Le monastère et le travail de l'esprit

Simon Nadeau

Simon Nadeau est l’auteur d’un roman, L’art de rater sa vie, qui a suscité notre admiration. Suite à notre demande de participer à notre réflexion sur le travail, il nous a envoyé un chapitre de son prochain livre où, après une allusion aux propos de Hegel sur la dialectique du maître et de l’esclave, il propose, pour l’accès à une liberté compatible avec le travail, un ailleurs monastique semblable à celui dont Mumford souligne l’importance dans sa grande fresque historique, Le mythe de la machine, technique et développement humain. Le prochain livre de Simon Nadeau a pour titre Le monastère buissonnier.

 

    « Comme elle est entêtée, cette bête humaine ! Et comme la liberté semble lui peser ! Si prompte à se charger de chaînes. Si prompte à s’éloigner de son essence, de sa conscience où gît sa liberté ! » La-Mèche-Noire prit une grande respiration avant de poursuivre sa réflexion : « Les philosophes idéalisent l’être humain. Ils disent que ce qui est le plus grand et le plus noble en lui est ce qui le distingue des animaux, donc ce qui le définit le mieux. Hegel, par exemple, écrit que “l’homme en tant qu’homme est libre”. Mais que fait-on de ceux qui ne se comportent pas comme des hommes ? Faudrait-il alors ajouter que “l’homme en tant qu’animal est esclave” ? Car que veut-elle, à la fin, cette bête humaine ? Veut-elle être libre ou non ? Voilà une question qu’il faudra bien trancher un de ces jours. »

    La-Mèche-Noire était de mauvaise humeur aujourd’hui. Cela lui arrivait parfois, rarement pour tout dire, car son naturel magnanime l’emportait généralement sur l’imprécateur en puissance qu’il était aussi.

    Hier, il avait relu dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel que « l’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté ». La fin suprême de l’histoire universelle, son effort millénaire, serait donc « la conscience que l’esprit a de sa liberté et par suite la réalité de cette liberté ». Une liberté non seulement théorique, mais générale, subjective et pratique…

    La-Mèche-Noire n’était pas contre, mais, aujourd’hui, il trouvait le temps long. « L’histoire universelle prend son temps », pensa-t-il en soupirant.

    Mais les philosophes sont pleins de subtilités et de ruses. Hegel avait tout prévu, même les périodes de régression, même la contradiction inhérente à son concept le plus cher. Il arrivait que La-Mèche-Noire prît des notes de lecture dans un cahier à part, aussi nota-t-il ce passage : « Ainsi l’esprit s’oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu’il doit vaincre ; l’évolution, calme production de la nature, constitue pour l’esprit une lutte dure, infinie contre lui-même. Ce que l’esprit veut, c’est atteindre son propre concept (la liberté) ; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie. »

    Les philosophes sont parfois difficiles à comprendre, mais quand on s’arrête et qu’on prend le temps, on comprend… Après tout, c’est pour nous qu’ils ont écrit, pas pour les singes et autres macaques !

    « Autrement dit, pensa La-Mèche-Noire, qui adapta la loi générale à son époque, les Steve Jobs et autres Mark Zuckerberg de ce monde symbolisent et incarnent l’esprit qui s’oppose à l’esprit. À l’aide de leur intelligence fabricatrice et en se servant des progrès accomplis par la science et la technique de leur temps, ils ont inventé des objets et des programmes informatiques qui permettent à l’esprit de s’aliéner lui-même. Ces objets technologiques subjuguent d’abord l’esprit et s’opposent à sa véritable liberté. Cette aliénation de soi-même flatte les ego par la puissance et l’efficacité qu’elle leur confère. L’utilisateur est “fier et plein de joie”, mais privé de lui-même, asservi à ses machines, à ses réseaux, à ses images…

    « Mais bientôt, continua La-Mèche-Noire, l’esprit, engageant la “lutte dure” contre le monstre qu’il aura lui-même créé, dépassera l’“obstacle hostile” – du moins partiellement, car le combat est infini – et recouvrera sa souveraineté en se rapprochant toujours plus de son concept, qui est sa liberté. Les technologies nouvellement créées ne disparaîtront pas et il y en aura d’autres plus performantes encore, mais une nouvelle attitude, une nouvelle indépendance par rapport à celles-ci pourra voir le jour. L’esprit, un moment asservi, sera à nouveau le maître et c’est lui qui se servira, quand bon lui semblera, de tel ou tel menu avantage des nouvelles technologies. Car, eu égard à l’esprit qui se veut et se sait libre, eu égard à la conscience irréductible de soi, du monde et de Dieu, il n’y a que de menus avantages qui peuvent être tirés des nouvelles technologies – quand bien même la téléportation serait chose possible et effective ! Voilà ce que l’humanité prendra peut-être quelques siècles à découvrir, car l’Histoire prend son temps et l’esprit doit être nié pour se renouveler et trouver toujours de nouvelles figures, et rester ce ferment agissant et créateur qui modèle le monde et l’histoire des hommes. »        

    C’est ainsi du moins que La-Mèche-Noire voyait les choses lorsqu’il les replaçait dans le temps long de l’histoire universelle. Mais ce jour-là, il se sentait irritable et la question, lancinante, revenait : « Que veut-elle, à la fin, cette bête humaine ? Veut-elle être libre ou  non ? Voilà ce qu’il faudra trancher ! »

    Puis, sous le coup d’une subite illumination, il déclara : Que chacun choisisse son camp ! Une communauté de désir sera notre signe de ralliement. 

