Les trois Écosse
A Canada made in Scotland
L’attention du monde est braquée sur l’issue du référendum de 18 septembre 2014 portant sur l’indépendance de l’Écosse, entrée depuis 1707 dans un régime d’union avec l’Angleterre, d’où l’intérêt de revenir sur le sens de cette union, qui fit, d’une certaine manière, plusieurs émules. Dans cette perspective, il y aurait non pas une Écosse, mais au moins trois, comme nous le verrons.
La première, l’Écosse des Lumières.
Royaume indépendant jusqu’en 1707, l’Écosse renonça à sa liberté politique par un arrangement avec l’Angleterre couché dans ce qu’on appela un « traité d’union ». Ruinée par de mauvais investissements coloniaux, affaiblie par les révolutions anglaises du siècle précédent, l’aristocratie écossaise vota, malgré les protestations populaires, la disparition du parlement d’Édimbourg, qui existait depuis 1235, et de la couronne écossaise. Elle obtint en retour ces garanties : la conservation de l’église nationale presbytérienne, des universités et du droit écossais, une représentation assurée dans les deux chambres du parlement britannique et le libre-échange. En somme, l’Écosse disparaissait comme pays mais survivait comme nation « historique », ou plutôt comme « société civile » intégrée à un État impérial. Puisque leur propre nation s’était déchargée du souci du politique, les plus brillants philosophes que l’Écosse ait ensuite produits, Adam Smith, Adam Ferguson et David Hume, donnèrent à cette idée une portée inédite. Désormais, la liberté civile dépendait moins tant de la maîtrise qu’un peuple exerce sur son État et de l’indépendance qu’il en acquiert que de la sûreté que le droit accorde à la propriété et aux libertés des individus, et de leur habileté à s’enrichir par le commerce et à se distinguer par les arts et les sciences. Autrement dit, la liberté collective n’est plus nécessaire pour garantir les libertés individuelles, et on peut parfaitement se dispenser de la première si les individus, tablant sur leurs vertus morales, profitent des deuxièmes au sein d’une société civile dépolitisée reposant sur une libre économie et le droit.
Les Écossais adhérèrent pendant longtemps à cette Écosse des Lumières. À Édimbourg, un noyau de juristes veillèrent à préserver le droit écossais et servirent d’intermédiaires entre leurs justiciables et Londres; les plus ambitieux firent carrière à Westminster ou s’expatrièrent dans les colonies, pour accéder aux plus hautes fonctions ou faire fortune, comme dans les loyales colonies de l’Amérique du nord. Après la création du Dominion du Canada en 1867 naquit une belle lignée de premiers ministres d’ascendance écossaise : John Macdonald, Alexander Mackenzie, William Lyon Mackenzie King et Pierre Elliot Trudeau. Après 1707, le sentiment national écossais se raviva d’abord par la littérature, avec les plumes de James Macpherson et de Walter Scott; seulement, il fallut attendre le XXe siècle avant qu’un mouvement politique ne réclamât la rétrocession de la liberté perdue en 1707. La dévolution patronnée par Tony Blair en 1998 permit à l’Écosse de retrouver un parlement et un gouvernement, mais sous la tutelle législative et financière de Londres. C’était néanmoins une rupture avec l’Écosse dépolitisée des Lumières. L’Écosse reprenait goût à la liberté politique collective. Même si les partisans de l’indépendance devaient perdre le référendum de 18 septembre, fût-ce par un vote serré, il serait surprenant que la quête de l’indépendance s’arrête là. Le nouveau parlement écossais a déjà adopté plus de 168 lois. Les ténors du maintien de l’Union devront honorer leurs promesses d’offrir à l’Écosse plus d’autonomie, ce qu’ils pourront faire d’autant plus facilement que selon le Scotland Act, un simple décret ministériel suffit pour modifier le partage des pouvoirs entre Édimbourg et Londres.
