L'amitié selon Aristote

Il y a l’amitié, à propos de laquelle Aristote s’offre cette fois comme un guide inégalé sur le plan strictement philosophique. Il suffit de lire quelque peu sur le thème de l’amitié, pour s’en rendre compte.

Aristote prend soin d'ouvrir ses discussions de l'amitié par la constatation que l'amitié est « ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre (anankaiotaton eis ton bion). Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens » (EN, VIII, 1, 1155 a 4-6) (23); et que « l'absence d'amitié et la solitude sont vraiment ce qu'il y a de plus terrible parce que la vie tout entière et l'association volontaire ont lieu avec des amis » (EE, VII, 1, 1234 b 33-34). Elle est naturelle entre parents et enfants, déjà chez la plupart des animaux (cf. EN, VIII, 1, 1155 a 16 - 19). L'amitié mutuelle est naturelle « principalement chez les humains » (a 20); « même au cours de nos voyages au loin, nous pouvons constater à quel point l'homme ressent toujours de l'affinité et de l'amitié pour l'homme » (a 21-22). On en ressentira pour l'esclave « en tant qu'il est homme » (cf. EN, VIII, 13, 1161 b 5-10) (24).

A quoi s'ajoute chez lui l'insistance que « l'oeuvre du politique consiste surtout, de l'avis général, à engendrer l'amitié » (EE, VII, 1, 1234 b 22-23); « nous pensons que l'amitié est le plus grand des biens pour les cités car elle évite au maximum la discorde » (Politique, II, 4, 1262 b 7-8). Le communisme platonicien ruinerait, selon lui, cette amitié si vitale pour l'État : « L'homme a deux mobiles essentiels d'intérêt et d'amitié : la propriété et l'affection (to agapêton); or ni l'un ni l'autre n'ont place chez les citoyens d'un tel État » (ibid, 1262 b 22-23). L'amitié seule rend la convivialité, ou vie en commun, la communauté en ce sens, possible — en langue de bois, un « programme de société ». « En effet la communauté [politique suppose] l'amitié, car on ne veut pas faire de chemin en commun avec ses ennemis » (Pol., IV, 11, 1295 b 21-24). « Aimer (to philein), lit-on dans la Rhétorique, c'est vouloir pour quelqu'un ce que l'on croit des biens, pour lui (ekeinou ekeina) et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaits » (II, 4, 1380 b 35 sq.). John Cooper voit juste : cette vision de l'amitié doit être considérée comme « un élément cardinal » de toute la théorie éthique d'Aristote : car c'est là qu'Aristote fait valoir le caractère indispensable, pour une vie épanouie, du souci actif de l'autre pour l'autre, et réciproquement; cette réciprocité fonde à son tour « l'amitié civile », laquelle apparaît comme un bien humain essentiel (25).

Aussi, parallèlement, l'amitié semble-t-elle

constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu'à la justice même : en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l'amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l'esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu'ils pourchassent avec le plus d'énergie (EN, VIII, 1, 1155 a 22 sq.).

Éric Weil plaidait, on le sait, pour que le « mot d'amitié » puisse « reprendre ce sens moral et politique qu'il a perdu dans le monde moderne au profit d'une signification privée et sentimentale » (26).

L'amitié ressortit plus que la justice même à l'éthique, selon Aristote. « Quand les hommes sont amis il n'y a plus besoin de justice, écrit-il, tandis que s'ils se contentent d'être justes ils ont en outre besoin d'amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l'opinion générale, de la nature de l'amitié » (a 26-28). Bien plus que nécessaire, l'amitié est donc en outre avant tout quelque chose de noble et de beau (kalon), à tel point que pour certains « un homme bon et un véritable ami » ne font qu'un (cf. a 28-31).

