise « comme un équilibre entre un humanisme repensé et un spiritualisme inspiré du personnalisme français »25 ; de sorte que le surnaturel vers lequel elle fait signe consiste moins dans une « objectivité sûre » ou un « être réifié », qu’en un « absolu intérieur qui se dépasse dans une attente et un appel. »26 En d’autres termes, au contraire de ce que suggèrent certaines critiques, Lavigne semble moins insister sur la certitude de l’existence de Dieu que sur son caractère immanent à l’activité humaine, sur la nécessité pour l’homme de vivre comme si Dieu existait ; et il tente de montrer, ce qui interjette aussi appel, que l’être divin convoité n’est pas une chimère puisqu’il oriente toujours déjà l’homme en une direction donnée. « Tout notre être vit de cet être qui lui est promis. Telle est l’immanence de notre fin en nous : une impulsion qui nous pousse à nous dépasser toujours. »27

Qu’on adhère ou pas aux arguments, positions et répliques possibles de Jacques Lavigne, on ne saurait perdre de vue la triple articulation qui est celle de L’inquiétude humaine : l’adoption d’une méthode d’immanence, tout entière tournée vers le devenir, mais dont la conséquence n’est pas le rejet intégral des méthodes causales ; le souci de passer en revue l’ensemble des activités humaines doublé de l’intention de dévoiler, en portant regard sur les manifestations de l’inquiétude, ce qui s’y dit, ce qui s’y affirme en douce ; et l’invitation à pressentir un sens qui dépasse l’horizon étroit, immédiat et quelquefois affligeant de l’expérience humaine.
 

1-S’il faut en croire Marc Chabot, l’oeuvre de Jacques Lavigne constituerait un « point tournant », elle
marquerait « le début de notre histoire philosophique moderne » : voir « L’acte fondateur de la philosophie
au Québec. Entretien avec Marc Chabot », dans Philosopher au Québec. Entretiens, A. Baril (collection des
entretiens), Québec, PUL, 2007, p. 25.
2 Voir notamment Louise Marcil-Lacoste, « Sens commun et philosophie québécoise : trois exemples », dans
Philosophie au Québec, Montréal/Paris-Tournai, Bellarmin/Desclée, 1976, p. 73-112.
3 Sur le Collège des Jésuites de Québec et plus largement sur l’histoire de la philosophie au Québec, voir
Yvan Lamonde, La philosophie et son enseignement au Québec (1665-1920), Montréal, Hurtubise HMH,
Cahiers du Québec, 1980 ; Yvan Lamonde, Historiographie de la philosophie au Québec (1853-1971),
Montréal, Hurtubise HMH, Cahiers du Québec, 1972.
4 Voir Jacques Beaudry, Autour de Jacques Lavigne, philosophe. Histoire de la vie intellectuelle d’un
philosophe québécois de 1935 à aujourd’hui, Éditions du Bien Public, 1985, p. 17 et suiv.
5 Jacques Lavigne, L’inquiétude humaine (désormais IH), Paris, Aubier-Montaigne, 1953, p. 19.
6 IH, p. 20.
7 Cette parenté d’approches témoigne bien du fait que la pensée de Lavigne s’enracine largement dans le
contexte de la pensée française. Sur l’influence qu’a exercée au Canada la philosophie française des XIXe et
XXe siècles, voir Jean-Claude Simard, « La philosophie française des XIXe et XXe siècles », dans La
pensée philosophique d’expression française au Canada. Le rayonnement du Québec, R. Klibansky et J.
Boulad-Ayoub (dir.), Québec, PUL, 1998, p. 45-118. Mentionnons qu’il est loin d’être exclu que la méthode
intuitive de Bergson, pourtant rarement cité par Lavigne, et dont le souci était d’atteindre le vécu immédiat,
ait eu une certaine influence sur le philosophe québécois.
8 IH, p. 18-19.
9 IH, p. 29-30 et 36.
10 Que Lavigne ait souhaité accroître la liberté humaine et inviter l’homme à se garder du pastiche pour créer
ses propres concepts, voilà qui est confirmé par ce qu’il avance dans différents articles, dont celui-ci :
« Notre vie intellectuelle est-elle authentique ? », Le Devoir, vol. 47, no 274, 22 novembre 1956, p. 17, repris
dans Jacques Beaudry, Autour de Jacques Lavigne, philosophe. Histoire de la vie intellectuelle d’un
philosophe québécois de 1935 à aujourd’hui, Éditions du Bien Public, 1985, p. 93-100.
11 À ces convictions, on peut opposer par exemple les convictions superficielles, qui seraient dictées par la
société et le « On ».
12 Un parallèle pourrait sans doute être tracé, du moins dans une certaine mesure, entre cette conception de
l’authenticité et celle défendue par Taylor : voir Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Cerf,
2002.
13 IH, p. 79.
14 IH, p. 91.
15 Bernard LaRivière, « L’inquiétude aux aguets : entretien avec Jacques Lavigne », La libre pensée
québécoise, no double 14-15, 1991, p. 8.
16 Ibid., p. 9. Pour connaître les travaux de Lavigne de nature plus scientifique et expérimentale, on se
reportera surtout à ces deux ouvrages : L’objectivité, ses conditions instinctuelles et affectives, Montréal,
Leméac, 1971, notamment p. 31 et suiv. ; Philosophie et psychothérapie. Essai de justification
expérimentale de la validité et de la nécessité de l’activité philosophique, Beffroi, 1987.
17 Pour une critique du scientisme, voir IH, p. 113 et suiv.
18 IH, p. 146.
19 Voir notamment IH, p. 166.
20 IH, p. 151.
21 IH, p. 151.
22 Sur l’idée d’équilibre social, voir IH, en particulier p. 180.
23 Voir là-dessus IH, p. 151.
24 IH, p. 40. Nous soulignons.
25 Georges Leroux, « Jacques Lavigne, L’inquiétude humaine, 1953 », dans Monuments intellectuels
québécois du XXe siècle. Grands livres d’érudition, de science et de sagesse, C. Corbo (dir.), Québec,
Septentrion, 2006, p. 108.
26 Ibid., p. 113.
27 IH, p. 22.

