Loi québécoise sur l'aide médicale à mourir

Mathieu Bock-Côté

Le débat québécois présenté à des étrangers.

Le 5 juin dernier, l'Assemblée nationale du Québec a adopté le projet de loi 52 encadrant «l'aide médicale à mourir». Porté par le précédent gouvernement du Parti Québécois, il a été repris par le nouveau gouvernement du Parti libéral, à la manière d'un projet de loi consensuel rassemblant les Québécois au-delà de leurs allégeances politiques. C'est avec une grande surprise, de ce point de vue, qu'on a vu 22 députés libéraux,

Dans le système médiatique, il y avait deux positions admises à ce sujet: ceux qui y étaient favorables et ceux qui ne l'étaient pas encore. Comme si le principe derrière la loi allait de soi et devait inévitablement s'inscrire dans le droit.

associés à la majorité gouvernementale, voter finalement contre le projet de loi, dans la mesure où les députés pouvaient voter en liberté de conscience sur ce sujet et pouvaient ainsi témoigner de leur dissidence.

Débattue depuis quelques années, la question des «soins de fin de vie» s'est inscrite dans le consensus progressiste où se retrouve normalement le Québec à propos des questions sociétales. Dans le système médiatique, il y avait deux positions admises à ce sujet: ceux qui y étaient favorables et ceux qui ne l'étaient pas encore. Comme si le principe derrière la loi allait de soi et devait inévitablement s'inscrire dans le droit. L'opposition décomplexée au projet de loi passait pour une forme de crispation traditionnaliste alimentée par un catholicisme résiduel avec lequel les Québécois ont développé depuis un demi-siècle un rapport épidermique.

La discussion publique a plutôt tourné autour de l'encadrement des soins de fin de vie, formule relevant de la novlangue thérapeutique. Il aurait fallu parler simplement d'euthanasie et du suicide assisté. S'il est vrai que le projet de loi cherche à baliser sévèrement cette pratique pour éviter les dérapages (parmi d'autres critères, elle est limitée aux malades incurables endurant une douleur extrême chronique), il n'en demeure pas moins que la discussion sur les modalités de l'euthanasie occultait la réflexion sur ses finalités. Comme c'est souvent le cas dans la politique contemporaine, on a proposé une réforme de civilisation sous les traits d'un simple ajustement gestionnaire relevant de l'humanisme appliqué.

Mais une discussion ouverte sur la conception de la vie et de la mort portée par le projet gouvernemental nous aurait contraints à examiner la mutation anthropologique dont il est certainement le révélateur. On a présenté le droit de «mourir dans la dignité» comme l'expression d'un droit fondamental enfin reconnu: celui d'en finir librement avec sa propre vie lorsqu'elle devient invivable. La thèse était la suivante: chacun peut donner la conception qu'il veut à l'existence et nul n'est obligé d'assumer la conception sacrée de la vie, de la conception jusqu'à la mort naturelle, avec la part de consentement au «mystère de l'existence» qu'elle implique.

Dans la mesure où les services publics devraient respecter la diversité des croyances, la possibilité de l'euthanasie devrait être offerte à tous, chacun étant libre ou non de s'en prévaloir. On voit jusqu'où peut aller la logique des droits lorsqu'elle se conjugue avec un certain relativisme moral et qu'elle réclame la gratuité des services propres à l'État social. Ceux qui s'opposaient au projet de loi 52 étaient souvent accusés de pratiquer une forme d'intégrisme religieux inavoué dans une question touchant plutôt la liberté de conscience de chacun.

Comme c'est souvent le cas dans la politique contemporaine, on a proposé une réforme de civilisation sous les traits d'un simple ajustement gestionnaire relevant de l'humanisme appliqué.

La philosophie des droits s'adosse à celle de l'autonomie. Le suicide assisté se présente, dans le discours public, comme l'expression parachevée de l'idéal d'autonomie. L'homme contemporain se veut absolument maître de son existence. Il espère à l'occasion effacer sa naissance en se créant lui-même, en se détachant des déterminants liés à ses origines: c'est le fantasme de l'autoengendrement. Logiquement, il espère aussi maîtriser sa propre mort, comme si l'existence devait être soumise exclusivement à sa volonté. La seule manière de déjouer la mort, d'ici l'hypothétique triomphe de l'utopie de l'immortalité, portée par les technosciences, est d'en décider soi-même, d'en faire un acte volontaire.

Il ne s'agit pas de s'enfouir la tête dans le sable. Le suicide est une possibilité logée dans la conscience de chacun. Doit-il pour autant être transformé en choix de société, et transformé en acte médical? N'y a-t-il pas des choses qui devraient demeurer dans l'ombre, dont on devine la pratique sans avoir à les reconnaître ou les normaliser? Mais une société qui cultive l'idéal de la transparence à outrance ne tolère plus, justement, que certaines choses se passent à l'abri du regard public. On devine la réponse, qu'on ne peut balayer du revers de la main: pratiquée de toute manière, mieux vaudrait encadrer l'euthanasie, plutôt que d'accepter les dérapages qui l'accompagneraient sans supervision.

C'est notre rapport à la dignité humaine qui s'éclaire ici. La modernité l'assimile à l'autonomie: c'est elle qui donnerait sa valeur à l'existence. Inversement, la vieillesse est disqualifiée comme l'âge de la déchéance. Dépendre d'autrui serait avilissant. Plus la perte d'autonomie serait grave, moins la vie vaudrait la peine d'être vécue. Dans une société où la famille a éclaté et où les aînés sont souvent laissés à l'abandon, le vieil âge est présenté sous le signe de l'indignité. La banalisation culturelle de l'euthanasie n'est peut-être pas sans lien avec cette disqualification morale des vieux jours.

Comme si les institutions publiques étaient chargées d'encadrer des millions d'individualités de manière purement administrative, sans accrocher la cité à une anthropologie particulière.

Évidemment, la question de la souffrance extrême demeure centrale. Il y a quelques années, Jean-Paul II a cherché à incarner cette dignité de l'existence au moment de l'ultime déchéance physique. C'était admirable et conforme à sa foi. On peut comprendre que tous ne s'en sentent ni le courage, ni la vocation. L'homme contemporain veut conserver le moyen de se dérober aux conséquences avilissantes d'une vie prolongée de manière artificielle par la médecine moderne. Les adversaires de l'euthanasie ont répondu qu'il ne fallait pas confondre le respect de la vie avec l'acharnement thérapeutique. Cette perspective a peut-être échappé à l'Assemblée nationale.

Voyons plus largement. De l'euthanasie à la gestation pour autrui, en passant par bien d'autres questions, on assiste à un retour des questions morales dans la vie politique. La tentation libérale consistait depuis quelques décennies à les privatiser systématiquement, comme si les institutions publiques étaient chargées d'encadrer des millions d'individualités de manière purement administrative, sans accrocher la cité à une anthropologie particulière. Mais l'individualisme à outrance laisse dans l'ombre plusieurs questions vitales, qui finissent par rejaillir au cœur de la démocratie.

 Cet article a d'abord paru sur le site du Figaro. Nous le reproduisons avec l'autorisation de l'auteur




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