La sexualité à travers les âges
La sexualité à travers les âges ou l'envahissement des moeurs sexuelles par la conscience et la réaction contre cette conscience, tantôt sous la forme du puritanisme tantôt sous la forme de révolutions sexuelles. En compagnie de Philippe Ariès, Norbert Elias et Michel Foucault. Cet article a d'abord paru dans le Traité d'anthropologie médicale, publié sous la direction de Jacques Dufresne, Fernand Dumont et Yves Martin, en 1985, aux Presses de l'Université du Québec et aux Presses Universitaires de Lyon.
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L'ÉDUCATION SEXUELLE DES ENFANTS
REFOULEMENT DES PULSIONS SEXUELLES
LAÏCISATION DE LA CHARITÉ ET RÉPRESSION DE LA SENSUALITÉ
XVIIIe SIÈCLE: EXPLOSION SEXUELLE OU EXPLOSION DE LA FÉCONDITÉ?
LA RÉPRESSION SEXUELLE: DE L'ONANISME AU BORDEL
LA GRANDE MALADIE VÉNÉRIENNE DU XIXe SIÈCLE: LA SYPHILIS
GROSSESSE ET ACCOUCHEMENT: DU FATALISME À LA PRATIQUE SCIENTIFIQUE
PHILOSOPHIE DE CETTE HISTOIRE
Pourquoi recourir au passé pour expliquer le présent de la sexualité? Dans la masse de données qu'il recueille sur les conduites sexuelles des temps passés, l'historien n'intervient que pour dégager les constantes ou souligner les différences. Il se distingue du thérapeute en ce que cette opération n'a pas pour but de transformer les comportements des individus en les adaptant à des normes sociales clairement définies. L'historien tente plutôt de s'adapter à la réalité étudiée et le premier problème auquel il se heurte est celui de pousser cette adaptation jusqu'à adopter momentanément la mentalité qui a marqué les conduites d'une époque donnée.
Philippe Ariès, pour illustrer ce qu'il entend par mentalité, raconte, à partir d'une anecdote citée par Lucien Febvre, que François Ier quittait au petit matin la chambre de sa maîtresse pour assister dévotement à la messe. Cette juxtaposition, pour ainsi dire, de deux comportements, l'absence apparente de cohérence entre l'un et l'autre nous étonnent. «Aujourd'hui, commente Ariès, la quasi-simultanéité d'émotions contradictoires n'est plus tolérée par l'opinion commune.» Et il en conclut que nous touchons là «le changement de mentalités» intervenu entre nos prédécesseurs et nous. «Ce n'est pas tant que nous n'ayons plus les mêmes valeurs, mais les réflexes élémentaires ne sont plus les mêmes 1.»
Lorsque ces réflexes élémentaires cèdent progressivement la place au cours des âges à d'autres formes de réflexes, nous perdons avec eux la compréhension intime d'une époque. L'historien doit donc avoir un sens aigu de la transformation des mentalités. Il doit aussi être un peu philosophe s'il veut reconnaître à travers les changements la trame d'une identité collective immuable. Quelle que soit au cours des siècles la diversité des comportements et des mentalités qui en découlent ou qui les inspirent, nous sommes soumis aux mêmes réalités que les hommes qui nous ont précédés. Comme eux, nous naissons avec une sexualité pour ainsi dire double, puisqu'elle est à la fois ars erotica et transmission de la vie. Nous répondons aux questions, sinon aux défis, que nous pose constamment ce double caractère de notre sexualité par des conduites qui, n'étant pas renouvelables à l'infini, participent par beaucoup plus d'aspects que nous le croyons aux conduites de nos prédécesseurs.
Nous avons cherché au cours de ce travail à montrer ces points de ressemblance ou, au contraire, à souligner les différences. Nous nous sommes penchée sur les conduites qui nous semblaient avoir le plus de rapport avec les comportements actuels. Nous étudierons d'abord l'éducation sexuelle des enfants, du Moyen Age au XVIe siècle. On constatera que, contrairement aux préjugés communs sur l'obscurantisme de cette période de l'histoire, d'ailleurs encore mal connue des historiens des mentalités, l'éducation sexuelle des enfants était assurée complètement, et avec une verdeur étonnante, par la communauté familiale.
Nous nous intéresserons ensuite au début de la répression sexuelle en ce qui a trait en particulier à l'éducation des enfants. On verra que cette répression a été amorcée au XVIe siècle, et non au XIXe comme on le croit couramment, et qu'elle s'est poursuivie jusqu'à nous.
Nous nous pencherons au XVIIe siècle sur la création des hôpitaux généraux à Paris et en France, qui marquèrent le début de la prise en charge par les laïcs et par l'État des êtres marginaux: prostituées, filles-mères et mendiants, dans des institutions réglementées et médicalisées, dont le modèle continue de nous inspirer.
Au XVIIIe siècle se produisit une explosion démographique sans précédent dont nous étudierons les causes. Nous verrons quels moyens la société de l'époque dut prendre pour contrôler l'accroissement de la population.
Le XIXe siècle nous apprendra comment, avec l'expansion des internats, les moralistes et les médecins de l'époque luttèrent contre la masturbation et les moyens qu'ils employèrent pour la contrôler. Nous étudierons aussi la grande maladie vénérienne de l'époque: la syphillis, son mode de diffusion et les conceptions hospitalières qui l'entouraient.
Dire de la sexualité actuelle des femmes qu'elle est devenue l'objet d'une médicalisation unique dans l'histoire est une banalité. Nous verrons de quelle fatalité, mais aussi de quelle convivialité, était entouré l'accouchement dans les siècles qui ont précédé les grandes découvertes médicales sur le cycle de la reproduction.
L'éducation sexuelle des enfants
Les sentiments de pudeur qui entourent les relations sexuelles entre l'homme et la femme se sont considérablement précisés et modifiés pendant le processus de civilisation. Il suffit pour s'en convaincre de songer aux difficultés qu'éprouvent les adultes, pendant les dernières phases de cette évolution, à parler aux enfants de ces relations. Or, ces difficultés sont considérées aujourd'hui comme inhérentes à la nature des choses. En effet, des données biologiques semblent expliquer l'ignorance de l'enfant en matière sexuelle et rendre ardue la tâche d'initier les adolescents et les adolescentes à ce qui se passe en eux et autour d'eux. C'est en examinant le comportement correspondant des hommes d'une autre phase de la civilisation qu'on prend conscience du fait que cette situation est rien moins que normale et découle au contraire du processus de civilisation 2.
On peut déduire de ce texte d'Élias que plus les processus civilisateurs sont à l'œuvre — et qu'est-ce que la civilisation? — moins il est facile d'initier l'enfant à la sexualité. La discussion entamée au Québec depuis déjà plusieurs années s'éclairera de ce que l'histoire nous apprend sur l'éducation des enfants des temps passés.
Le livre de Philippe Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, est un classique.
L'une des lois non écrites de notre morale contemporaine, dit Ariès, la plus impérieuse et la plus respectée, exige que les adultes s'abstiennent devant les enfants de toute allusion, surtout plaisante, aux choses sexuelles. Ce sentiment était bien étranger à l'ancienne société. Le lecteur moderne du journal où le médecin du roi, Héroard, consigne de petits faits de la vie du jeune Louis XIII est confondu de la liberté avec laquelle on traitait les enfants, de la grossièreté des plaisanteries, de l'indécence de gestes dont la publicité ne choquait personne et qui paraissaient naturels 3.
Héroard décrit les jeux auxquels on se livrait avec le royal enfant. On voit la reine sa mère, en présence du roi son père, mettre la main à ce que les anciens appelaient gentiment la «guillery» de son fils (qui a trois ans) en lui disant: «Mon fils, j'ai pris votre bec 4». Quand le roi dit à son fils en désignant Mme de Monglat, sa gouvernante: «Voilà (Mme de Monglat) qui accouche», l'enfant «part soudain et se va mettre entre les jambes de la reine 5». D'autres plaisanteries du même genre montrent que le petit, en couchant avec sa nourrice et son mari (on sait que sous l'Ancien Régime les enfants couchaient tous ensemble sans différenciation de sexe et couchaient aussi avec les adultes, serviteurs, parents, etc.), a assisté à leurs ébats nocturnes dont il donne une description qui, toute naïve qu'elle soit, est sans équivoque.
