Le feu de la neige
Pierre Paquin, l’auteur du recueil Le feu de la neige, dont je tire ici une courte anthologie, a le profil d’un avocat destiné à la haute administration. Il fut notamment D.G. d’Air Canada à Paris. Je l’ai pourtant connu poète à 15 ans et je le retrouve poète quelques décennies plus tard, n’abusons pas des gros chiffres. Entre temps, nous ne sommes revus que très brièvement, à l’occasion de réunions de confrères. Je suis donc quelque peu étonné de retrouver une pensée commune à ces penseurs si longtemps séparés, y compris par des océans. Belle synchronicité entre deux parcours différents d'une génération en voie d'être oubliée ou sonnant une alerte méritant d'être entendue? (J.D)
Demain, l'an 2.000
On n'écrira plus
Rien que des chiffres.
On brûlera nos plumes
Pour adorer nos hibacus.
On troquera nos noms
Pour des numéros.
On minéralisera notre courte présence sur terre.
On passera à l'éternité
Avec des zéros dans les mains.
La qualité remplacée par la quantité.
Les mots et la pensée feront place
À l'addition, la soustraction.
2008 et 4712 donneront naissance
Au petit 7823.
Le vice disparaîtra par la désincarnation,
La vertu roborative n'aura plus de raison d'être.
Nous serons une partie d'un nombre,
Un petit rien du tout numéroté.
Un 2 de pique plutôt qu'un vaurien.
Tout sera chiffré
Et notre âme ira vivre sur une autre planète
Où l'on pensera à donner
Un nom au nouveau né
Et une croix au défunt.
Une bouteille à système digestif.
Occident
Qui ne sait vivre que sur des roues
Des roues... partout des roues
Pour aller plus vite
Vers nulle part
En poussant les vieux
Au fond des fossés.
D'autres jeunes viennent encore
Pour pousser plus vite.
Nulle part est déjà derrière eux
Et ils se poussent eux-mêmes
Vers le même fossé.
Occident
Qui a fait son histoire
En perçant la peau des indiens,
En créant de faux dieux,
En priant des athlètes devenus immortels,
En déféminisant des femmes qui n'en sont plus,
En faisant parader des hommes devenus femmes
Avec des noirs qui veulent se blanchir
Et des blancs hypocrites.
Occident,
Avec ses forêts brûlées,
Ses jeunes drogués,
Ses idoles ignorant,
Ses valeurs oubliées.
Occident, regarde bien
Le soleil se lever à l'orient.
De vrais hommes et de vraies femmes s'en viennent
Détruire tes fragiles monuments
Un taxi maudit
Le matin faisant dans les huit heures,
Dans le hall de l'hôtel se déroulait le rituel des clients
Qui se bousculent devant le comptoir de la réception.
Les uns qui arrivent et les autres qui partent, mais tous pressés.
Partout des odeurs de parfum,
Des tenues soignées et des rires nerveux,
Des valises et des sacs de toutes dimensions, de toutes couleurs.
Dehors il faisait froid comme il peut faire froid au Québec,
Un froid qui fige tout, qui ne pardonne pas.
Je sortis de l'hôtel quelques instants pour m'oxygéner.
Un revenant, je lui ouvris la porte. Elle sortait de l'hôtel.
Je la voyais pour la première fois, mais je la cherchais
depuis toujours. Les cheveux étaient noirs,
les yeux bleus — la tenue désinvolte, avec
un sourire rouge aux lèvres — un sourire qui cherchait sa raison.
C'était celle que j'aurais toujours voulu connaître.
C'était mon âme-soeur. Elle le savait aussi.
Pendant un instant, ses gestes devinrent faux.
Nous voulions que le temps s'arrête pour nous donner une raison
de nous parler.
Elle me regarde sans raison, sauf celle de plonger ses yeux
dans les miens — bien profondément.
La porte de son taxi s'ouvrit. Elle y prit place.
Je ne la reverrai plus jamais. Je pleurais et elle le savait...
Au travers de mon verre
J'ai écrit cent pages.
Y ai enfoui des anges bleus
Vêtus en baladins du ciel.
Aussi des lutins en fleurs,
Héros de contes d'enfants blonds.
N'ai pas oublié mille fantassins de rêve
Armés d'arc aux flèches d'argent
Derrière un beau général de vingt ans
Aux longs cheveux tout noirs.
J'ai aussi donné le souffle de vie
À une fée toute vêtue de bleue
Portant nuages à ses pieds.
Oui, j'ai créé tout un monde irréel
De polichinelles merveilleux,
Un monde que je rejoins par l'imagination
Et où je me sens bien.
Un monde que je veux réel,
Un monde si beau, si bon
Et que je perçois clairement
À travers mon grand verre de porto.
Un monde beau qui périra demain
Quand cessera le porto...
On s'a
On ne sait pas comment
Une si douce chose
Peut durer aussi longtemps
Et pourtant... On s'a.
Malgré les tempêtes que soufflent les ans
Et les fleurs qui arrosent le jardin de la vie
Et quelque fois
Malgré toi,
Malgré moi,
Malgré nous deux,
Dieu merci, On s'a.
Ça a commencé
Au coeur de notre jeunesse,
Puis on s'est tenu la main,
Marée haute, marée basse,
Jusqu'aux premiers cheveux blancs.
Plus apparaissent les rides,
Plus on se ressemble — c'est le moule de la vieillesse.
Faut bien rire Puisqu'on s'a.
Quelquefois il nous semblait
Que l'on ne se reverrait plus
Passée la croisée des chemins.
Un nuage te poussait à droite
Et ma boussole me montrait la gauche.
C'est en fermant les yeux
Qu'on a suivi le même chemin
Et c'est ainsi qu'aujour'hui encore
On s'a.
Les jeunes nous voient passer
Surpris de voir deux vieux amoureux
Marchant heureux, bras dessus, bras dessous.
Aujourd'hui, que voulez-vous,
Chez les amoureux, L'amour n'a plus longue vie.
Mais ce n'est pas notre cas
Puisqu'on s'a.
Viendra bien
Le jour maudit
Où l'un des deux disparaîtra.
Celui qui restera
Viendra porter une rose
Où l'autre repose en disant :
«Attends-moi, ne t'en fais pas Bientôt — on s'aura».
Un 4 mars
Une journée du 4 mars
Barbouillée de gros flocons de neige mouillée
Avec des morceaux de froid
Tombant lourdement sur des passants courbés.
C'est triste à trois heures de l'après-midi
Une journée de 4 mars de chaque année
En pensant à la neige de demain
Qui viendra s'ajouter à celle d'hier.
C'est froid,
Des larmes gelées
Sur les joues toutes rouges,
Des larmes d'une âme troublée
Cherchant de la chaleur
Dans le froid de tes yeux.
Même le feu de la cheminée
Semble avoir froid.
Ses tisons sont de glace rouge.
C'est le feu de la neige.
Une journée du 4 mars
Après ton départ pour toujours
C'est long
C'est triste
Et c'est froid.