La nuit
« Il était nuit, et la lune brillait dans le ciel serein parmi les astres mineurs. » Sous cette invocation de la nuit, Horace rappelait les serments de Néère. Petite chose. Mais n’est-ce pas admirable que l’heure des ténèbres, l’heure tragique du chassant et du chassé, soit pour l’homme l’heure des douces rêveries, l’heure où il oublie toutes choses autour pour s’en aller penser aux astres instituteurs, et aux temps passés qu’ils rappellent, pendant que la poésie délie les passions et fait chanson de nos douleurs mêmes ? Chose digne de remarque, l’homme n’a pu voir loin et réellement au delà de sa planète que la nuit ; car le jour est comme une claire coupole sans mystère aucun ; aussi l’homme n’a regardé loin qu’au moment où, les objets proches étant dérobés à sa vue, l’ouïe le devant occuper tout, et le silence même l’émouvoir, juste alors se montraient les objets les plus éloignés et les mieux réglés qu’il puisse connaître. Cette opposition fait le sublime des nuits tranquilles, par cette vue au loin et cet esprit arraché à la terre, mais aussi par cette chasse nocturne de toutes les bêtes, par cette faim et cette terreur mêlées, qui devraient nous mettre en alarme, et ne peuvent. Oui, il nous semble que la nuit vienne arrêter toutes les affaires en même temps que les nôtres, et que ce temps des alarmes nous laisse à choisir entre dormir et penser. Laisse passer une nuit, dit le proverbe, entre l’injure et la vengeance. C’est donc que, par une énergique négation des mœurs animales, la nuit a le pouvoir miraculeux de suspendre cette vie inquiète, d’apaiser l’imagination, d’imposer trêve à tout ce qui est pressant et proche, d’accorder enfin le repos de l’esprit avec le repos des yeux, et de nous verser comme par son souffle frais cette indifférence qui conduit au sommeil.
Or cette paix des nuits n’est point naturelle. Au contraire, il y a lieu de penser que la nuit fut longtemps l’ennemie et même qu’elle l’est toujours, mais aussi que l’on a fait d’abord provision contre la nuit, plus anciennement que contre la faim. Le sommeil, faites-y attention, est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait sans peine, n’ayant qu’à cueillir. Mais rien ne le dispense (le dormir ; rien n’abrégera le temps de dormir ; c’est le seul besoin peut-être auquel nos machines ne peuvent point pourvoir. Si fort, si audacieux, si ingénieux que soit l’homme, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie. La société serait donc fille de peur, bien plutôt que de faim. Disons même que le premier effet de la faim est de disperser les hommes bien plutôt que de les rassembler, tous cherchant quelque lieu où l’homme n’ait point passé. D’où un désir de départ et de voyage que chaque matin réveille. Le matin donc, les hommes sentent la faim et agissent chacun selon sa propre loi ; mais le soir ils sentent la fatigue et la peur, disons même la peur de dormir, et ils aiment la loi commune.
Sans doute faudrait-il dire que nos institutions sont plutôt filles de nuit que filles de faim, de soif ou d’amour. Peut-être ceux qui ont voulu expliquer ce monde humain ont-ils ignoré l’ordre naturel de nos besoins quand ils ont décrit premièrement ce travail de cueillir, chasser, pêcher, semer, récolter, oubliant de nommer à son rang cet autre travail de veiller, de garder, de régler les tours de veille, les patrouilles, et enfin les fonctions de chacun, celles-là communes à tous, mais divisées selon le temps. Or, cette division de la vigilance n’est qu’utile pendant le jour ; mais pendant la nuit elle est de nécessité, dès que l’on veut supposer la moindre prévoyance. Si d’après cela on mettait la garde de nuit au premier rang des problèmes humains, on apercevrait que les premières institutions furent politiques, et, parmi les politiques, militaires, enfin, parmi les militaires, de défense et de surveillance. D’où l’on pourrait comprendre pourquoi le courage est plus estimé que l’économie, et la fidélité encore plus que le courage.
Toutefois, si l’on cherche quelle est la vertu de nuit, on ne trouvera point la fidélité d’abord, mais plutôt l’ordre. Car il n’est point de gardien qui puisse demeurer attentif sans dormir. Ainsi le héros de la fidélité ne peut se promettre de ne point dormir ; il le sait par l’expérience peut-être la plus humiliante. La fidélité doit donc s’assurer sur l’ordre ; entendez sur cette relève des gardes et sur ces tours de faction d’avance réglés, choses aussi anciennes que la société elle-même, et qui dessinent aussitôt le droit abstrait, et cette marque d’égalité qu’il porte toujours. De deux hommes faisant société, il est naturel que l’un soit chasseur et l’autre forgeron, ce qui crée des différences et un certain empire à chacun sur certaines choses et sur certains outils ; mais il ne se peut point que, de deux hommes, un seul soit toujours gardien du sommeil. C’est peu de dire qu’on aurait alors un gardien mécontent ; on aurait premièrement un gardien somnolent. Cette part de repos et de garde éveillée, la même pour tous, est sans doute la plus ancienne loi. Au surplus, il y a égalité pour la garde. Un enfant bien éveillé peut garder Hercule dormant.