Cette extrême liberté avec les enfants, qui caractérise également le Moyen Âge, cessait dès qu'ils avaient atteint l'âge de puberté. Ce changement d'attitudes, Philippe Ariès l'explique de deux façons. La première: «On croyait l'enfant impubère étranger et indifférent à la sexualité. Ainsi, les gestes, les allusions n'avaient pas de conséquences avec lui, ils devenaient gratuits et perdaient leur spécificité sexuelle, ils se neutralisaient». La deuxième: «Ensuite, le sentiment n'existait pas encore que les références aux choses sexuelles, même dépouillées pratiquement d'arrière-pensées équivoques, pouvaient souiller l'innocence enfantine, en fait ou dans l'opinion qu'on s'en faisait: on n'avait pas l'idée que cette innocence existât vraiment 6».
C'est à partir du XVIIe siècle que cette conception sera progressivement remplacée par la conception moderne que l'enfant est aussi un être sexué. Qui songerait maintenant à contredire Freud quand il définit l'enfant comme un pervers polymorphe en puissance dont la génitalité future est conditionnée par la façon dont il aura intégré les apprentissages de l'oralité et de l'analité.
S'il y a à l'heure actuelle consensus sur l'obligation d'éduquer l'enfant, il y a divergence sur la façon de le faire. Doit-on éduquer l'enfant à la sexualité ou éduquer la sexualité de l'enfant? La question est plus qu'un jeu de mots. Elle marque l'extrême différence qu'il y a entre l'enseignement extérieur, objectif, des pratiques sexuelles et l'éducation à la maturité sexuelle, condition de l'équilibre et de l'épanouissement de l'âge adulte.
Ceux qui optent pour l'enseignement objectif et scolarisé sont aussi ceux qui parfois s'étonnent de ce que, par exemple, un enseignement scientifique des méthodes contraceptives ait si peu d'influence sur le comportement sexuel des adolescents. Le taux élevé des grossesses précoces et des avortements est la réponse négative, inexplicable à l'orientation positive de cet enseignement. Cette réponse négative ne peut manquer de nous renvoyer à notre seconde formulation du problème: l'éducation à la sexualité. Nous n'avons plus les réflexes élémentaires ni surtout la mentalité requise pour faire cette éducation à la façon dont on la faisait sous l'Ancien Régime. Mais ce qu'on peut retenir de la liberté avec laquelle les siècles passés traitaient l'enfant, c'est certainement le naturel avec lequel toutes les questions relatives à la transmission de la vie étaient abordées. Est-ce que le pesant esprit scientifique, qui alourdit au point de les inhiber nos tendances les plus spontanées, nous permet encore d'intégrer légèrement, spirituellement, tendrement même, l'éducation sexuelle à l'éducation pure et simple de nos enfants 7?
Vu sous cet angle, le débat pour ou contre l'éducation sexuelle dans les écoles va au-delà de la morale ou des ambitions professionnelles.
REFOULEMENT DES PULSIONS SEXUELLES
L'intrusion de la société autre que familiale dans l'éducation sexuelle des enfants n'est pas une pratique exclusivement contemporaine. Dès le XVIe siècle, des penseurs, des moralistes ont commencé à intervenir dans cette éducation. Les célèbres Colloques d'Érasme, parus en 1522, étaient destinés non seulement à perfectionner la langue des jeunes mais aussi à les éduquer. Ils connaîtront un succès immense et seront même utilisés comme manuel scolaire. Le moral XIXe siècle se scandalisera de la liberté avec laquelle, pour instruire les enfants, Érasme traite des questions sexuelles et s'opposera en particulier au dialogue célèbre entre l'écolier et la prostituée. C'est Elias qui fait remarquer qu'«Érasme parle dans ces colloques de bien des choses que le processus de civilisation a soustraites depuis à l'horizon des enfants 8».
Et il ajoute cette remarque capitale pour la suite de notre propos: «Les Colloques n'en prouvent pas moins qu'Érasme est sensible à tout ce qui regarde la réglementation de la vie pulsionnelle, même si ses normes ne correspondent nullement aux nôtres. Mais si on les compare à celles de la société médiévale séculière et même à celles de la société séculière de son temps, elles marquent une poussée sensible en direction de ce refoulement des pulsions que le XIXe siècle justifiera surtout par sa morale 9».
Jusqu'à l'âge de la puberté donc, l'enfant était le témoin et l'acteur de toutes sortes de comportements sexuels qui nous apparaissent aujourd'hui, pour reprendre la formule d'Ariès, à la «limite du supportable». C'est à la fin du XVIe siècle que naîtra l'idée du livre classique expurgé à l'usage des enfants. Pour Ariès, cet événement est important, il est la racine du «respect de l'enfance», de la croyance en l'innocence qui trouvera son accomplissement au XVIIIe siècle avec la théorie de Rousseau sur l'enfant, être innocent que pervertissent la société et l'éducation.
Déjà au XVe siècle, Gerson publiera un traité à l'usage des confesseurs, De confessione mollicei où «il se révèle excellent observateur pour l'époque, de l'enfance et de ses pratiques sexuelles 10». Toutes les règles de conduite qu'il édicte, nous les retrouverons appliquées presque telles quelles dans les internats et couvents du Québec jusqu'à tout récemment. Gerson s'élève contre la promiscuité au lit, contre les jeux non surveillés, contre les chansons grivoises, il suggère d'éclairer et de garder les dortoirs la nuit, d'éviter les contacts avec les enfants étrangers à l'institution ou avec les domestiques «en dehors de la présence des maîtres». «Mais, comme le fait remarquer Ariès, il faudra trois siècles de temps et d'effort pour faire régner, tard au XVIIIe siècle, une stricte discipline dans les collèges.» Les préceptes de Gerson demeurent pendant tout ce temps des vœux plus que des réalisations.
Chez les protestants, les Colloques de Verdier remplacent ceux jugés trop verts d'Érasme et, ce qui est tout à fait nouveau, «on y trouve un souci original de pudeur, du soin pour éviter des accrocs à la chasteté ou à la civilité du langage 11».
La grande réforme des mœurs du XVIIe siècle est amorcée. Il est important de la comprendre parce que la libération sexuelle du XXe siècle ne s'éclaire qu'à la lumière de ce qu'Élias appelle «le refoulement des pulsions» qui, pour lui, fait partie du processus de civilisation.
LAÏCISATION DE LA CHARITÉ ET RÉPRESSION DE LA SENSUALITÉ
Jusqu'au XVIIe siècle, l'Église et les grands fondateurs d'ordres, saint Benoît, saint François, sainte Claire, saint Vincent de Paul avaient, pour reprendre le mot d'Orest Ranum, «pris soin du corps et de l'âme du pauvre, quelle que fût sa condition morale 12». Vers le milieu du XVIIe siècle, la charité devint «moralisatrice et punitive». Ce changement de conception coïncide avec la laïcisation de certaines œuvres de charité:
Dès 1640, certaines œuvres tombées sous la direction de laïcs se virent dépourvues du caractère de simplicité dévote que leur avaient donné leurs saints fondateurs. Pour ces laïcs, la charité n'était plus une compassion chrétienne pour le prochain, un humanitarisme profondément religieux, mais un moyen de débarrasser la société des individus «vicieux»: mendiants, prostituées, vieillards, infirmes, protestants et toutes personnes dont la pensée ou même le vêtement échappaient à la règle commune 13.
Leur présence à l'intérieur de la Compagnie du Saint-Sacrement et du Cercle de Port-Royal leur permit de mettre au point un vaste programme de moralisation: contrôle des écrits pornographiques, lutte contre la prostitution, fondation d'écoles pour les convertis au catholicisme, lutte contre les Huguenots, campagne contre le port de robes décolletées. «Toute manifestation de sensualité devait être réprimée et la campagne ne tarda pas à s'étendre aux audaces du théâtre, de la poésie et de la danse.14»
Mais l'œuvre principale de la Compagnie du Saint-Sacrement est la fondation de «l'hôpital général» qui serait à la fois «prison, hospice, maison de correction et asile d'aliénés», en 1656. C'est une date à retenir. Cet «hôpital général» est sans doute l'ancêtre de nos hôpitaux et de nos asiles psychiatriques. Et contrairement à l'opinion commune, cette moralisation de la charité est attribuable à l'ingérence des laïcs dévots dans les institutions régies à l'origine par les religieux. Ce sont eux qui inspireront à Molière son Tartuffe. Les religieux et les religieuses qui œuvreront dans ces établissements seront par la suite plus ou moins prisonniers d'un modèle culturel dont ils n'auront pas été les initiateurs.