*

    Le lendemain, l’exaspération ayant fait place à la perplexité, La-Mèche-Noire reprit le cours de sa réflexion : « C’est donc dire qu’on ne naît pas libre, mais qu’on le devient par la lutte que l’esprit engage avec lui-même pour se dégager de ce qui l’asservit du dedans comme du dehors. Mais pour connaître sa liberté, son essence propre, l’esprit doit prendre appui sur un ailleurs, un ailleurs qui le révèle à lui-même en l’arrachant à sa première servitude. L’inconscience, la dépendance, l’oubli de soi caractérisent l’enfance de l’esprit. Historiquement, qu’elles soient vraies ou fausses – là n’est pas la question pour le moment –, les religions arrachèrent l’espèce humaine à elle-même : toutes lui enseignèrent qu’elle n’était pas une espèce comme les autres. Bien sûr, les religions cherchèrent du même mouvement à asservir les consciences qu’elles avaient contribué à éveiller en les libérant de la servitude animale, de son immédiateté, de sa violence et de son chaos. Ce mélange de servitude et d’affranchissement constitue l’histoire des religions. Mais du moment que l’esprit se met en branle, l’esprit ira jusqu’au bout du chemin, qui est de faire retour sur lui-même pour enfin s’appartenir et jouir de sa liberté. Ce chemin peut être très long. Quelques millénaires… Lorsqu’il l’atteint, les religions tombent en désuétude. L’esprit devenu libre, l’esprit coïncidant avec son essence, ne veut plus subir aucun joug ; alors il détruit les édifices intellectuels, les institutions sociales et toutes formes de hiérarchie dans lesquels il traque l’oppression. Il progresse si bien dans son entreprise que bientôt il se retrouve au milieu d’un champ de ruines… Et alors, après quelques générations de sape, il n’y a plus rien, plus d’appuis extérieurs, plus d’ailleurs…

    « Or, sans cet ailleurs, l’esprit cesse peu à peu de se connaître. L’esprit s’obscurcit car plus rien ne l’arrache à lui-même pour le mettre en mouvement et lui apprendre, au milieu de la lutte, le sens de sa liberté. Le chemin inverse peut alors commencer : le Grand Retour à l’animal ! »

    La-Mèche-Noire se rappela à ce moment les diverses tentatives d’extermination du XXe siècle. Il pensa aux systèmes totalitaires et à la déshumanisation systématique de populations entières. Mais plus près de lui et sans effusion de sang, dans nos sociétés démocratiques, prospères et libérales, le bonheur animal (la santé, le confort, le sommeil, les joies de la table et du lit) ne s’était-il pas assis sur le trône des valeurs avec un total sans-gêne ? Et l’esprit humain, qui ne se connaît plus lui-même comme esprit, n’avait-il pas aujourd’hui toutes les difficultés du monde à reconnaître que ce bonheur-là n’était pas la fin de tout ?

    Évidemment, l’époque actuelle est extrêmement complexe. La-Mèche-Noire le savait pertinemment, mais en ce moment il pensait, donc il généralisait. Dans tous les cas, il était perplexe. Ce Grand Retour à l’animal l’effrayait. Mais il ne croyait pas pour autant qu’une nouvelle religion pût nous sauver de la déchéance, ni un retour aux époques antérieures de l’humanité.

    « Mais alors, songea-t-il, comment enrayer la chute de l’esprit, l’enlisement de la conscience, le déclin de la liberté intérieure ? Il fallait retrouver un appui, un ailleurs qui ne fût pas le retour d’une ancienne oppression ni le début d’une nouvelle. Il fallait un appui qui, dans le même mouvement, nous arrachât à nous-mêmes et nous rendît à nous-mêmes. Un ailleurs qui nous permît d’échapper au cycle infernal de l’aliénation, de la libération et de la régression. Un ailleurs qui nous maintînt libres parce qu’il nous eût éduqués à la liberté ; qu’il nous eût aiguillonnés sans rien fixer ; qu’il nous eût guidés sans contraindre !

    « Mais où trouver un pareil appui ? se questionna-t-il. Quel sera le point de bascule de notre époque, le pivot libérateur de la conscience universelle ? »  

    La-Mèche-Noire s’arrêta tout à coup et regarda autour de lui.

