L’honneur d’un peuple ou le désaveu du parti de la critique
Durant la soirée électorale du 12 décembre 2019, il était instructif d’entendre sur les ondes de la BBC des électeurs britanniques s’exprimer de vive voix sur leur vote fraîchement exercé. À mesure que les officiers scrutateurs proclamaient les résultats, flanqués de tous les candidats de la circonscription comme c’est la coutume dans le royaume, se dévoilait peu à peu la grande surprise du scrutin : le courage et la résolution avec lesquels de nombreux électeurs, dont plusieurs avaient voté depuis plusieurs générations pour les travaillistes, ont appuyé à contrecœur les torys — les conservateurs — pour sortir le pays de l’impasse et faire respecter la décision prise en juin 2016 lors du référendum sur le Brexit. Dans le nord de l’Angleterre, dans les Midlands et même dans le pays de Galles, beaucoup des électeurs travaillistes de ces régions industrielles désaffectées qui avaient appuyé le Brexit en 2016 ont accordé la préséance à la défense du pays sur l’allégeance partisane. À ces derniers se sont ajoutés aussi des travaillistes et des conservateurs qui avaient soutenu le « Remain », soit le maintien du pays dans l’Union européenne, mais qui, au vu du spectacle affligeant offert par la classe politique britannique, incapable de donner suite diligemment et dans l’ordre au vote sur le Brexit, se sont ravisés afin de sauver la « maison commune »; ils se sont donc ralliés à la volonté du peuple exprimée en 2016 et au parti prêt à l’exécuter. Le projet du Labour de revenir sur cette décision par la tenue d’un second référendum sur le Brexit et le flou entretenu par son chef, Jeremy Corbyn, sur cette question épineuse, ont coûté cher aux travaillistes, dont les appuis ont fléchi considérablement, même dans les circonscriptions où le vote favorable au « Remain » avait été nettement majoritaire. Plutôt que de voter de nouveau travailliste, beaucoup d’électeurs des circonscriptions formant le « red wall » anglais se sont tournés aussi vers le Brexit Party de Nigel Farage, qui, s’il n’a remporté aucun siège, a contribué à plusieurs victoires conservatrices en divisant le vote travailliste.
Le référendum du juin 2016 sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne avait jeté le pays dans une crise sans précédent. Le premier ministre David Cameron, qui avait eu l’idée de ce référendum en croyant pouvoir le gagner et discipliner les partisans du Brexit parmi ses troupes, remit sa démission. Theresa May qui lui succéda et qui ne parvint pas à décrocher une majorité aux élections anticipées de 2017, échoua dans ses tentatives de faire entériner par le parlement les accords de sortie de l’Union que son gouvernement avait négociés avec Bruxelles, ce qui précipita sa démission en mai 2019. Boris Johnson accéda ensuite à la chefferie d’un parti lui-même divisé entre partisans d’un Brexit « dur », sans concession à l’Union européenne, et d’un Brexit a minima, qui préserverait des liens étroits entre le royaume et l’Union. Divisions dont l’opposition travailliste ne fut pas épargnée, partagée entre les partisans du Remain et ceux du Brexit.