Ne perdons pas l’occasion de dire une chose vraie. La force, en cette relation, ne donne aucun avantage. Elle se trouve déchue par cette nécessité de dormir. Le plus fort, le plus brutal, le plus attentif, le plus soupçonneux, le plus redouté des hommes doit pourtant revenir à l’enfance, fermer les yeux, se confier, être gardé, lui qui gardait. C’est encore peu de chose que cette faiblesse qui l’envahit, cet abandon de soi et de tout ce que la nature lui impose non moins impérieusement que la faim et la soif, c’est encore peu cette naturelle abdication, si sensible dans le geste du corps dormant. On peut à peine penser à Louis XIV dormant ; mais cette faiblesse est peu à côté de l’idée qu’il en a et de la crainte qu’il en a. La plus douce chose peut être la plus redoutée. À quoi bon cette attention à ce que tu as dit, ce souvenir de ce que tu as ordonné, cette revue de tes chères pensées ? À quoi bon ce mouvement que tu imprimes et entretiens autour de toi afin que tes pensées soient les pensées de tous ? Tu seras négligent tout à l’heure ; et, à ton image, toute cette tyrannie autour s’assoupira.
D’où cette paix qui vient avec le soir. L’œil du jour se ferme. C’est une invitation à être bon et juste ; et certes la fatigue termine nos soupçons ; mais de toute façon il faut être bon et juste. Non pas demain. Le sommeil nous presse par cette lente approche. Selon la vue platonicienne, qu’on n’épuisera pas, il te faut la paix en toi brigand. D’où peut-être une disposition à se pardonner à soi-même, ce qui suppose qu’on pardonne aux autres. N’est-ce pas prier ? Comment ne pas remarquer que le geste de plier les genoux est aussi de fatigue, ainsi que la tête basse ? Prier, ce serait sentir que la fatigue vient, et la nuit sur toutes les pensées. Ma fille, va prier ; vois, la nuit est venue,
Une planète d’or là-bas perce la nue. Il faut maintenant que la douceur l’emporte. Il y a assez à dire sur la fureur. Mais n’est-il pas de précaution, si l’on veut juger équitablement ces violentes et difficiles natures qui sont nous, de remarquer que ni la colère, ni l’orgueil, ni la vengeance ne tiendront jamais à aucun homme plus longtemps qu’un tour de soleil ? Oui, par l’excès même de la force, il viendra le consentement, le renoncement, l’oubli de soi-même, l’enfance retrouvée, la confiance retrouvée, enfin cette nuit de la piété filiale, première expérience de tous, expérience quotidienne de tous. Ainsi la commune nuit finit par nous vaincre. En ces fortes peintures de l’ambition, de l’envie, de l’emportement, de la férocité, qui ne manquent point, il n’y a qu’un trait de faux qui est la durée. La moitié de l’histoire est oubliée. C’est une perfection, dans Homère, que toutes les nuits y sont, aussi celles où l’on dort. D’où certainement une règle de durée pour les tragédies ; car, la nuit divine, il se peut qu’elle roule une fois vainement ses ombres, une fois, mais non pas deux.
Il est à croire que nous tenons ici la plus grande idée concernant l’histoire de nos pensées. Car à oublier la nuit, comme naturellement on fait toujours, on imaginera un développement continu. Mais cela n’est point. Certainement un relâchement, et bien plus d’un ; un renoncement, et bien plus d’un ; un dénouement, et bien plus d’un. J’aperçois même que chacune de nos pensées imite ce rythme de vouloir et de ne plus vouloir, de prétendre et de ne plus prétendre, de tenir ferme et de laisser aller. Et sans doute nos meilleures pensées sont celles qui imitent le mieux cette respiration de nature ; ainsi, dans les pires pensées comme dans les sottes pensées, je retrouverais aisément ce bourreau de soi qui ne veut point dormir, et ce tyran qui n’ose point dormir. Habile par-dessus les habiles celui qui sait dormir en ses pensées de moment en moment, ce qui est rompre l’idée en sa force. Dans ce jeu, Platon n’a point d’égal.