Les tisserands de l'État
Allocution prononcée le 20 avril 2016 lors du lancement de l’ouvrage Un regard québécois sur le droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur d’Henri Brun et de Guy Tremblay.
Je n’ai pas l’habitude d’écrire pour des Mélanges 1; c’est un exercice intellectuel que par bonheur les facultés de droit perpétuent encore aujourd’hui, en guise d’hommage à leurs professeurs émérites; les départements de science politique ne le pratiquent guère, bien qu’ils ne manquent pas de candidats dont le travail justifierait d’être éclairé pareillement. Aussi lorsque Patrick Taillon m’a approché pour contribuer aux présents mélanges en l’honneur d’Henri Brun et de Guy Tremblay, j’ai accepté avec empressement l’invitation, sans trop savoir cependant dans quoi je m’engagerais. Du travail des professeurs Brun et Tremblay, je connaissais l’ampleur et la notoriété, sans savoir encore ce que j’y découvrirais. J’avais, je l’avoue, quelques intuitions de départ. Je me suis ainsi plongé dans leur travail, pour en saisir la diversité et l’étendue, de telle manière que, peu à peu, l’évidence s’est imposée à moi : les professeurs Brun et Tremblay ont produit une œuvre singulière et originale, et je dis bien une œuvre, car leur travail en présente toutes les caractéristiques, soit un grand souci de cohérence, une densité théorique qui innerve leurs écrits, des plus modestes au plus volumineux, une capacité d’approfondissement de premières intuitions à l’origine de la quête scientifique, une ramification du savoir, qui part d’une discipline principale pour en embrasser plusieurs autres, une fidélité à la méthode, et un style, qui dans le cas des professeurs Brun et Tremblay, allie la concision avec le devoir de clarté. L’œuvre de Brun et Tremblay est unique à la fois par ses thèses et tout simplement parce qu’elle existe, dans un univers juridique qui la rend hautement improbable.
Improbable, me direz-vous, pourquoi?
Tout juriste qui s’affaire à écrire le droit d’un État ou d’une entité politique quelconque doit répondre à ce que j’ai nommé dans mon texte des « questions préalables »2 . Dans quelle langue vais-je écrire ce droit, quelle est la valeur de cette langue pour dire le droit de cet État, avec quels concepts vais-je aborder cet État ou cette entité, où trouver ces concepts, sur quelles bases vais-je les sélectionner et les ordonner? J’imagine que pour un juriste britannique, français ou américain, plusieurs des réponses à ces questions tombent sous le sens; d’ailleurs, dans leur production, ces réponses sont souvent tenues pour acquises, fournies par une tradition et une culture juridiques où les rapports entre la langue, la méthode et les sources intellectuelles du droit sont définis et relativement stables. Mais il en va autrement pour le juriste québécois d’expression française, pour qui les réponses aux questions préalables du droit ne vont pas toujours de soi. Dans le cas des professeurs Brun et Tremblay, un défi redoutable se posait à eux au début de leur carrière dans votre faculté de droit de l’université Laval à la fin des années 1960 : ils avaient à écrire, en français, le droit d’un État construit par dérivation de l’État britannique, qui, lui, ne s’exprime généralement qu’en anglais et dans le langage de la common law. Au fond, il leur fallait créer cette fiction suivant laquelle le juriste d’expression française peut, au Canada, dire le droit public de son État, et ce avec, comme vous le verrez, une grande liberté dans le choix des concepts constitutifs de sa discipline. Pour plusieurs générations de juristes, les professeurs Brun et Tremblay sont connus surtout par leur manuel de droit constitutionnel, au titre homonyme, largement utilisé dans plusieurs universités. Mais pour entrer dans l’épaisseur et l’audace théoriques de l’œuvre, il convient de retourner au premier de leurs ouvrages communs, qu’ils présentèrent comme un traité, soit Droit public fondamental publié en 1972, un météore dans le ciel du droit contemporain, voire des idées politiques au Québec et au Canada.
Que présente ce traité de si singulier?