La deuxième, le Québec ou une Écosse française
Plusieurs des fondateurs du Canada étaient d’origine écossaise. Or, depuis 1840, le Canada français vivait dans un régime d’union législative forcée qui l’avait mis sur un pied d’égalité avec le Canada britannique, alors moins peuplé, situé au sud de l’Ontario actuel. Sous la double pression de Londres, qui voulait rationaliser la défense et la gestion des colonies éparpillées sur le continent, et du Canada-Ouest anglo-britannique qui trouvait intolérable de partager le gouvernement à égalité avec le Canada-est (et français), ils convinrent avec les représentants de ce dernier d’un arrangement à l’écossaise. En renonçant à cette égalité-autonomie dont il jouissait dans le cadre de l’Union de 1840, le Canada français reçut en échange la garantie de pouvoir conserver son droit civil nouvellement codifié en 1866 sur le modèle du code de Napoléon et de protéger sa langue et sa culture par le moyen d’une législature distincte où il serait majoritaire mais aux pouvoirs restreints. Compétente sur toutes les matières où l’Église catholique exerçait déjà son magistère providentiel, cette assemblée serait sans pouvoir à l’égard des matières vitales pour l’Empire, la défense, la navigation, le droit criminel, la monnaie, les chemins de fer, etc. Un parlement fédéral mettant le Québec en minorité, environ le tiers de la députation, en déciderait souverainement. Lors du débat portant sur les résolutions de Québec de 1864 à l’origine de cet arrangement, John Macdonald déclara sans ambages qu’elles accorderaient au Canada français ce que l’union de 1707 avait octroyé à l’Écosse. Pour les fondateurs du Dominion canadien, le Québec n’était guère une collectivité libre capable de se gouverner par elle-même; il était, au mieux, une société civile, distincte par son droit, sa langue et sa religion.
La suite de l’histoire montra que pendant longtemps, jusqu’à la Révolution tranquille des années soixante du moins, les élites québécoises se comportèrent un peu comme les élites écossaises après l’union de 1707. Après une période d’agitation républicaine où la tentation de la liberté politique avait poussé le Canada français à la révolte en 1837-38, bon nombre d’intellectuels et d’hommes politiques s’étaient déjà mis à tenir un discours proche de celui des Lumières écossaises. Cessons de poursuivre les chimères de la liberté nationale et concentrons-nous sur l’avancement de l’industrie et de l’instruction, entonnèrent en chœur Étienne Parent et ses successeurs. Le droit devint la voie d’accès royale à la carrière politique à Ottawa comme à Québec, où les juristes québécois, surreprésentés, ont joué les intermédiaires entre la minorité francophone et le pouvoir britannique et fédéral canadien. L’Église catholique, devenue implicitement une Église établie comme l’Église presbytérienne en Écosse, dispensa des services publics de substitution à une société civile effrayée à la perspective de se donner un État, même provincial. Les Canadiens français s’engagèrent à fond dans la politique fédérale canadienne dès lors qu’un de leurs leaders influents, Wilfrid Laurier, sut montrer en 1877 que le libéralisme rompait les amarres avec le radicalisme républicain pour embrasser la sagesse du libéralisme anglo-écossais.
Depuis la Révolution tranquille, les élites québécoises ont certes délaissé ce discours vouant le Québec à n’être qu’une société civile gardée par le droit et la religion. Mais même les fédéralistes québécois, qui depuis Jean Lesage s’étaient affairés à construire un « État du Québec », n’ont pu s’empêcher de renouer avec lui, entre 1987 et 1992, notamment en tentant de faire reconnaître dans la constitution canadienne le Québec comme « société distincte ». Pierre-Elliott Trudeau a voulu combattre le sentiment national québécois par le droit : ainsi de meilleures protections constitutionnelles de leurs libertés individuelles et linguistiques dissuaderont les Québécois de poursuivre leurs aspirations par un État séparé. Au sein d’une grande « société juste » canadienne garantissant des libertés uniformes d’un océan à l’autre, les Québécois cesseront de se replier dans leurs terres pour saisir les occasions d’enrichissement et d’ascension politique qu’offrent la scène fédérale et l’union économique canadiennes. Après deux référendums négatifs sur la souveraineté, et un troisième, en 1992, où les Québécois ont refusé un statut d’État fédéré plus autonome, le Québec semble renouer plus que jamais avec le vieux discours écossais ressassé par ses élites politiques et religieuses avant les années 1960, à cela près que l’économie a remplacé la religion. Par un curieux revirement de trajectoires socio-historiques, le Québec paraît devenir de plus en plus écossais – au sens ancien – et l’Écosse contemporaine, de plus en plus québécoise, au sens moderne.
