L'enfant-monstre

Marc Chevrier

L’enfant-monstre[1]

 

Par Marc Chevrier

 

Les enfants adorent les contes de fées ; ces belles histoires excitent leur imagination et leur révèlent l’existence du mal sous une forme qui ne heurte pas leur sensibilité. Le 7 janvier 2001, la presse québécoise diffusa une nouvelle qui n’avait rien de tels contes : deux adolescents avaient mis le feu à leur école, rasée par les flammes, à Berthierville, ville située entre Montréal et Québec[2]. Les deux incendiaires avaient pénétré dans leur école pour y récupérer leur dossier disciplinaire. Le plus étonnant dans cette affaire n’est pas tellement le méfait des adolescents que l’absence de jugement porté sur eux, tel qu’en témoignait la presse montréalaise. Les médias rapportent souvent des meurtres, des vols, des extorsions et des viols perpétrés par des mineurs, crimes qu’on pourrait croire être l’apanage des adultes. Or, si l’incendie de l’école de Berthierville semblait avoir soulevé l’indignation, la stupeur ou la colère, c’était plutôt par la frustration d’être privé de son école que par condamnation du crime lui-même. Signe des temps où l’autorité de la science a remplacé celle de la morale, c’est à l’expertise d’un psychiatre et de psychologues spécialistes de la délinquance que la presse s’en est remise pour juger les adolescents. Ces experts les ont présentés comme des êtres vulnérables qui succombent au vandalisme par exutoire à leur contrariété et qui ne perçoivent pas la gravité des actes qu’ils projettent, non plus que leurs conséquences.

Ce genre de désapprobation, qui se drape de science, nouvelle façon pour la société d’interdire sans se croire imposer une morale, est peut-être le signe que notre intelligence collective du mal ne dépasse guère le stade des contes de fées. Trop de James Bond, d’Agatha Christie et de justiciers mythifiés dans les jeux vidéo ont dépeint le mal avec les traits repoussants de méchants, de malins, de farceurs diaboliques qui se délectent à nuire à autrui. Le mal, à ce compte, se réduit à la malice, à l’hostilité larvée ou à l’obsession maniaque. Ce qui explique qu’en dehors des cas, plutôt rares, de méchanceté pure, notre société infiniment compatissante préfère souvent voir dans un acte moralement répréhensible un aveu de faiblesse, l’égarement d’une victime que la société elle-même a poussée au crime. Les sciences sociales d’aujourd’hui, marquées encore par une philosophie rousseauiste, aiment bien à souligner que c’est la société qui corrompt l’individu, lui inculque des préjugés néfastes et l’entraîne sur la pente abrupte de l’exclusion. Naître, en quelque sorte, c’est déjà s’exposer à devenir victime… Cet état d’esprit est même présent dans la filmographie. Pensons à cette immigrée tchèque que le cinéaste Lars von Triers a dépeinte dans le film Dancer in the Dark, sous les traits d’une innocente acculée au crime : par compassion, elle assassine un policier retors qui vient de lui dérober les économies qu’elle a accumulées pour sauver son fils de la cécité.

Malgré deux mille ans de christianisme, il semble qu’on ne comprenne toujours pas que le mal se commet généralement par omission, par ignorance ou inconscience, ou plus insidieusement, avec le sentiment aveugle d’accomplir son devoir. « Le mal, quand on y est, n’est pas senti comme mal, mais comme nécessité ou même comme devoir », écrivait Simone Weil. Et s’il est un moment de la vie, selon notre religion de l’innocence, où ne pénétrerait pas le mal, c’est bien l’enfance. Notre morale collective et les principes de l’éducation moderne reposent sur l’idée que les enfants sont des êtres à part, faibles et purs, qui ne peuvent être soumis aux mêmes règles de comportement et de responsabilité que celles des adultes, comme on le voit dans le droit criminel, qui distingue deux régimes de responsabilité, celui des mineurs et celui qui est appliqué aux adultes. À la différence des théologiens qui ont vu le péché originel se transmettre à l’Homme dès la naissance, les idées et les mœurs d’aujourd’hui, pétries de gnose et de révolte contre la condition humaine, se plaisent à imaginer que chaque enfant sort d’un état d’innocence originel. Et en ce sens, naître, c’est déjà déchoir, comme le pensait l’écrivain franco-roumain Emil Cioran : « Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance. »