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Résumé de : Jacques Lavigne, L’inquiétude humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1953, 230 p.

Pierre-Alexandre Fradet

Œuvre sans suite, L’inquiétude humaine n’est pas le lieu pour Lavigne de faire litière de la transcendance. Par une étude de la sensation et de l’appétit sensible, de l’invention du signe et de la vie consciente, de la science, de l’art, de la société ainsi que de la vie spirituelle, il s’agit de rendre évidente à l’homme cette vérité « qu’au fond de lui il n’y a pas assez de lui et de la terre », qu’en son tréfonds une inquiétude s’exprime qui appelle l’amour et la reconnaissance de Dieu. Lavigne déduit donc le devoir pour l’homme de s’abandonner librement à Dieu, fondement de tout être, à partir de l’insuffisance, de la vulnérabilité, de la soif d’absolu qu’il éprouve en tant qu’être imparfait.
Aux six facultés et activités humaines étudiées tour à tour, se greffe une introduction où l’auteur traite de méthode, mais aussi une section sur la nature de l’inquiétude humaine. « Ni un principe, ni une fin, [plutôt] une étape de notre devenir », l’inquiétude naît par suite d’un double sentiment, celui du passé éprouvé comme une perte, et celui de l’avenir vécu comme un manque. Elle prend les couleurs les plus variées, de l’impuissance ressentie dans l’instinct à atteindre une fin supérieure, au sentiment d’aberration qui émerge à la vue du contexte politique moderne : inégalités sociales, « abrutissement des masses », « peu de proportion entre les moyens choisis et les fins proposées » par le communisme historique...

Le livre emprunte à Maurice Blondel sa méthode d’immanence. Au contraire des méthodes causales par lesquelles on tente d’expliquer l’homme d’un point de vue objectif, celle-ci conduit à aborder l’être humain d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire sous l’angle de son devenir et de son cheminement propre. L’emploi qu’en fait Lavigne le mène de bout en bout à dire ce qu’il lance d’entrée de jeu : dans le cœur de l’humanité inquiète, s’enracine l’indice palpable d’un besoin d’absolu.


Extraits :

« L'inquiétude apparaît en l'homme au seuil de sa maturité. Elle est comme la condition de son avènement spirituel. C'est le moment où l'homme cesse d'être agi pour agir ; où il s'arrache au déterminisme des choses pour accepter la responsabilité de sa vie. C'est aussi le moment où, découvrant le temps, l'homme est mis en face de son insuffisance. Sortir du présent pour reconnaître le temps c'est sans doute quitter l'inconscience, c'est aussi apercevoir notre misère. Bienheureuse misère qui nous enseigne à ne pas nous satisfaire de la terre ! Le temps nous révèle à nous-mêmes mais pour nous inviter à regarder au delà de lui. Seul, il nous apparaît comme la marche vers le néant et engendre la déception. Mais par là il nous rejette en dehors de lui afin que nous allions chercher ailleurs comment l'employer. Le monde a été expulsé de notre âme et le vide qu'il a laissé derrière lui nous effraie. Nous sommes à nous et rien n'est à nous, ni le monde, ni le temps. C'est le premier signe, dans la conscience, de la présence d'un être qui nous dépasse. C'est la première conscience de ne pouvoir trouver dans les choses et en nous l'être que nous aimons. C'est la première panique devant un monde qui nous abandonne et devant notre âme inachevée. C'est le premier silence où l'homme écoute Dieu qui l'appelle. Mais tous ne consentent pas à l'entendre. » (p. 29)

« La méthode d'immanence de toute évidence vise le centre du devenir de l'homme. Elle n'étudie pas la créature dans son achèvement mais dans son cheminement. Elle n'étudie pas l'infini d'abord en soi, mais elle le cherche en nous. Elle nous montre notre vie comme un espoir de Dieu et l'histoire de notre vie comme un lieu qui se forme pour contenir l'infini. Elle ne nous découvre pas Dieu comme le fondement d'une morale, comme le sommet d'un système, mais comme l'occasion d'une alternative ultime où l'homme accepte ou refuse par sa vie totale de renoncer à soi pour que Dieu vive en lui. » (p. 21)

 

 




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