Et enfin, la troisième, la grande « société civile » européenne
Les Européens se sont engagés dans un impressionnant processus d’unification économique et politique depuis 1951. Les 28 États membres de l’Union européenne sont certes encore des États souverains au regard du droit international, et leur statut diffère encore de beaucoup de celui de l’Écosse et du Québec dans les unions britannique et canadienne. Il y a loin des traités de Rome et de Maastricht, dira-t-on, aux petits arrangements conclus entre des minorités nationales et une puissance tutélaire. Cependant, même si ces traités ont peu à voir avec une annexion douce ou une fédération coloniale, ils ont mis en branle un processus à plusieurs égards pas si lointain de celui qui a prévalu dans les deux premières Écosse.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, après avoir connu la conquête, l’occupation et l’anéantissement d’une partie de leur population et de leur patrimoine, plusieurs nations européennes sont saisies par le doute. Elles cessent de croire dans les bienfaits de l’indépendance nationale et du primat du politique, et de tout ce qu’ils avaient jusque-là emporté : souveraineté, nation, frontières, etc. Elles mettraient dorénavant leur salut dans la pacification qui résulterait de la communion de leurs politiques par le moyen d’un droit et d’un marché communs construits par des organisations supranationales échappant au contrôle direct des populations et des parlements nationaux. Ainsi, petit à petit, par les coupes successives convenues par les traités européens ratifiés depuis 1957, les États membres, de plus en plus nombreux, renonceraient à l’exercice direct de leur compétence pour s’en remettre aux normes élaborées par une commission d’experts et sanctionnées par une puissante cour de justice à Luxembourg, qui veillerait à donner au droit européen la portée d’un droit fédéral obligatoire. Le système européen de « gouvernance » qui s’est ainsi développé combine d’un côté un directoire intergouvernemental, où les États pèsent encore, et de l’autre une forme de césarisme bureaucratique et judiciaire, où se déploie le zèle des commissaires bruxellois et des juristes. En somme, l’intégration par le droit et l’économie devait précéder et même provoquer l’unification politique, une dynamique à laquelle le parlement européen de Strasbourg, élu depuis 1979, a prêté son concours enthousiaste.
Tout à l’édification d’un grand marché unique européen où même plusieurs services et entreprises publics sont mis en concurrence, l’Union européenne semble pousser jusqu’à ses dernières conséquences le principe d’un libre-échange intégral, qui assurerait, par-delà les divisions nationales jugées caduques, la libre circulation des facteurs de production, marchandise, services, capitaux et main-d’œuvre, ainsi que des allégeances et des identités. En somme, une fois abattues les barrières physiques, techniques, puis mentales aux échanges, émergerait une grande société civile européenne débarrassée du legs encombrant des vieilles passions nationales, et que travailleraient désormais les œuvres de la civilisation, le commerce, la communication et l’éducation, sous la supervision d’une grande « superstructure juridique ». N’ayant certes pas disparu, les États usent de leur reliquat de compétences pour conformer leurs politiques budgétaires et sociales aux exigences de rigueur du système européen et pour préparer leur population à la discipline de cette concurrence généralisée, où tout un chacun doit apprendre à innover et à s’instruire fort de la possession de diplômes standardisés. Comme l’a observé un économiste français, Christian Saint-Étienne : « Par la nature même de la construction européenne telle qu’elle est conduite dans le cadre du marché unique soumis à la concurrence promue au rang de “principe supérieur”, il n’y aura pas d’État européen souverain puisque la construction européenne vise à casser les nations politiques et ne permettra pas la naissance d’une nation européenne. Tout au plus, sera tolérée une “société civile” européenne comme marchepied de la société civile mondiale . » 1Cette vision de l’Europe n’est certes pas partagée par tous les Européens, divisés sur le sens à donner à la construction européenne, qui pour les uns devrait réconcilier les démocraties nationales d’où elle est née avec une solidarité européenne, et pour les autres, substituer à ces bases nationales un système de « gouvernance à multiniveaux » où se réaliserait une grande harmonie cosmopolitique par le droit et le marché. Mais beaucoup de forces et de doctrines concourent à favoriser la deuxième option, comme si l’Europe devait démultiplier une Écosse des Lumières qu’un Adam Smith et un David Hume n’eussent pas reniée.
Notes
1-« Pour un nouveau contrat social européen » dans Le cercle des économistes, L’Europe une nouvelle économie monde?, Paris, 2004, p. 80-81, cité dans Benjamin Landais, Aymeric Monville et Pierre Yaghlekdjian, L’idéologie européenne, Éditions Aden, Bruxelles, 2008, p. 77.
Marc Chevrier