Or, l’enfance, en tant que catégorie sociale, est une création relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Au Moyen Âge, on devenait adulte à l’âge de sept ans, soit au moment où l’enfant maîtrise d’ordinaire le langage. On portait peu attention aux tout-petits ; la maladie en fauchait une bonne partie peu après la naissance ; ceux qui survivaient se mêlaient aux adultes dont la vie leur cachait bien peu de secrets. Un enfant avait à peine atteint quelques années que déjà il formait un jeune adulte, sans passer par les étapes de la jeunesse[3]. C’est l’arrivée de l’imprimerie, comme le démontre Neil Postman, qui permit au monde des adultes de se séparer de celui des enfants[4]. Dans une culture orale, les enfants et les adultes sont des égaux qui accèdent à un même univers de connaissances et de symboles. Dans une culture de l’écrit, c’est l’acquisition de l’instruction, supposant un long apprentissage et la maîtrise de soi, qui distingue les adultes des enfants et non plus l’âge ou la simple faculté de parler. D’où la nécessité de préparer les enfants au monde des adultes et de leur réserver un lieu d’apprentissage distinct, l’école, nouvel espace public qui sort les enfants de leur milieu immédiat. En même temps que l’instruction propagée par l’imprimerie allait changer les bases de la culture occidentale naissaient de nouvelles règles de civilité, telles que la politesse et la pudeur, d’après lesquelles les pulsions, les violences et les vilenies de la vie adulte devaient être cachées aux tout-petits, quitte à les leur révéler progressivement, sans brusquer leur psychologie. Avec ces règles de civilité et l’instruction par l’école, l’enfant devient socialement distinct ; un nouvel âge de la vie est alors créé.

Or, selon Postman, l’apparition de médias tels que la télévision — et on pourrait ajouter les médias « asociaux » numériques — a brouillé les frontières qui maintenaient depuis la Renaissance les enfants et les adultes dans des univers séparés. L’audiovisuel rend immédiatement accessible par l’image tout ce que la pudeur et les interdits ont tenté de cacher aux enfants. La télévision et ces autres médias disputent à l’école et à la famille l’attention des enfants. L’autorité des parents et du maître pâlit aux yeux des plus jeunes quand, sous l’empire de l’écran total qui pénètre partout, l’instruction ne paraît plus une nécessité. L’école elle-même, qui jadis tenait les enfants dans son giron par les bras de la discipline et les protégeait du brouhaha de la vie adulte, est devenue une passoire sensible à toutes les influences, notamment à celles de l’industrie du divertissement dont les nouveautés cliquetantes parviennent instantanément jusqu’aux mineurs par les téléphones portables et les tablettes électroniques auxquels leurs yeux sont accrochés par dépendance. De plus, les médias « asociaux » privilégient l’oralité, l’émotion et le jugement précipité, au détriment de l’écrit, de la pensée analytique et de la distance réflexive. C’est pourquoi, abolissant les frontières dans le temps et l’espace, mais aussi entre les âges, ces médias encouragent les enfants et les adolescents à imiter l’adulte. Que l’on songe à la manière dont ils se vêtent, aux gros mots et à la syntaxe relâchée qui ornent leur langage, aux objets de consommation dont ils réclament à grands cris la possession ; on voit ainsi s’agiter, sous des habillements flottant sur des corps pressés de grandir, des pseudo-adultes. Ce brouillage des âges s’observe même chez des adultes, tels ces députés ou d’autres personnalités publiques qui mettent en ligne des vidéos où ils s’adressent à leurs concitoyens dans un parler adolescent.