L’État
Tout d’abord, l’objet dont ils font le point de mire, central, focal, du droit public, l’État. Car pour saisir l’État canadien, il fallait théoriser l’État qui, écrivent-ils, « est certainement, en droit, la notion la plus fondamentale qui soit. » Notion que Brun et Tremblay envisagèrent dans sa dualité, sociopolitique et juridique, pour mieux en dégager son acception proprement juridique. En revendiquant si haut et sans ambages la notion d’État, Brun et Tremblay lui ont conférée une centralité que d’ordinaire les praticiens et les professeurs de droit public ne lui accordent pas d’emblée; voire, la notion d’État est absente chez la plupart des constitutionnalistes du Canada anglais, comme s’en dispensent généralement les juristes de la tradition de common law au Royaume-Uni et même aux États-Unis. Bon nombre aussi de constitutionnalistes d’expression française au Québec n’ont pas non plus senti la nécessité de construire leur diction du droit constitutionnel sur la notion d’État, avec l’exception notable de Nicole Duplé. En cela, la centralité de la notion d’État dans l’œuvre de Brun et Tremblay est originale, en quelque sorte, à l’échelle, non seulement canadienne, mais continentale. Il est clair que Brun et Tremblay se sont réclamés d’une tradition du droit public à la française, incarnée par des noms prestigieux comme Georges Burdeau et Maurice Duverger. En n’absorbant toutefois pas entièrement la notion d’État dans le juridique, Brun et Tremblay ont pris soin d’en faire exister la dimension politique, qui précède l’établissement de la personne étatique, et s’approchent, me semble-t-il, d’un théoricien du politique comme Julien Freund et s’éloignent du normativisme de Hans Kelsen.
Le droit public comme droit politique
Outre la notion d’État, c’est leur approche du droit public lui-même qui distingue leur travail de la production contemporaine des publicistes canadiens et québécois. Loin d’être rivée à la seule explicitation des normes du droit constitutionnel positif, leur écriture du droit public s’est fondée sur une conception élargie du droit public qui englobe, outre les normes organisationnelles de l’État, toutes celles qui touchent à la délibération démocratique, à la mutation et à la protection de l’État lui-même, au territoire, aux ressources naturelles, à la langue, et à toutes les matières qui rendent possible l’existence d’une chose publique, d’une res communis. L’État, saisi par le droit public, n’est pas sous leur plume une réalité statique, mais une réalité aussi bien dynamique que relationnelle, qui s’approfondit en s’aidant de la délibération, cette « œuvre de l’intelligence politique » écrit Aristote, que le droit met en forme par les voies, notamment, du référendum, de la médiation des groupes et des pouvoirs représentatifs.
Cette vision éminemment organique du droit public fait revivre, me semble-t-il, au Québec la tradition européenne du « droit politique », termes que Brun et Tremblay n’utilisent certes pas mais qui, à mon sens, décrivent bien la nature de leur travail, qui fait marcher ensemble État et démocratie, dont le droit politique est l’instrument et le régulateur. Si l’on fouille un peu dans notre histoire parlementaire et juridique, on verra que cette notion de droit politique est apparue de temps à autre; elle a connu sous la plume de Brun et Tremblay une véritable renaissance mais en conservant l’appellation plus familière de droit public.
Carré de Malberg en Amérique
Par cette approche du droit politique, Brun et Tremblay ont traité brillamment de thèmes qui ne sont généralement guère traités chez les publicistes canadiens et québécois, comme ce qu’ils appellent la « représentativité », ou autrement dit, la représentation politique. Or, en lisant les belles pages que Brun et Tremblay ont écrites sur cette question, on découvre peu à peu l’influence ou du moins l’ombre d’un grand juriste de la IIIe république, que Brun et Tremblay ne citent pas comme tel, mais que leur analyse semble supposer, soit Raymond Carré de Malberg, connu pour son célèbre ouvrage Contribution à une théorie générale de l’État, paru initialement en 1920 et 1922. On observe chez Brun et Tremblay comme chez Carré de Malberg un refus assumé du monopole de la délibération démocratique par la puissance parlementaire, qui doit être limitée par la puissance populaire, exprimée généralement par voie référendaire.