Il existait dans ces hôpitaux «une discipline régulière, prières, sermons, travail forcé et fouet en cas de besoin». Les internés «devaient porter un uniforme spécial et les prostituées récidivistes avaient les cheveux tondus 15». (Le même type de vexation sera imposé aux prostituées en France au moment de l'épuration.) On verra plus loin dans les pratiques entourant l'accouchement que ce sont ces malheureuses qui permirent aux médecins exerçant dans les hôpitaux généraux d'acquérir, au cours des siècles suivants, les connaissances scientifiques de l'obstétrique actuelle.
Et, continue Ranum, pour notre édification de modernes chatouilleux de leurs droits et hyperaseptisés, «les conditions de vie à l'hôpital général toujours bondé étaient si humiliantes et si physiquement dangereuses qu'après 1670, la peur d'y être interné fit diminuer dans la capitale le nombre des mendiants et des fainéants 16». Ajoutons que pour recruter ses patients, cet hôpital s'était constitué une police spéciale, dite «les archers des pauvres», qui allait lever comme des lapins les miséreux qui traînaient dans les rues de Paris.
L'influence des laïcs dévots fut telle qu'on a pu parler à leur sujet d'une «vaste entreprise étatique de répression sociale... Vers 1690, la monarchie française administrait et finançait le plus vaste programme d'assistance sociale jamais entrepris depuis l'époque romaine 17».
Nos institutions, notre conception soi-disant moderne de l'assistance sociale, la spécialisation des soins médicaux dans les milieux hospitaliers semblent découler directement de la prise en charge des marginaux de la société par des laïcs dévots qui remplacèrent l'hospitalité ouverte et non moralisatrice des fondateurs de l'Hôtel-Dieu moyenâgeux par une codification et un contrôle des règles d'admission et de détention dans les hôpitaux généraux.
D'autres comportements étaient-ils possibles? Une petite communauté peut intégrer une ou deux prostituées «artisanales», comme on disait dans certains villages. Les mécanismes régulateurs demeurent alors des mécanismes organiques. Peut-on maintenir l'ordre et l'hygiène dans une cité envahie par des milliers de prostituées sans des contrôles étatiques rigoureux?
XVIIIe SIÈCLE: EXPLOSION SEXUELLE OU EXPLOSION DE LA FÉCONDITÉ?
Pour Élias, tout le processus civilisateur à l'œuvre depuis la Renaissance va dans le sens d'un refoulement des pulsions. Et, en ce qui concerne l'éducation de l'enfant, Philippe Ariès soutient la même thèse. Les deux historiens reconnaissent donc implicitement l'existence d'une vitalité sexuelle telle que les moralistes émirent progressivement, à partir du XVe siècle, des règles en vue de l'endiguer. Pour Shorter, 18 au contraire, nos prédécesseurs auraient été contraints d'organiser leur vie amoureuse à l'intérieur d'un carcan moral d'une rigidité telle que rien, aucune pression intérieure ne pouvait le faire éclater. Ce citoyen du Nouveau Monde a beaucoup de mal à se représenter l'Ancien; il voit la sexualité des temps passés comme une plante dont les racines seraient restées dans la terre de la répression du Xe au XVIIIe siècle et qui se serait mise à fleurir au soleil de la révolution industrielle du XVIIIe siècle. Cette révolution aurait à long terme engendré ce qu'il appelle la «première révolution sexuelle» du même siècle et la «deuxième révolution», celle des années soixante.
Il donne comme preuve absolue de sa thèse le fait que «vers la fin du XVIIIe siècle, le nombre des grossesses extra-conjugales s'éleva de manière foudroyante au sein de pratiquement toutes les communautés pour lesquelles nous disposons de renseignements 19». Peut-on expliquer exclusivement sans sourire cette augmentation de naissances illégitimes par une pratique sexuelle devenue soudainement possible après des siècles de répression? Montaigne, Brantôme, La Fontaine et tout un folklore parvenu jusqu'à nous témoignent d'un érotisme constant, chez les Français du moins, et dans toutes les couches de la société 20. Cette explosion coïncide d'abord avec la disparition progressive du mariage endogamique à l'ère technologique. Les paysans quittent leur village pour aller travailler dans les fabriques des villes avoisinantes. «Dans les régions manufacturières ou commerçantes de l'Ardèche orientale et de la bordure sous-cévenole (à la fin du XVIIIe siècle), on relève des écarts de natalité de 45% par rapport au Vivarais et aux Cévennes (régions demeurées agricoles) 21.» D'autres explications peuvent être données. Un des traits du XVIIIe siècle, par rapport aux siècles antérieurs, c'est que l'âge au mariage devient tardif. Il atteint 25 ans chez les femmes et 27 ans chez les hommes dans les campagnes. Plus de dix ans séparent l'âge nubile de l'âge du mariage, d'où un accroissement de l'activité sexuelle, en déduit Shorter. D'autres raisons sont invoquées: une diminution du nombre des avortements, provoqués ou subis. Les fausses-couches étaient relativement nombreuses dans les périodes d'épidémie et de disette. Mais ces raisons n'expliquent pas tout. La raison dominante semble être une explosion de la fécondité due à une amélioration des conditions de vie et à la fin des grandes famines du XVIIe siècle. On invoque également la diminution des mortalités chez les enfants. Depuis le Moyen Âge jusqu'aux XVIIP et XVIIIe siècles, «l'importance des naissances est compensée par la lourdeur du nombre des morts». À partir de 1740 environ, il y a prédominance de la vie sur la mort. La prospérité contribue à restaurer une certaine régularité du cycle féminin et à accroître le nombre des naissances.
L'infanticide, dont les procès au cours des siècles antérieurs donnent lieu de croire qu'il se pratiquait en assez grand nombre, a diminué, grâce en partie à la création des hôpitaux généraux qui recueillent les enfants nés hors mariage. L'enfant abandonné par une mère démunie sur les marches d'une institution de charité est une constante de la littérature de l'époque. «Il y a beaucoup de femmes, dit l'auteur d'une plainte faite à Montpellier, qui mènent une vie scandaleuse, et font des enfants sans maris et exposent leurs enfants bâtards au dit hôpital... Néanmoins, elles sont secourues et assistées.22»
Y a-t-il eu aussi diminution des avortements? Question complexe; on sait qu'il existait dans toutes les communautés des recettes de bonne femme pour se faire avorter. Mais en raison de la désapprobation sociale et religieuse qui entourait l'avortement, ces recettes étaient pour la plupart secrètes; on se les transmettait de bouche à oreille. L'avortement provoqué pouvait être confondu avec l'avortement subi. Pour toutes ces raisons, la fréquence des avortements est difficile à établir. Nous verrons l'opinion de Mireille Laget à ce sujet.
On a tendance à croire que les problèmes causés par l'explosion démographique sont exclusifs au XXe siècle. Le XVIIIe siècle en a rapidement été conscient. Les dispositifs mis en place pour assurer la régulation des naissances ont ceci de particulier qu'ils ont été sécrétés par les communautés; la prise en charge par l'État du contrôle des naissances ne se fera qu'au XIXe siècle au fur et à mesure que les théories de Malthus se répandront.
Voyons quels moyens plus artisanaux employèrent les communautés. L'âge au mariage s'accrut considérablement par rapport à celui du Moyen Âge. Dans les campagnes, on pratique donc le mariage tardif. Cela ne vaut toutefois pas pour les villes où les jeunes filles se marient jeunes et les hommes à un âge plus avancé.
Le célibat fut un autre moyen utilisé pour contrôler l'accroissement démographique, mais aussi comme «solution aux problèmes économiques de la famille élargie». Et, poursuit Mireille Laget, «pour la bonne marche des affaires, une partie des fils dans des dynasties de marchands ou de fabricants ne se marie pas. Ce n'est pas un hasard. L'un d'eux assure l'avenir de la lignée. Les autres se consacrent à la prospérité de la fabrique 23».
On connaît l'existence, comme autre moyen contraceptif, de l'allaitement prolongé, chez les paysannes du moins, car, chez les citadines, au contraire, la coutume qui a prévalu pendant le XVIIIe et le XIXe siècles était la mise en nourrice. À Paris, tant dans les milieux bourgeois que chez les artisans, les nouveau-nés étaient confiés à des nourrices campagnardes ou citadines, selon les moyens de fortune 24. Cette coutume tenace a eu paradoxalement comme résultat que de nombreuses femmes des classes supérieures n'échappaient pas à la grossesse annuelle qui était le sort commun des femmes de la campagne à la même époque, au Canada français. Certaines, mais non pas toutes, car l'idée de la contraception appliquée au mariage commence à se développer dans les villes, et, plus rarement, dans certaines campagnes. «Dans la France du Sud-Ouest, les époux ont, au XVIIIe siècle, une attitude contraceptive dès le début du mariage: dès les premiers enfants, l'intervalle entre les naissances est grand, c'est un fait très particulier 25.»