On comprend aussi que c’est en vain si aujourd’hui un père ou une mère croit pouvoir instruire son adolescent de quinze ans des choses de l’amour quand, dans ce grand parc à batifoler qu’est l’école, les jeunes s’initient à la volupté ou aux déconvenues du cœur avant de maîtriser le savoir écrire. L’adolescence est devenue paradoxalement cet âge de la vie où languissent des jeunes qui n’ont pas connu d’enfance, un âge qu’ils veulent néanmoins faire durer, avant de plonger dans l’univers déjà désenchanté des adultes, eux-mêmes souvent honteux d’avoir quitté les rivages de l’enfance. À cette tendance de la culture, qui pousse insensiblement notre époque vers l’amalgame de l’enfant et de l’adulte et à prolonger cet état intermédiaire, s’ajoute la pression de la biologie. En effet, l’âge de la puberté ne cesse de baisser depuis un siècle.

Bien que l’enfant accède librement au monde des adultes, la société tient toujours sur l’enfant un discours qui l’assimile à un être vulnérable et innocent. Un vieux fonds de moralité dresse encore entre lui et l’adulte quelques barrières. La législation contre la possession de pornographie juvénile, que la Cour suprême au Canada a validée en 2001, tente de protéger le premier contre la voracité sexuelle du deuxième. L’enfant échappe aux plus dures rigueurs de la loi pénale qui suppose en lui un être irresponsable, inapte à mesurer la portée de ses actes. Cette inaptitude fonde le droit civil, qui fait de l’enfant un incapable soumis à l’autorité des parents. Mieux, postulant encore la faiblesse physique et morale de l’enfant, on le gratifie d’une panoplie de droits ; à l’école, aux parents et aux institutions de s’ajuster aux fantaisies de personnes qui réclament tant de sollicitude. En somme, c’est comme si la société, faisant tomber une à une les barrières qui séparaient les âges, tenait à tout prix à garder une image romantique de l’enfance. Se berçant de cette image, elle ne voit pas que, loin de lui indiquer la voie de la maturité, elle traite l’enfant toujours en enfant, même s’il a fait siens les comportements et les désirs des adultes. Cet écart entre la réalité des mœurs et le discours explique en partie la stupeur où nous jette la découverte de l’enfant-monstre. Un gamin commet un forfait, et on préférera accuser l’école, le milieu ou la famille pour ce mal plutôt que d’admettre que le délinquant est un enfant trop vite entraîné à la vie des adultes ou que le mal n’a pas d’âge.

Dans un monde où savoir lire et écrire compte, les adultes sont les gardiens d’un trésor de culture dont ils détiennent les clés ; il leur revient de transmettre aux plus jeunes, en y allant par degrés, par les exercices qui les arrachent à la distraction du monde, ce qu’ils ont eux-mêmes reçu. Mais qu’advient-il lorsque, ainsi que le déplorait Postman pour les Américains, les adultes éprouvent moins le désir d’avoir des enfants que d’être des enfants eux-mêmes ? Là réside le problème. Une faune délurée habite notre société : ces hommes et ces femmes dans la maturité qui, courant après leur jeunesse en habits d’éternel adolescent, ont abandonné l’éducation de leurs enfants au petit écran. Une publicité de Walt Disney a déjà présenté une fillette, capuchonnée d’une Mickey Mouse et arborant un air songeur. Il y était écrit : Réalisez (sic) ses rêves. Rêves d’adulte ou d’enfant ? Difficile à dire…     

 



[1] Version revue et augmentée d’un texte paru dans le magazine L’Agora, mars-avril 2001, vol. 8, no 2.

 

[2] Voir la notice que consacre à ce fait divers le site historique de l’université de Sherbrooke, Bilan du siècle, site encyclopédique sur l’histoire du Québec depuis 1900, « Incendie d’une école secondaire à Berthierville, 7 janvier 2001 », en ligne :  http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/21614.html .

[3] Sur cette question, voir l’ouvrage désormais classique de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Éditions du Seuil, 1973.

[4] Neil Postman, Il n’y a plus d’enfance, Insep éditions, Paris, 1983.

 

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