Mais le plus étonnant dans cette crise fut la campagne que les médias britanniques et même étrangers, relayés par une légion d’experts de toutes disciplines, ont menée contre le Brexit et contre les électeurs qui l’avaient endossé. Sur toutes les tribunes, les blocs-notes, les plateaux télé, sous la forme de l’éditorial, de la chronique, du reportage, de l’étude savante ou de la note de recherche financée par quelque institut ou groupe d’intérêt, on a vociféré son indignation, son dégoût, sa condamnation à l’égard du choix démocratique que le peuple britannique avait exprimé en juin 2016. Ce parti, appelons-le le parti de la critique, qui recrute ses membres principalement chez les journalistes, les intellectuels, les enseignants, les diplômés et futurs diplômés qui sont persuadés d’avoir une connaissance privilégiée et intime de ce que sont la raison, la démocratie, la justice et le sens de l’histoire et qui s’investissent souvent de la mission de réévaluer, voire de juger péremptoirement, comme s’ils siégeaient au banc d’un tribunal suprême, les décisions du peuple et des élus. En effet, depuis juin 2016, le parti de la critique n’a eu de cesse de révoquer en doute l’intégrité des électeurs qui ont appuyé le Brexit, la validité rationnelle de leur décision et leur sens des responsabilités. De ce peuple, on a dit qu’il est ignare, sous-instruit, sous-diplômé, fermé, borné, lecteur de tabloïds, manipulable, allophobe, égoïste, vieillissant, haineux, déclassé, rétrograde, pense-petit, mal dégrossi, crédule, populiste, versatile, rustaud, rural, déphasé, etc. De sa décision, le parti de la critique a statué qu’elle est sans fondement, mal informée, intempestive, précipitée, fabriquée, invalidée par les préjugés qui la soutiennent et qu’elle forme même un simulacre de démocratie. Et enfin, ce peuple aurait perdu tout sens des proportions par son opposition aux bienfaits inestimables et évidents de l’intégration européenne sans avoir le moindre souci pour les conséquences désastreuses d’un retrait. Il aurait révélé en somme sa nature profondément immature et irresponsable, de même que son indifférence au sort des jeunes générations instruites, lesquelles tiendraient l’avenir du pays dans leurs mains. À entendre le parti de la critique, le référendum de juin 2016 n’avait abouti à aucune décision qui engage le pays. Le peuple, s’il mérite cette appellation, n’avait pas exprimé de consentement éclairé et devait donc être éduqué pour se rendre compte de son immense erreur.
Or, le parti de la critique n’a pas vu qu’une véritable décision s’était cristallisée, certes acquise à une courte majorité, qui obligeait néanmoins toute la classe politique à la mettre en œuvre. Il a fallu du temps aux politiciens avant que leurs yeux ne se dessillent; plusieurs ont atermoyé ou même retourné leur veste, dans les deux grands partis d’ailleurs. Sans doute que des calculs bassement électoraux ont pesé dans la balance ; pensons à la frousse qui s’est emparée des conservateurs à la vue des succès du Brexit party de Nigel Farage, qui remporta les européennes de juin 2019 et menaçait de jeter à terre le vieux parti des torys, à moins qu’ils n’adhèrent en bloc au Brexit à leur tour, ce qu’ils ont fait en vitesse sous la houlette de Boris Johnson, qui exigea même de tous ses candidats qu’ils signent un pacte d’allégeance à cette option. Avec le slogan de sa campagne, direct et simple « Get the Brexit done! », Johnson a su habilement capter ce sens du devoir qui habitait une portion de l’électorat anglais, pour qui, peu importe qu’on ait voté pour ou contre le Brexit en juin 2016, il fallait prendre acte de ce référendum et le traduire en réalité politique. Il en va de l’honneur du peuple britannique lui-même qui, lorsqu’il est consulté par référendum, agit en peuple souverain et qui, au besoin, prend sur lui de faire respecter ses propres engagements en lieu et place de ses élites défaillantes.
Au Royaume-Uni, les référendums sont rares, mais quand le peuple statue, le parlement, qui dispose certes d’une souveraineté législative, doit s’incliner devant lui. On pourrait même dire que la décision du peuple est empreinte d’une certaine gravitas, une dignité solennelle, qu’on ne peut ignorer par le sarcasme ou le réquisitoire. Un peuple sérieux ne peut se dédire, changer d’avis comme une girouette à la face du monde, chose que les dirigeants de l’Union européenne n’ont pas comprise. Dans un référendum tenu en mai 2011 du reste, la population britannique a repoussé à près de 68 % le projet de remplacer le scrutin majoritaire par un système de vote proportionnel. C’est donc par ce bon vieux scrutin majoritaire, auquel il est demeuré attaché, que le peuple anglais — certes non point le peuple écossais — a rappelé ses élites politiques à leurs devoirs. C’est à ses risques et périls qu’on administre au peuple anglais des leçons de démocratie.
Marc Chevrier