Quels étaient les moyens contraceptifs employés au XVIIIe siècle? Les historiens s'entendent pour reconnaître que «l'étreinte interrompue a été, selon toute vraisemblance, la seule pratique utilisée régulièrement pour écarter les grossesses 26.»
D'après Mireille Laget, l'avortement était aussi très pratiqué. «On est tenté de croire ... que le recours à l'avortement était suffisamment courant pour constituer une pratique d'espacement des naissances et se substituer à la contraception 27.»
Enfin, les époux se soumettaient aux prescriptions de l'Église sur la continence, pendant l'Avent et le Carême. «L'étude de la fécondité saisonnière montre que les époux avaient moins de rapports amoureux en période de Carême: ... La différence entre les comportements des pays protestants et des pays traditionnellement catholiques est, à ce titre, marquée.» Mais parallèlement à cette soumission, on constate aussi une opposition aux mises en garde de l'Église, dans les villes en particulier. «Cette rupture diffuse... est souvent masculine: elle favorise le développement d'une plus grande liberté de mœurs, de couples illégitimes et de relations hors mariage 28.»
LA RÉPRESSION SEXUELLE: DE L'ONANISME AU BORDEL
On a vu que des moralistes du XVe et du XVIe siècles ont commencé à opposer aux Colloques d'Érasme, jugés tendancieux, des prescriptions morales destinées à l'éducation des jeunes. Il faudra toutefois attendre au XVIIIe siècle pour que ces prescriptions se généralisent et soient respectées dans tous les collèges. Le mot de Nietzsche: «Les mœurs ont toujours trois cents ans de retard sur les idées» s'applique ici de façon frappante. Est-ce qu'on peut appliquer ce mot à notre siècle? Est-ce que les mœurs actuelles ne nous semblent pas aller aussi vite que les idées? Il aura fallu plus ou moins trois siècles avant qu'une morale sexuelle régisse les établissements d'éducation en France. La pratique généralisée de la contraception en Occident se sera répandue en moins de 20 ou 30 ans. On pourrait citer d'autres exemples.
La question de la masturbation entre autres est une question controversée. Pour Shorter, «la masturbation et un certain polymorphisme sexuel sont des créations (souligné par l'auteur) de la modernisation 29.» C'est oublier que Gerson, moraliste du XVe siècle, met déjà les confesseurs en garde contre cette tendance chez l'enfant. Et on a vu au cours de ce travail la diversité des conduites sexuelles à travers les âges. On se trouve, grâce à Edward Shorter, devant une énigme insoluble. La psychologie contemporaine nous a appris à établir un rapport certain entre la puissance sexuelle et la créativité 30. Comment croire, à partir de cette hypothèse, que les hommes et les femmes du Moyen-Âge et de la Renaissance, par exemple, aient pu créer des formes artistiques dont la perfection a traversé les siècles, non seulement en architecture, en sculpture, en peinture ou en enluminure, mais aussi dans d'autres domaines plus humbles de la vie quotidienne que nous ont conservées les musées des arts et traditions populaires — témoigner donc d'une extraordinaire créativité dans le domaine de l'art et être frappés d'impuissance dans celui des conduites sexuelles? On résiste mal à la tentation de renvoyer Shorter à D. H. Lawrence et à son mot célèbre: «La santé de l'esprit a ses racines dans la puissance sexuelle»...
Mais pour en revenir à la question de la masturbation, on peut aussi présumer qu'aux époques où la forme de vie sociale la plus répandue était communautaire, la masturbation n'était sans doute qu'une des conduites sexuelles possibles et que l'apprentissage de la sexualité pouvait aussi se faire de façon communautaire.
Nous aurions pu choisir de parler des rites d'initiation amoureuse des adolescents. Nous renvoyons le lecteur à un livre de Marcel Aymé, La jument verte. Relu à travers le prisme de l'histoire des mentalités, ce livre est un document sociologique extrêmement pertinent sur les mœurs sexuelles d'une petite communauté de la fin du XIXe siècle, dont Marcel Aymé est issu.
Comme leurs contemporains européens, de nombreux enfants québécois élevés dans les villages ont joué avec leurs compagnons et leurs compagnes aux jeux interdits et bruyants peut-être préférés aux actes solitaires et silencieux.
Il reste qu'effectivement, les siècles s'écoulant, les moralistes, auxquels se sont ajoutés les médecins, ont beaucoup dénoncé la masturbation. On observe toutefois que la répression de cette coutume sexuelle s'accompagnait d'une tolérance généralisée à l'égard des bordels, ce qui n'était pas le cas dans les institutions scolaires québécoises où les éducateurs luttaient à la fois contre les pratiques masturbatoires et contre la prostitution. On se souvient que saint Louis au XIIIe siècle avait dû rouvrir les «bourdeaux» qu'il avait d'abord fait fermer au début de son règne, en raison de la dégradation notable des mœurs qui en était résultée. Le bordel, sous toutes sortes de formes, est une institution constante dans l'histoire de l'humanité en général et de la France, en particulier.
Au XIXe siècle, notamment,
les visites aux prostituées commençaient dès l'école. Durant les vacances et les jeudis après-midi, les bordels regorgeaient d'écoliers. Cette précocité était encouragée par la guerre intensive menée contre la masturbation. Ce danger était l'une des obsessions primordiales des parents et des professeurs. Les efforts déployés pour l'enrayer étaient si considérables que l'on ne peut les comparer qu'à une version moderne des chasses aux sorcières moyenâgeuses... Les prostituées jouaient un rôle important dans la vie de l'adolescent. Dans une enquête menée pourtant auprès d'hommes mariés catholiques pratiquants, 60% d'entre eux reconnurent avoir eu une activité sexuelle avant le mariage et 47% d'entre eux avoir été initiés par une prostituée 31.
Ces statistiques sont du XIXe siècle.
Il n'est pas sans intérêt de les comparer à des statistiques contemporaines sur l'usage que les adolescents actuels font de leur sexualité. «Entre 1960 et 1970, environ 35% des filles et 55% des garçons disaient avoir déjà eu des relations sexuelles. Depuis 1970, ils en ont dans des proportions de 55% chez les filles et de 65% chez les garçons. À la dernière année du cours collégial, environ 80% des garçons et des filles disent avoir déjà accompli le coït 32.»
LA GRANDE MALADIE VÉNÉRIENNE DU XIXe SIÈCLE: LA SYPHILIS
Si on ouvre un dictionnaire médical publié dans les années vingt de ce siècle, on est frappé par l'importance de la description clinique accordée à la syphilis. On sait que ce fut la grande maladie vénérienne du XIX° siècle. Flaubert la décrit comme étant presque aussi courante que le rhume ...
Au début du siècle, les dossiers des compagnies d'assurances révélaient que, sur la totalité des décès, entre 14 et 15% étaient dus à la syphilis. Une autre analyse donne le chiffre de 17%. Une troisième, effectuée entre les deux guerres, suggérait qu'un dixième probablement de la population en souffrait, c'est-à-dire 4 millions de gens, et que 140 000 personnes en mouraient par an, 40 000 mises au monde d'enfants morts-nés lui étaient imputables chaque année. C'était l'une des causes principales de la folie... On pourrait dresser la liste de très nombreux personnages éminents de l'histoire française qui en ont souffert 33.
Paradoxalement, l'une des raisons qui aura contribué à la terrible expansion de la maladie aura été l'attitude moralisatrice de certains responsables des milieux hospitaliers.
Dans la plupart des hôpitaux de Paris, on refusait de recevoir les syphilitiques. Zeldin note que «jusqu'en 1871, le principal hôpital parisien à s'en occuper, l'hôpital Lourcine, n'offrait que des cellules en sous-sol pour punir ces malades considérés comme moralement répréhensibles. Se présenter à cet hôpital revenait à avouer publiquement sa maladie et en décourageait beaucoup 34». Les soins médicaux étaient offerts de telle façon qu'ils décourageaient la clientèle. Aussi, régnait-il à Paris et en France un charlatanisme qui prenait toutes sortes de formes et qui atteignait toutes les couches de la population. De plus, on croyait que les prostituées étaient les seuls agents de transmission de la maladie et les mesures de prévention se limitaient donc aux bordels 35.