Les deux thèmes ayant à juste titre retenu le plus l'attention, s'agisssant de la philia chez Aristote, semblent être ceux de l'ami comme allos, ou heteros, autos, « autre soi-même », et de la philautia, « amour de soi », origine réelle de toute amitié véritable. Tout cela déborde évidemment notre présent propos. Retenons seulement qu'il en ressort que l'ami est donc un autre soi au sens fort, d'autant plus paradoxalement que chacun de nous est unique. Jean-Louis Chrétien l'exprime on ne peut mieux :

C'est ici que survient pour Aristote le miracle de l'amitié — ce partage de ce qui est sans partage, cette cession de l'incessible, cette mise en commun de ce qui est absolument propre. Nous pouvons nous réjouir de l'être de l'ami comme du nôtre propre, nous réjouir qu'il soit, simplement (27).

Mais comment pouvons-nous ainsi nous en réjouir ? De ce que, précisément, notre ami est un autre soi, comme le répète encore à deux reprises EN IX, 9 (en 1069 b 6-7, et 1170 b 6-7), certainement le sommet de tous les nombreux chapitres d'Aristote relatifs à l'amitié. La vie humaine se définit avant tout par la perception et la pensée (aisthêsis et noêsis) (cf. 1170 a 13 sq.). Or vivre et être conscient de vivre ne font qu'un : percevoir que l'on perçoit, penser que l'on pense (1170 a 32). Dans ce qu'elle a de meilleur, l'amitié est partage de ce que la conscience d'exister de l'autre a également de meilleur (cf. 1170 b 2-8; b 10-12).

Il y a ici une sorte d'accomplissement de la reconnaissance, au sens où chez Hegel aussi d'ailleurs, le telos, l'accomplissement de la reconnaissance mutuelle, n'est donné que dans l'amour, qui découvre la valeur intrinsèque de l'autre (28). La loi sociale fondamentale qu'illustrent la célèbre analyse du pur reconnaître réciproque, puis la dialectique du maître et de l'esclave, dans la Phénoménologie de l'Esprit (IV A), n'est qu'un point de départ, là où l'amitié a, par contre, valeur de fin; la nécessité du combat initial pour la reconnaissance, où l'on risque sa vie plutôt que de perdre sa dignité, montre bien, justement, le prix de la solidarité, de la reconnaissance réciproque recherchée. Mais la difficulté de la justice, et de l'amitié surtout, n'est pas non plus une raison suffisante pour qu'on renonce aux défis éthiques et politiques qu'elles posent — les plus grands sans doute — et qui donnent sens à l'effort humain.

Notes

23 Nous citons la plupart du temps (mais non exclusivement), pour l'Éthique à Nicomaque (EN), la traduction de J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, moyennant quelquefois de légères modifications; pour l'Éthique à Eudème (EE), celle de Vianney Décarie avec la collaboration de Renée Houde-Sauvé, Paris, Vrin et Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1978; pour La Grande Morale, Catherine Dalimier : Aristote, Les Grands Livres d'Éthique, Paris, Arléa, 1992; pour la Politique, Pierre Pellegrin : Aristote, Les Politiques, Paris, GF-Flammarion, 1990.
24 Voir aussi Politique, I, 6, 1255 b 12; et VII, 10, 1330 a 25-33.
25 Cf. John M. Cooper, Aristotle on Friendship, in Essays on Aristotle's Ethics (ed. A. O. Rorty, University of California Press, 1980), p. 301-340, en particulier 302-3; et Aristotle on the Forms of Friendship, in The Review of Metaphysics 30 (1977), p. 645-648. Jacqueline de Romilly résume excellemment l'apport toujours durable d'Aristote à cet égard, loc. cit., p. 253 sq.
26 Éric Weil, Philosophie politique, 3e édition, Paris, Vrin, 1971, p. 245; cf. 251.
27 Jean-Louis Chrétien, La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 217; tout le chapitre intitulé « Le regard de l'amitié » (p. 209-224)S, est remarquable. Sur l'autre n'apparaissant que dans le regard d'un autre, voir aussi les belles pages d'Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie, Paris, Jérôme Millon, 1991, p. 355 sq.; mieux, le chapitre entier sur la personne, p. 325-359.
28 Cf. Robert R. Williams, Recognition. Fichte and Hegel on the Other, State University of New York Press, 1992.




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