On verrait sans doute dans ce rapprochement une simple coïncidence n’était cette parenté encore plus profonde entre la méthode de Brun et Tremblay et celle de Carré de Malberg, c’est-à-dire la démarche intellectuelle dont les uns et les autres vont extraire, d’un moment historique charnière, les principes fondamentaux du droit public. Carré de Malberg fut ce publiciste alsacien marqué par la conquête allemande de l’Alsace-Lorraine qui, tâchant d’écrire le droit public de la IIIe république, s’est paradoxalement tourné vers une constitution caduque, soit la constitution révolutionnaire du 14 septembre 1791, pour en déduire les caractéristiques de l’État moderne et les concepts juridiques qui le sous-tendent. De même que cette constitution fondée sur la souveraineté nationale servit à Carré de Malberg de constitution originaire, de même Brun et Tremblay partirent à leur tour d’une constitution originaire, soit l’Acte constitutionnel de 1791 – proclamé quelques mois à peine après la constitution française – qui fit participer la collectivité coloniale à la souveraineté. Pour comprendre les sources de cette hardiesse de la part de Brun et Tremblay, il faut lire la thèse de doctorat d’Henri Brun sur la formation des institutions parlementaires publiée en 1970 qui propose une théorie surprenante de la genèse de la souveraineté dans un contexte colonial. Je n’entrerai pas ici dans les détails de cette thèse si ce n’est pour souligner, là encore, une certaine parenté avec l’œuvre de Carré de Malberg, en particulier l’application à un gouvernement colonial britannique de la théorie des organes d’État et de la distinction canonique entre la souveraineté de l’État et la souveraineté dans l’État. Distinction qui d’ailleurs revient systématiquement dans les ouvrages de Brun et Tremblay. Fort d’une argumentation serrée qui croise l’histoire politique et le droit parlementaire, Brun a reconstruit dans sa thèse doctorale le droit constitutionnel britannique et bas-canadien sur des bases alsaciennes, en donnant finalement au self-government octroyé en 1791 aux Canadiens une portée radicale, qui n’est pas loin, au bout de compte, de l’interprétation qu’en firent les Patriotes. On mesure ainsi mieux l’originalité et l’unicité de la démarche de Brun et Tremblay pour fonder leur écriture du droit politique canadien et québécois : ils font accomplir à une théorie juridique pensée dans un contexte postrévolutionnaire, européen et républicain une spectaculaire translation, qui la transporte et la transpose dans un contexte colonial, monarchique, britannique et nord-américain, au lendemain d’une conquête.
Le positivisme à la québécoise
Mais outre ces parentés dans le choix des concepts et de la méthode, on est frappé de la similitude des projets, soit d’élaborer une doctrine du droit positif qui subordonne l’ordre juridique à l’État et l’émancipe de toute métaphysique ou norme suprapositive. Carré de Malberg était en France le représentant de l’école allemande de l’Isolierung, qui cherchait à isoler le droit positif de l’État du droit naturel et des faits sociopolitiques. Comme plusieurs juristes de leur génération, Brun et Tremblay ont senti la nécessité de dégager l’étude du droit de la morale, du droit naturel, des idées religieuses, des controverses sociales, à l’issue d’une époque où les séparations entre le droit et ces réalités n’étaient pas toujours nettes. Brun et Tremblay ont puisé dans les écrits de Hans Kelsen et d’autres théoriciens du droit pour définir leur positivisme, mais là encore, on gagne à le rapporter à celui du juriste alsacien, qui a tenté de poser les jalons d’une science juridique qui possède une panoplie complète de concepts pour appréhender les éléments centraux de l’ordre juridique étatique sans devoir faire de concession, ni à un principe transcendant, ni à l’historicisme. À l’instar de Carré de Malberg, Brun et Tremblay écrivent le droit public à partir d’un État déjà tout formé, sans devoir s’appesantir sur sa genèse sociohistorique, ce qui n’implique pas cependant qu’ils ignorent l’histoire, qu’ils connaissent en fait subtilement. Bref, on peut être historien du droit, ou publiciste positiviste, mais pas les deux simultanément. Il y en aurait long à dire sur le projet « d’une théorie positiviste intégrale », pour reprendre les termes d’un fin interprète de Carré de Malberg – Didier Mineur3 –, mais je m’arrêterai ici en ce qui concerne le projet de fonder une isolierung à la québécoise, porté par Brun et Tremblay.