La maladie se répandit dans toute la France sinon dans toute l'Europe. On sait maintenant que les paysans qui travaillaient en ville rapportaient à leurs compagnes le chancre syphilitique dont ils ne connaissaient ni la façon de l'éviter, ni celle de ne pas le transmettre.
La maladie vénérienne autrefois inconnue dans les campagnes est devenue depuis peu assez commune dans quelques-unes, par l'habitude, née du besoin, que des ouvriers, et particulièrement des maçons, ont contractée de venir pendant l'été à Paris, pour y être employés dans les bâtisses. Ces malheureux peu précautionnés, trouvent dans cette capitale tant d'occasions ... qu'ils y succombent et gagnent la maladie vénérienne; ils la communiquent à leurs femmes, quand ils sont de retour, soit qu'ils ignorent précisément leur état, soit qu'un traitement fait à la hâte, et souvent par des charlatans, leur donnent une sécurité aussi dangereuse que la maladie 36.
Cet écrit date de 1788.
Cette ignorance s'est perpétuée pendant longtemps car un autre rapport médical, établi cette fois en 1864 à Strasbourg fait état de «ces femmes de la campagne, infectées par leurs maris, et qui, ne connaissant pas la nature du mal et n'osant pas en parler à un médecin, laissent la maladie s'enraciner... 37.»
C'est en 1880 seulement que s'ouvrit à Paris un dispensaire «où le secret médical était garanti». En 1882, on y soigna 31 000 cas contre 4 800 à Lourcine.
Peut-on dire que la syphilis a été le cancer du XIXe siècle? On la considérait comme une arme à double tranchant: elle produisait la folie ou le génie ou parfois le génie dans la folie. A peu près contrôlée maintenant par les antibiotiques, et ayant en tout cas perdu sa virulence, la syphilis est-elle en voie d'être remplacée par l'herpès?
GROSSESSE ET ACCOUCHEMENT: DU FATALISME À LA PRATIQUE SCIENTIFIQUE
On sait que le mariage était au Moyen Âge un acte social dont tous les rites étaient déterminés par la communauté. Jusqu'à tout récemment, l'accouchement sera aussi un acte communautaire que présidera la sage-femme et auquel participeront ou assisteront les parents et les voisins.
Ce qui est remarquable quand on étudie l'accouchement tel qu'il se pratiquait avant l'âge de la clinique, c'est qu'il s'écoula un intervalle très long avant que la médecine qui, à partir du XVIIIe siècle, commença à connaître et à maîtriser le processus de l'accouchement, n'envahit complètement l'espace physique, psychique et social de l'accouchement. On verra que dans les campagnes de France, en particulier, on ne fera appel au médecin qu'en dernier recours, la préférence de l'accouchée et de sa famille allant spontanément à la sage-femme de la communauté. La femme préférera pendant longtemps la chaleur humaine qui s'accompagnait souvent d'ignorance et de maladresse à l'intervention d'un médecin plus ou moins étranger aux coutumes du milieu.
«L'accouchement impose que le sexe de la femme devienne public. C'est un moment d'exception où l'intimité de la femme se confond avec l'histoire de la communauté.»
Les mécanismes de la fécondation seront étudiés sérieusement par les savants à partir du XVIIe siècle. Auparavant, les théories les plus fantaisistes circulaient et même un Voltaire ironisera sur les recherches au microscope qui prétendaient percer ce mystère. Risquons une comparaison avec l'opposition que suscita la découverte de Galilée: les êtres humains des temps passés semblent n'avoir pas été davantage enclins à connaître le mystère de leurs origines qu'à percer celui du système solaire. Tout se passe comme s'ils avaient l'esprit ainsi orienté qu'ils trouvaient plus de satisfaction dans les croyances fantaisistes de leur univers culturel que dans les certitudes d'un univers scientifique qui commençait à s'affirmer. Pour le meilleur ou pour le pire, on constate que l'homme a d'abord résisté à la rationalisation de son environnement. Comme le fait remarquer Mireille Laget: «Les théories des hommes d'études et les réactions populaires constituent ici deux domaines absolument imperméables».
Mais, nous allons le voir, la résistance aux découvertes scientifiques n'est pas venue que des cultures populaires.
Il y avait à Vienne, en 1847, une clinique d'accouchement où n'intervenaient que des sages-femmes et une autre où les accoucheurs étaient des étudiants en médecine. Dans la première, la clinique du docteur Bartch, le taux de mortalité par fièvre puerpérale était d'environ 9%. Dans la deuxième, celle du docteur Klein 38, le taux pouvait s'élever à certaines périodes de l'année jusqu'à 33% 39. Semmelweiss, un médecin hongrois, qui s'intéressait depuis déjà un certain temps à la fièvre puerpérale dont il cherchait les causes, ayant observé cela, imagina de transférer les sages-femmes de Bartch chez Klein et les étudiants de Klein chez Bartch. Le niveau de mortalité par fièvre puerpérale passa le mois suivant de 9% à 27% chez Bartch. Semmelweiss fit alors l'observation qui allait le conduire à la découverte de l'asepsie. Il nota que les étudiants qui pratiquaient l'accouchement faisaient également des autopsies et qu'ils passaient des cadavres aux accouchées directement. Après avoir accumulé toutes sortes d'observations, il en vint à déduire que «les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes». Constatation qui nous apparaît maintenant banale dans son évidence. Semmelweiss, pour lutter contre la transmission de l'infection par les mains, mit au point un système de désinfection à base d'une solution de chlorure de chaux et demanda aux étudiants de s'y soumettre avant de procéder à l'examen des accouchées. «Le résultat ne se fait pas attendre, écrit Céline, biographe de Semmelweiss, il est magnifique. Dans le mois suivant, la mortalité puerpérale devient presque nulle, elle s'abaisse pour la 1er fois au chiffre (actuel des meilleures Maternités du monde) de 0,23% 40».
Le croira-t-on? Cette expérience fut contestée et rejetée avec violence à Vienne même où le caractère tranchant de Semmelweiss, et peut-être son génie, lui avaient valu l'inimitié de plusieurs collègues. La Société médicale de Londres considéra cette découverte avec indifférence et l'Académie de médecine de Paris également. Il fallut attendre Pasteur, trente ans plus tard, pour que le principe devenu élémentaire de l'asepsie fût reconnu et diffusé. Combien de milliers de morts inutiles en payèrent le prix? Comment est-il possible qu'on ait nié ce qui nous apparaît maintenant à nous comme une évidence?
Pour reprendre le mot d'Ariès, la transformation des «réflexes élémentaires» est lente et progressive. L'histoire des mentalités nous le prouve abondamment.
Nous nous sommes attardée à cette découverte parce que, une fois mise en application, elle marquera dans l'histoire la fin d'une longue période où accoucher était un acte périlleux, sur lequel ni la femme, ni son entourage n'avaient de maîtrise et qui s'accompagnait, trop souvent sans doute, de douleurs violentes, d'infections graves, sinon mortelles et d'infirmités irréversibles.
Les mesures d'hygiène découvertes par Semmelweiss et par d'autres savants ont, au fur et à mesure qu'elles se sont répandues dans les hôpitaux et les cliniques d'Europe et d'Amérique, réduit presque à zéro la mortalité puerpérale. Si, en se retournant vers le passé, on est perplexe devant les formes que revêtait, par exemple, l'éducation sexuelle des enfants, ou devant la sociabilité ritualisée qui entourait les actes du mariage, c'est devant les grossesses et les accouchements tels que vécus aux siècles passés qu'on mesure sans ambiguïté de quel fardeau l'hygiène et l'obstétrique modernes ont soulagé la femme 41.
La grossesse, à cause des divers malaises qui l'accompagnent, était facilement considérée comme un état pathologique; des rites très variés et très observés l'entouraient: interdiction de danser, de se livrer à des travaux durs, de boire du vin, etc. On croyait aussi beaucoup à l'influence de l'état émotif de la mère sur l'enfant. Certaines choses ne devaient pas être vues, par exemple la mort d'une bête, ou faites, par exemple assister à un enterrement; les prescriptions à cet égard relèvent souvent de la superstition 42.