    Chaque époque a sa question axiale qu’elle doit résoudre – son Sphinx historial. Devant l’énigme, il s’abîma en lui-même plus profondément encore et pensa longuement.

*

     Le surlendemain, assis à sa table, La-Mèche-Noire regarda le Sphinx bien en face ; il ne cilla pas et songea de plus belle : « Mille et une récriminations pourraient être adressées aux monastères tels qu’ils se développèrent en Europe au Moyen Âge. Le procès de toutes ces choses a déjà été fait, par les Protestants d’abord, puis par les esprits forts en France et ailleurs. Il ne s’agit pas de reprendre les actes d’accusation parfois justifiés, parfois malveillants.

    « Néanmoins, pensa-t-il, et c’est là le plus important, un ailleurs existait ; cet ailleurs, c’était le monastère. Il y avait quelque part des gens dont l’existence n’était pas que labeur, peine et corvées, comme les paysans, et qui pour autant ne passaient pas leur vie à guerroyer ou à chasser – à tuer ! –, comme les seigneurs et autres chevaliers. Qu’une majorité d’êtres humains ployât sous le joug de la nécessité, du labeur et de la misère, tandis que les plus favorisés employaient tous leurs soins à dominer les plus faibles, à accroître leurs biens et à tuer, voilà l’histoire du monde, l’histoire naturelle appliquée aux peuples et aux civilisations.

    « Mais l’homme n’est pas qu’un animal, se dit-il encore. Il échappe à la nature par l’esprit, la conscience et la liberté. Il transcende la nature lorsqu’il n’est ni un esclave ni un maître, car l’homme libre se situe ailleurs : c’est un moine, une moniale, un savant ou un troubadour. À l’histoire naturelle, cet homme libre oppose une autre histoire : l’histoire de la conscience, l’histoire de sa libération.

    « Le monastère était l’une des étapes de cette libération. Il témoignait au Moyen Âge de l’insigne dignité humaine dans le chaos généralisé, la violence omniprésente, l’oppression et la misère humaine. Des hommes et des femmes se retiraient du monde parce que l’être humain possède en lui l’idée de Dieu. L’idée de Dieu libère du monde, car Dieu n’est pas le monde. C’est un levier pour s’arracher, pour s’élever, pour se libérer. Mais, en tant qu’idée gisant dans le cœur et l’esprit de l’homme, il est de ce monde. Cette idée divinise donc l’homme, et, par lui, l’histoire du monde.

    « Mais cette idée est aveuglante. Presque insoutenable. Mieux vaut s’y soumettre, la mettre très haut au-dessus de soi plutôt que de faire l’effort de s’élever avec elle, car peut-on imaginer plus libre, plus créateur que Dieu ? Il est plus facile de faire de Dieu un maître et de soi un esclave que de travailler avec lui à la divinisation du monde et de l’histoire humaine. Être à la hauteur de ce qu’il y a de divin dans l’être humain, c’est être libre et créateur, comme Dieu, que nul ne contraint et qui ne cesse, à chaque instant, de créer le monde. »

    On le voit, lorsque La-Mèche-Noire pensait et s’exaltait, il pouvait aller loin…

    « Pourquoi alors, demanda-t-il soudain, les religions en viennent-elles à ressembler à d’immenses geôles, avec leurs bourreaux et leurs théologiens tortionnaires ? Pourquoi l’ailleurs sans cesse se fige-t-il ? Pourquoi ce qui est censé libérer en vient-il à asservir ? Bref, pourquoi cette éternelle servitude humaine ? »

    La-Mèche-Noire hésitait entre la colère, le découragement et l’exaltation prophétique. Était-il possible de retrouver le sens de l’ailleurs sans que cet ailleurs se fige en une nouvelle « réalité », une nouvelle « prison » ? Voilà la question qui l’agitait au fond. Et puis, cette autre question : était-il possible de ravir l’esprit, le cœur et les sens, bref, d’amener tout l’homme, et non un être mutilé, à se   dépasser ?

    Dans ses moments de doute et de questionnement, La-Mèche-Noire pensait souvent au monastère buissonnier, son utopie préférée. C’était sa manière à lui de répondre à la question que le Sphinx lui adressait. Ce monastère sans centre ni véritable doctrine signifiait à ses yeux cet ailleurs qui attire et qui élève sans jamais se refermer sur lui-même. Il le voulait aussi libre que possible, aussi disséminé et décentralisé qu’on puisse l’imaginer. Il souhaitait que ses membres – de toutes les nations – soient à l’image de Dieu : des êtres libres et créateurs, sans ressentiment ni soif de domination. Souverains, ils s’assembleraient selon leur gré et inventeraient de nouveaux modes de vie, et mille façons de désirer, de rêver, de penser.

    Mais était-ce vraiment une utopie ? Il n’en était pas si sûr…

    « C’est une utopie pour qui manque d’imagination », pensa-t-il alors.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




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