Lettre au président du Conseil du trésor concernant l'agrandissement du Cégep Dawson
Le gouvernement vient d’annoncer son intention d’inscrire l'agrandissement du cégep Dawson, estimé à 50 millions de dollars, parmi les projets visés par le projet de loi 61 dont l’Assemblée nationale a été saisie pour accélérer la relance économique du Québec (élément 147 de l’annexe 1).
C’est une décision précipitée, aux conséquences graves, qui ne semble obéir à aucune politique claire en ce qui touche l’enseignement supérieur dans la langue officielle de l’État du Québec. À Montréal, ce sont les cégeps francophones qui nécessitent le plus de soutien, soumis qu’ils sont au « marché aux étudiants » que l’État du Québec finance lui-même. Plusieurs de ces cégeps sont ainsi frappés de plein fouet par la rude concurrence que leur livrent les cégeps anglophones, qui s’attirent désormais les meilleurs candidats issus des écoles secondaires francophones et qui ont vu leurs effectifs s’accroître considérablement au cours des dernières années, dans les secteurs préuniversitaire comme technique.
Il est anormal que le cégep qui compte le plus d’effectifs étudiants au Québec (7987 en 2018) reçoive du gouvernement des sommes considérables pour continuer son expansion immobilière qu’alimente l’admission d’étudiants qui ont peu à voir avec la communauté historique d’expression anglaise du Québec. Cette décision intervient dans un contexte législatif déficient, qui fait en sorte que règle générale, les cégeps n’ont aucune identité linguistique définie par la loi, le règlement ou leurs lettres patentes, exception faite de leurs politiques linguistiques internes qui leur donnent la latitude de se déclarer « bilingues » ou de faire du français une simple langue « prépondérante » d’enseignement. Au rythme où s’effritent les taux d’inscription dans les cégeps francophones montréalais (et même ailleurs au Québec), la décision d’avaliser le surdéveloppement du cégep Dawson incitera plusieurs de ces cégeps à multiplier les formations en anglais et donc à contourner leurs propres politiques linguistiques et l’esprit de la Charte de la langue française. De plus, le surdéveloppement du réseau collégial anglophone à Montréal se répercute aussi sur le réseau universitaire, puisque la très grande majorité des diplômés du secteur général anglophone poursuivent leurs études universitaires dans la même langue.
Combiné au transfert de l’ancien hôpital Royal Victoria à McGill annoncé en 2018, cet octroi destiné à Dawson viendra confirmer la dominance des établissements de langue anglaise dans la dynamique de l’enseignement supérieur à Montréal, qui s’affirme de plus en plus comme une plaque tournante de l’anglicisation éducative en Francophonie, grâce notamment à l’afflux d’étudiants étrangers magnétisés par ces établissements. Un tel investissement de ressources se réconcilie mal avec la mission de l’État du Québec qui est « de favoriser la qualité et le rayonnement de la langue française » (article 8 de la Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec). Un tel investissement semble aussi procéder de prévisions contestables de l’effectif étudiant collégial qui font peu de cas des disparités qui séparent les établissements collégiaux des deux langues. Chose certaine, cet investissement s’accorde mal avec les « mesures costaudes » que le ministre responsable de la Charte de la langue française, Me Simon Jolin-Barrette, avait annoncées à l’Assemblée nationale en octobre 2019 pour faire rayonner la langue officielle.
Monsieur le ministre, il est encore temps de renoncer à ce projet mal avisé, sans doute inscrit dans les plans du gouvernement en raison de sa volonté, fort compréhensible, de relancer l’activité économique paralysée par la pandémie de la covid-19. Nous osons penser que l’attachement à la langue française que vous et votre gouvernement ne cessez de redire vous conduira à revoir votre décision, et donc à retirer l’agrandissement du collège Dawson de la liste des projets mis en accélération, voire à suspendre le projet, même réalisé en mode normal. Après toutes les mesures de confinement qu’il a fallu prendre pour freiner des pans entiers de notre vie nationale, il serait malencontreux et funeste que la langue française subisse à son tour une forme de confinement par sa contraction dans l’enseignement supérieur au Québec.
En espérant que vous saurez reconsidérer votre décision, nous vous prions, Monsieur le Ministre, d’agréer l’expression de nos sentiments les plus distingués.
Ont signé,
Nicolas Bourdon,
professeur de littérature, Cégep Bois-de-Boulogne
Marc Chevrier,
professeur de science politique, Université du Québec à Montréal
Jacques Dufresne,
philosophe, éditeur de l’Encyclopédie de l’Agora