Cela n'empêche pas que «la femme mariée d'autrefois considère que l'état de grossesse fait partie de sa vie; sans surprises, sans calculs... Les rares femmes qui ont fait, au XVIIIe siècle, le journal de leur vie familiale, mêlent des allusions à leur grossesse et à leur accouchement au déroulement des événements extérieurs, sans changement de ton, sans attendrissement sur leur propre sort 43». Les expressions «se faire prendre» ou «tomber enceinte» (ici, au Québec, «partir pour la famille») sont très récentes.
Il existe pour soigner les malaises de la grossesse toute une thérapeutique populaire que les femmes se transmettent de l'une à l'autre. Dans Le jeu de la tentation, de Jeanne Bourin, la vieille Mathilde cueille et apprête les plantes qu'elle sait administrer à bon escient dans toutes les circonstances, grossesses et accidents. La phytothérapie a toujours été la médecine populaire la moins contestable. Les médecins eux-mêmes l'utilisaient et, au Québec, les médecins de campagne, qui étaient aussi parfois apothicaires, en faisaient un usage constant.
«Le domaine de la cuisine ou des conserves, écrit Régine Pernoud, est le plus souvent l'apanage de la femme... de même que ce qui touche à la santé et à l'hygiène: on trouve un grand nombre de manuscrits souvent inédits, qui vont de la médecine proprement dite aux simples conseils de diététique; parmi eux, quelques-uns s'adressent spécialement aux femmes, ainsi ces deux traités de gynécologie que mentionne Eilenn Power, l'un à Londres, l'autre à Oxford 44.» Outre l'utilisation des plantes, on pratiquait les trois grandes interventions médicales de l'époque: la purgation, le lavement et la saignée. Ces trois traitements étaient administrés aussi bien par les sages-femmes que par les médecins. Lorsque les médecins prendront en charge l'accouchement au cours des XVIIIe et XIXe siècles et réclameront que les sages-femmes reçoivent un enseignement approprié, ils s'insurgeront, pour appuyer leurs revendications, contre l'usage abusif et souvent contre-indiqué de ces thérapies par les sages-femmes. Mais les médecins eux-mêmes savaient-ils ne pas en abuser? Le Diafoirus de Molière est à peine caricaturé. La saignée, en particulier, est «le recours indispensable dans tous les malaises». Y compris, ce qui nous semble maintenant aberrant, «au moment de la naissance... dans des cas difficiles 45».
L'avortement spontané était très fréquent. «Dans des populations où la malnutrition est endémique et où la femme effectue souvent un travail de force, le nombre de fausses couches précoces ou tardives représente une proportion considérable du nombre de conceptions 46.»
La médecine de l'époque ne semblait pas être totalement démunie devant les risques d'avortement. «Les médecins, dit Mireille Laget, utilisent abondamment les essences locales, sous les mêmes formes de fomentations et d'infusions que prescrivent les paysannes. Il n'y a de leur part aucun mépris pour ces préparations patientes, et donc pas de conflit avec... les remèdes de bonne femme. Les indications rencontrées dans ces traitements sont en général judicieuses 47.»
Donc, sous l'Ancien Régime, beaucoup de fausses couches, beaucoup de maternités aussi et beaucoup de mortalités infantiles. «Au XVIIIe siècle, un enfant sur trois était condamné à mourir avant la fin de sa 1er année et un enfant sur deux seulement avait la chance d'atteindre sa 21e année 48.» C'est à partir de 1740 environ que le nombre des naissances l'emportera sur celui des morts. La dénatalité contemporaine causée en partie par le changement de mentalités (usage généralisé des contraceptifs, recherche d'une qualité de vie) nous ramène paradoxalement à la situation démographique des siècles antérieurs au XVIIIe siècle.
«L'enfantement autrefois était un état. Il est aujourd'hui, pour des femmes qui ont un ou deux enfants, une expérience» (Mireille Laget).
Nous avons vu qu'à partir du XVIe siècle, une morale sexuelle est apparue dans les manuels destinés à l'éducation des élèves. Cette morale s'est étendue progressivement aux mœurs sexuelles du mariage et de la vie conjugale. Pour l'Église, la fin première du mariage est la procréation. «Toute œuvre de chair est entachée de mal, et la conception d'un enfant en est le seul rachat. Des ouvrages de morale et de casuistique, plusieurs fois réédités, orientent les pensées et les comportements ... Par des lettres pastorales, des ordonnances, des instructions, (les évêques) ont formé le clergé à être très attentif à une stricte morale de la relation sexuelle 49.»
Quel que soit le jugement qu'on porte sur cette morale, on peut difficilement nier le fait qu'elle coïncide avec les intérêts de la survie de la population. Plus tard, l'État planifiera la contraception pour lutter contre un accroissement démographique trop accentué. Compte tenu de la mortalité périnatale, on peut se demander ce que serait devenue la France, par exemple, si on avait pratiqué la contraception. Peut-être serions-nous arrivés au même nombre d'enfants, peut-être les femmes, moins fatiguées par les grossesses successives, auraient-elles eu des accouchements moins pénibles? Hypothèse invérifiable. Et, sans doute aussi, hypothèse impensable dans des époques où, dans tous les autres domaines, les êtres humains s'abandonnaient aux rythmes des saisons et de la nature, à ce que les stoïciens appelaient la nécessité. La rationalisation des conduites sexuelles n'interviendra qu'après des siècles de moralisation. Cette rationalisation, on la retrouvera dans la médicalisation progressive de l'accouchement.
En attendant, «la femme qui enfante n'est qu'un jouet dans une célébration tragique de la douleur où, dès l'abord, elle est en esprit prisonnière du rôle qui lui est assigné: autour d'elle, un partage de son malheur par d'autres gémissements, d'autres cris, les femmes qui communient ainsi à l'accouchement des autres valorisent la souffrance vécue à tour de rôle. Le cri devient une manière de communiquer... Mais si l'accouchement s'éternise, les femmes qui accouchent sont épuisées, gémissantes, submergées, dépendantes 50».
Est-ce un passage qui peut s'appliquer aux femmes actuelles? Est-ce que les cours d'accouchement naturel, l'hygiène alimentaire, la rapidité de l'intervention médicale, les moyens techniques variés et bien maîtrisés, le recours à l'anesthésie partielle et totale ont à jamais éliminé de la vie des femmes les aspects dramatiques, presque démoniaques des accouchements difficiles des temps passés? Est-ce que le sentiment de la mort possible, omniprésent dans les siècles passés, a disparu? Les femmes réclament maintenant une réappropriation de l'acte d'accouchement. De quoi la haute technologie médicale les a-t-elles dépossédées? Ce qu'elles cherchent, ce n'est sûrement pas l'abolition des connaissances obstétricales qui leur permettent, par rapport aux femmes des époques précédentes, de franchir avec le minimum de risques le cap de l'enfantement. Ce qu'elles veulent retrouver, c'est la convivialité, la chaleur dont elles étaient entourées 51.
L'une des pratiques thérapeutiques les plus universelles est l'entretien de la chaleur autour de la femme qui accouche: chaleur physique, chaleur humaine, l'une n'étant que l'image de l'autre. Les bonnes femmes spontanément ferment les fenêtres, multiplient les couvertures, activent le feu, préparent du bouillon, comme si cette chaleur promettait sécurité. Elles tirent les rideaux opaques, allument des chandelles, dans la recherche plus ou moins confuse d'une protection contre les dangers de l'extérieur et parce que la chaleur est bienfaisante dans un état pathologique 52.
L'attitude d'attente était une attitude également très importante dans les rites anciens de l'enfantement. Les femmes ne savaient pas compter le temps de leur grossesse; dans un cas qui fut recensé, une femme crut être enceinte de février 1668 à septembre 1669: son entourage fut tellement persuadé qu'elle accoucherait d'un monstre que «l'on prépare... un sac grossier pour recevoir l'enfant à la naissance sans le voir 53».
On peut supposer qu'il s'agit là d'un cas-limite. Savoir compter son temps... quel médecin, même à l'heure actuelle, peut prédire la date d'un accouchement? Ce qui est certain toutefois, c'est que la femme autrefois avait une connaissance fantaisiste de son cycle. Jusqu'au XVIIIe siècle, «les hommes et les femmes vivent avec le sentiment profond qu'il faut du temps pour toute chose et que ce temps fait partie de la sagesse de Dieu. Chez les paysans, plus que chez les hommes de ville, la perception du temps est liée aux cycles saisonniers, aux inéluctables retours, avec lesquels il n'y a qu'à communier; les cycles végétaux, la vie des bêtes, la vie des hommes, le temps de gestation de la femme procèdent de cette grande obéissance 54».