La puissance légitimatrice de la coutume
Enfin, dernier aspect original de l’œuvre de Brun et Tremblay que j’évoquerai ici, soit la formulation d’une théorie juridique de la démocratie qui laisse une place déterminante à la coutume dans l’acquisition et l’expression de la souveraineté collective. Brun et Tremblay ont beaucoup insisté, dans leur traité et ouvrages sur la nature coutumière des conquêtes démocratiques que les collectivités coloniales de l’Amérique du Nord britannique ont arrachées dans un cadre parlementaire reproduisant imparfaitement, certes, le régime parlementaire britannique. Par la coutume, Brun et Tremblay firent entrer dans le droit positif la question de la légitimité, qui renvoie nécessairement à « l’enracinement social » des normes et à leur inscription dans la durée. Se profile aussi derrière la coutume « le consentement tacite du peuple », qui est l’arbitre ultime des joutes du pouvoir ou qui résiste, en cas de domination, aux ordres du conquérant en faisant prévaloir ses mœurs et ses normes implicites. Tout attaché qu’il soit à la souveraineté de l’État et à son ordre juridique, le positivisme de Brun et Tremblay s’arc-boute à une notion encore plus haute, soit la légitimité historique d’un peuple habitué à se gouverner par ses coutumes, comme le Canada d’avant et d’après la conquête, et qui arrache progressivement des parcelles de souveraineté en engendrant de nouvelles coutumes, dans le temps accéléré du nouveau Monde. Et on comprend, à lire Brun et Tremblay, que si « la conquête de 1760 a soumis la Nouvelle-France à une nouvelle mère-patrie, de langue anglaise », la langue française a réussi bon gré mal gré à retrouver droit de cité dans les institutions et la vie sociale à la faveur d’un fait coutumier entêté.
Et c’est peut-être aussi par la force de la coutume que le français est devenu, telle qu’en témoigne l’œuvre de Brun et Tremblay, une langue apte à dire, avec une souveraine liberté, le droit de l’État canadien dans sa totalité. Le positivisme républicain élaboré par les professeurs Brun et Tremblay au cours des ans a posé les jalons d’une science du droit politique dont on voit peu d’autres exemples de ce côté-ci de l’Atlantique. Sachons-leur gré d’avoir offert aux générations de juristes, présentes et à venir, un tel diamant qui, pour cristallin, minéral et tranchant qu’il soit, s’embrase dès qu’on le chauffe.
Je vous remercie.
Marc Chevrier
1-Ce lancement a eu lieu à la Faculté de droit de l’université Laval, le 20 avril 2016, en présence des professeurs Brun et Tremblay, ainsi que de la doyenne de la faculté et de nombreux membres de la communauté universitaire. Voici la référence complète de l’ouvrage : Patrick Taillon, Eugénie Brouillet et Amélie Binette (dir.), Un regard québécois sur le droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur d’Henri Brun et de Guy Tremblay, Éditions Yvon Blais, Montréal, 2016, 972 p. Outre l’allocution de l’auteur du présent texte, les professeurs Jean-François Gaudreault-Desbiens et Stéphane Bernatchez ont également pris la parole pour présenter leur contribution publiée dans cet ouvrage et ainsi souligner les traits distinctifs de l’approche des juristes Brun et Tremblay. Pour consulter la table des matières de l’ouvrage, voir le site de l’éditeur : http://www.editionsyvonblais.com/detail-du-produit/un-regard-quebecois-sur-le-droit-constitutionnel-melanges-en-lhonneur-dhenri-brun-et-de-guy-tremblay/ .
2-Soit le chapitre « L’écriture républicaine du droit politique et québécois chez les publicistes Henri Brun et Guy Tremblay », p. 57- 100.
3-Voir Didier Mineur, Carré de Malberg, le positivisme impossible, Paris, Éditions Michalon, 2010, p. 107.