Un autre comportement se retrouve constamment à travers l'histoire de l'enfantement, et c'est la pudeur. On accouchait en présence des parents et des voisins, mais on accouchait sous les draps 55. «Et des mères, prétendent certains auteurs, préféreraient mourir qu'être vues nues au moment d'accoucher.» On donne comme exceptionnel le récit du jeune chirurgien Sacombe qui, en 1784, grâce à un concours de circonstances inusité, put assister à l'accouchement d'une jeune primipare sans interposition de draps. C'est, comme nous l'avons fait remarquer au début de ce texte, grâce aux misérables qui accouchaient dans les hôpitaux généraux, que les progrès de l'obstétrique ont pu se faire. Avec le temps, «l'hôpital comme lieu d'accueil des accouchées entre peu à peu dans les mœurs dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. À la nécessité de leur offrir une assistance s'ajoute le projet de se servir de leur accouchement en démonstration aux étudiants en chirurgie, puis aux sages-femmes». On y reçoit donc les femmes «dont la misère est telle qu'elles ne souffrent pas dans leur pudeur. Car rien n'apparaît plus dégradant que d'accoucher loin des siens, devant des étrangers qui font de la souffrance un objet d'observation 56».
Dans les campagnes, on fait toujours appel aux sages-femmes. Le médecin n'est demandé qu'en dernier recours, souvent trop tard et non pas seulement parce que l'art de la sage-femme est jugé supérieur au sien. Cet art est aussi le moins coûteux. Au fur et à mesure que les médecins envahiront le champ de l'accouchement, les accusations portées contre les sages-femmes s'accumuleront. Elles aboutiront à la fin du XVIIIe siècle à la création de cours d'accouchement auxquels elles devront se soumettre.
L'ignorance, la précipitation ou la violence des accoucheurs sans formation reviennent sans cesse dans le discours médical: elles laissent dans l'immédiat des lésions très douloureuses et pour l'avenir des traces indélébiles; on ne peut parler des douleurs de l'accouchement sans parler de l'imperméabilité aux souffrances de l'autre, souvent dans les relations de femme à femme. La brutalité des pratiques pour faire sortir à tout prix l'enfant était autrefois très répandue. Arlette
Farge a montré cette violence surtout dans les classes défavorisées. La femme modeste n'a aucun égard à attendre, la souffrance est inscrite dans l'humilité de sa condition. Elle est totalement dépendante du sort que la matrone ou l'accoucheur voudront bien lui faire. Il existe autour de l'accouchée un sadisme multiforme, plus perceptible peut-être autrefois qu'aujourd'hui par manque d'éducation de la communication: pour certaines sages-femmes, dont les réflexes sont très primaires, l'autre est un objet plus qu'une personne. Il faut par tous les moyens arriver au but: délivrer le ventre de la femme. Les gestes et les manœuvres des matrones feront, à la fin du XVIIIe siècle, l'objet d'une accusation sans nuances 57.
Nuançons. Les sages-femmes étaient aussi tributaires, autant que les médecins, des modèles médicaux de leur époque: comme eux, elles pratiquaient la saignée — qui est un acte alors jugé bénéfique dans toutes sortes de maladies — elles utilisaient également la purgation, autre prescription médicale courante, et qui se fait encore de nos jours. Elles font également des touchers fréquents. Et c'est d'ailleurs à ce sujet que les attaques des médecins sont les plus virulentes. Ils leur reprochent de les faire inconsidérément, brutalement, en meurtrissant les chairs et surtout d'être incapables de «tirer des conclusions claires de ce qu'elles sentent au fond du vagin». Elles ont aussi comme coutume de suralimenter la mère. Enfin, «elles tirent sur l'enfant de n'importe quelle manière pour le faire naître malgré tout». Les mêmes reproches étaient faits «aux accoucheurs obscurs, aux chirurgiens formés chez des barbiers et non dans des écoles».
Il est difficile de se faire une image juste de la réalité. On peut présumer que les médecins accoucheurs s'irritaient de trouver sur leur route les sages-femmes qui jouissaient d'un grand crédit dans les communautés. On peut également présumer qu'il existait sans doute des sages-femmes habiles, expérimentées, intuitives et patientes. Cet affrontement entre les sages-femmes et les médecins, c'est la bataille entre, d'une part, les pratiques populaires, avec tout ce qu'elles comportaient de maladresses, d'ignorance mais aussi d'observations justes et de recettes éprouvées et, d'autre part, les connaissances et les découvertes scientifiques qui ont abouti, au XXe siècle, à l'accouchement tel qu'on le connaît aujourd'hui.
«Ce tournant décisif de l'obstétrique moderne, qu'est l'accouchement par les hommes et non plus par les femmes, n'a été pris qu'avec une lenteur extrême.» Il faudra un long temps avant que «l'accouchement des femmes commence à perdre son aspect incantatoire, rituel, immuable, pour devenir perméable au regard médical 58», et surtout, avant que les femmes commencent à connaître leur physiologie, les rythmes de leur cycle et soient progressivement soulagées du sentiment d'être, en accouchant, «le jouet du fatalisme collectif».
C'est l'homme qui, pratiquement exclu de la chambre d'accouchement, en tant que géniteur, y reviendra en tant qu'homme de science et apprendra de la femme et à la femme à maîtriser cet acte féminin par excellence.
PHILOSOPHIE DE CETTE HISTOIRE
Nous vivons, selon Shorter, une deuxième révolution sexuelle amorcée dans les années soixante du XXe siècle. Plusieurs auteurs sont tentés d'interpréter cet éclatement comme un refus global, un rejet absolu du puritanisme, lui-même considéré comme le point ultime de la répression sexuelle commencée au XVe siècle. Tout autre est l'interprétation de Michel Foucault dans La volonté de savoir. Pour lui, il n'y a pas d'éclatement sexuel mais un envahissement de la sexualité dans tous les champs de la pensée et de l'expression.
Avant que les moralistes ne se penchent sur les conduites sexuelles, la sexualité existait en dehors de la conscience, ou plus justement, à sa périphérie. Les moralistes du Moyen Âge circonscrivaient quelques actions bien déterminées comme la pédérastie (reportons-nous au procès du célèbre pédéraste Gilles de Rais) et les confesseurs s'intéressaient essentiellement à la matière de l'acte. À partir de la Renaissance et surtout du XVIIe siècle, «la volonté de savoir, écrit Michel Foucault, s'est acharnée, à travers bien des erreurs sans doute, à constituer une science de la sexualité». Et il montre comment, d'une part, on a épuré le vocabulaire sexuel devant les enfants et comment, d'autre part, on s'est livré à une analyse de plus en plus serrée et subtile des intentions, de tout l'imaginaire entourant les conduites sexuelles. On attache désormais de l'importance «à toutes les insinuations de la chair: pensées, désirs, imaginations voluptueuses, délectations, mouvements conjoints de l'âme et du corps 59».
Que s'est-il passé? Quel changement de mentalité est subtilement intervenu pour qu'on s'attache désormais à l'intention plus qu'à l'action, à l'imaginaire plus qu'à la réalité? Désormais, en matière de sexualité, l'homme rêve-t-il plus qu'il n'agit? En tout cas, l'analyse de plus en plus serrée et rigoureuse dont on entoure ses pensées, ses désirs et ses intentions — et qui constitue pour Foucault la véritable répression — ou bien est le signe d'un malaise, ou bien en est la cause.
Le philosophe allemand Klages pensait qu'un des malheurs de la civilisation contemporaine vient de ce que l'esprit s'est mis à envahir tous les champs de l'instinct et de la vie. L'esprit devient alors l'antagoniste de la vie: il semble condamné à l'immoler en l'expliquant. Foucault pensait-il comme Klages? En tout cas, le puritanisme lui apparaît comme une révolte contre cet envahissement de la vie, de la sexualité par la conscience. Cette révolte prend la forme de la négation du sexe, de sa culpabilisation et de son rejet. Ce sexe qui a cessé d'être à sa place, qui a envahi toutes les parties de l'être humain, comment lui assigner des limites, une frontière? Comment l'empêcher d'avoir sa circonférence partout et son centre nulle part? Pour reprendre le mot de Thibon: «On parle toujours de castration à propos du puritanisme. Dans le puritanisme, on coupe, on isole le sexe du reste pour le refouler. On fait de l'homme un esprit sans sexe. Dans le sexualisme, on isole le sexe pour le magnifier: il devient tout le reste. On fait de l'homme un sexe sans esprit. C'est la véritable castration 60».
«C'est la première fois, poursuit Foucault dans la même ligne de pensée, qu'au moins d'une manière constante, une société affirme que son avenir et sa fortune sont liés non seulement au nombre et à la vertu des citoyens, non seulement aux règles de leurs mariages et à l'organisation des familles, mais à la manière dont chacun fait usage de son sexe.61»
La deuxième révolution sexuelle serait-elle, comme le puritanisme le fut, une autre forme de rébellion, mais cette fois dirigée contre l'emprise des pouvoirs étatiques et sociaux sur le sexe? Comment le croire quand on constate que toutes les conséquences de la sexualité libérée, et en particulier les grossesses involontaires et les M.T.S., sont encore soumises au contrôle de l'État sous la forme d'une médicalisation des conduites sexuelles sans doute sans précédent dans l'histoire?
Cette libéralisation de la sexualité semble plutôt liée à l'anéantissement des frontières jusque-là communément admises et respectées dans l'exercice de la sexualité. Mais la question demeure: comment expliquer cet effondrement des limites? Faut-il croire que l'analyse de Klages sur le pouvoir dissolvant de l'esprit trouve ici son application ultime? La vie, exaspérée d'avoir été mise à nu par les analystes de toutes disciplines, se réfugierait dans ses ultimes manifestations; dissociée de l'esprit par l'esprit lui-même, la sexualité s'acharne à prouver qu'elle a une identité propre, indépendante à la fois de l'esprit et de l'environnement social. L'avortement devient dans ce contexte l'expulsion d'un obstacle purement biologique et l'acte sexuel l'expression d'une fonction également biologique que le freudisme a définitivement assimilée aux fonctions de la digestion.
Seulement voilà. Nous aurons beau faire et beau dire, présenter sous forme de cours, de revues soi-disant savantes, de conférences et de programmes de télévision, la pédérastie et le lesbianisme, l'homosexualité et la pluri-hétérosexualité comme des manifestations d'hygiène corporelle et psychique nécessaires, et considérer ceux qui s'y opposent comme des laissés pour compte de l'évolution, on ne pourra jamais empêcher que, quelque part, en se donnant à l'être aimé, une jeune fille de vingt ans puisse soudain, selon le mot de Hugo, «sentir l'être sacré frémir dans l'être cher».
Et aussi longtemps qu'il y aura envers et contre tous les réductionnistes, ces puritains à l'envers, des êtres humains qui connaîtront cette irruption du sentiment du sacré dans l'acte sexuel, il y aura aussi la possibilité, quelles que soient les époques, de faire de cet acte le lieu de la réconciliation de l'esprit avec la vie, et peut-être aussi avec la mort.
Notes
1. Philippe ARIÈS, L'histoire des mentalités.
2. Norbert ÉLIAS, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, (Le Livre de poche, Pluriel), 1973, p. 283.
3. Philippe ARIÈS, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Éditions du Seuil, 1973.
4. Ibid., p. 142.
5. Ibid., p. 143.
6. Ibid., p. 148
7. La littérature ancienne nous a transmis Daphnis et Chloé dont les amours champêtres sont peut-être la plus belle initiation qui soit pour les adolescents.
8. Norbert ÉLIAS, op. cit., p. 286.
9. Ibid.
10. Philippe ARIÈS, Ibid., p. 149.
11. Ibid., p. 153.
12. Orest RANUM, Les Parisiens du XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1973, p. 266.
13. Ibid., p. 267.
14. Ibid., p. 270.
15. Ibid., p. 283.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 287.
18. Edward SHORTER, Naissance de la famille moderne, Paris, Seuil, 1977.
19. Ibid., p. 102.
20. Voir à ce sujet l'excellent recueil L'Érotisme au Moyen Âge (Paris, Éditions de l'Aurore, 1977) publié sous la direction de Bruno ROY.
21. Mireille LAGET, Naissances, L'accouchement avant l'âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982, pp. 75-79.
22. Ibid., p. 106.
23. Ibid., p. 69.
24. Élisabeth BADINTER, L'amour en plus, Paris, Flammarion, 1980, pp. 109ss.
25. Mireille LAGET, op. cit., p. 101.
26. Ibid., p. 102.
27. Ibid., p. 103.
28. Ibid., p. 100.
29. Edward SHORTER, op. cit., p. 146.
30. Les limites de ce travail ne nous permettent pas de traiter des relations entre certaines formes supérieures de chasteté et la créativité de ceux qui les ont pratiquées: saint Bernard, saint François d'Assise, saint Benoît, etc.
31. Théodore ZELDIN, Histoire des passions françaises, 1. Ambition et amour, Paris, Seuil, p. 357.
32. «Médecine et adolescence», Cahiers de bioéthique, 3, Québec, Presses de l'Université Laval, 1980, p. 94.
33. Théodore ZELDIN, op. cit., p. 355.
34. Ibid.
35. Toujours selon Zeldin, «vers 1850, on estimait à 24 000 le nombre des prostituées de Londres, mais à Paris, avec une population moitié moindre, il y en avait, disait-on, 34 000... L'opinion publique était moins indignée par leur métier que par le fait qu'elles l'exerçaient publiquement... Une police des mœurs fut constituée et les prostituées furent astreintes à vivre dans des bordels ... soumis à un contrôle médical... Dans les années 1871-1903, quelque 155 000 femmes étaient déclarées en tant que prostituées, mais la police en arrêtait 725 000 autres soupçonnées de prostitution... Dans les années 1960, la police parisienne estimait que les bordels de la ville — avec une population d'environ un million d'adultes mâles — recevaient 40 000 clients par jour; cela suggère que peut-être un quart des Parisiens avait des relations avec les prostituées» (Ibid., pp. 358-359).
36. Académie de médecine, SRM 142, manuscrit du 12 juillet 1788, cité par Edward SHORTER, op. cit., p. 96.
37. Edward SHORTER, op. cit., p. 97.
38. Et non Kline, comme Céline l'orthographie.
39. «Semmelweiss et autres écrits médicaux», Cahiers Céline, 3, Paris, Gallimard, 1977, p. 55.
40. Ibid., (Le chiffre donné par Céline date de l'entre-deux-guerres).
41. Il est hors de notre propos d'étudier l'excès contraire dans lequel nous avons versé: à savoir l'hypermédicalisation de la sexualité féminine. D'autres articles dans ce traité en parlent.
42. «Les femmes enceintes sont exposées à tant d'accidents, les dangers qui les environnent de toutes parts sont si multiples qu'un auteur célèbre de nos jours n'a pas balancé à mettre la grossesse dans la classe des maladies les plus graves; dans les cas ordinaires, l'Art de guérir offre, il est vrai, des secours qui, employés par des mains habiles et exercées, triomphent des plus grandes difficultés; mais il en est qui éludent tous nos efforts, déconcertent toutes nos connaissances, et nous réduisent donc à la nécessité d'être les témoins oisifs de la perte de plusieurs individus qu'il nous est impossible de secourir.» F. MAURICEAU, 1738, cité par Mireille LAGET, op. cit.
43. Mireille LAGET, op. cit., p. 44.
44. Régine PERNOUD, La femme au temps des cathédrales, Paris, Stock, 1980, pp. 96-97.
45. Mireille LAGET, op. cit., p. 51.
46. Ibid.
47. Ibid., p. 54.
48. Edward SHORTER, op. cit., p. 36.
49. Mireille LAGET, op. cit., p. 63.
50. Ibid.
51. Et dont ne sont pas démunies les femmes de nombreux pays en voie de développement (Afrique, Amérique du Sud) où les moyens médicaux souvent incomplets ou déficients sont remplacés par la présence réconfortante de voisins et de parents.
52. Mireille LAGET, op. cit., p. 146.
53. Ibid., p. 47.
54. Ibid., p. 121.
55. La chose s'est perpétuée dans une petite clinique protestante de la région de Nîmes où les parturientes bénéficient à la fois des soins médicaux et de l'accouchement sous les draps.
56. Mireille LAGET, op. cit., p. 132.
57. Ibid., p. 165.
58. Ibid., p. 226.
59. Michel FOUCAULT, La volonté de savoir, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, p. 26.
60. Dans Critère, 12, mai 1975, p. 85.
61. Michel FOUCAULT, op. cit., p. 37.