La Mort de Virgile - Poème lyrique et roman symphonique

Lise Dolbec

Herman Broch, un écrivain de premier ordre, selon Hannah Arendt. Lise Dolbec nous le présente ici dans une perspective intemporelle, à partir de son chef d’œuvre La mort de Virgile. N’ayant moi-même qu’un vague souvenir de cet écrivain, pourtant comparable à son contemporain et concitoyen viennois Robert Musil, auteur de L’homme sans qualités, je me suis livré à une brève recherche qui m’a permis de découvrir que ces deux grands viennois, témoins de l’ascension d’Hitler, ont écrit sur les phénomène des masses, des choses de la plus grande pertinence pour notre temps, ce temps de Donald Trump qui, à la puissance et à l’irrationalité des masses ne sait opposer que la rationalité individualiste du capitalisme. C’est ce que Broch appelle l’état crépusculaire.

« Pour Broch, ‘’ L’homme dans l’état crépusculaire est prêt avant tout à s’incorporer dans la masse, dans la mesure où le sentiment de solitude totale le fait chercher des valeurs irrationnelles, telles quelles lui sont données par le sentiment de lien à la masse.’’ Dans cet état, la conscience de l’homme est diminuée, sa responsabilité éthique absente. Broch parle de ‘’ somnolence animale, presque végétative‘’. L’homme doit choisir entre le « confort » de cet « état crépusculaire », et son devoir humain de connaissance, son devoir éthique. L’homme sacrifie son identité individuelle au profit de celle de la masse et renonce ainsi à son autonomie. » Djéhanne Gani

 

Né à Vienne en 1886, Herman Broch a été arrêté, puis emprisonné par les nazis en 1932. Il a fui vers l’Angleterre avant d’immigrer aux États-Unis en 1938. Son roman intitulé La Mort de Virgile, que j’ai lu il y a plusieurs années, m’a laissé un souvenir impérissable que je me permets d’aborder sous son « angle musical ».

Complexe et déroutante, cette œuvre lyrique est considérée comme une des plus puissantes de la littérature mondiale.  Elle raconte les dernières heures du poète latin à Brindisi (an 19 avant J.-C.), alors que, revenant moribond d’un voyage en Grèce, il songe à brûler l’Énéide, déçu par son époque.

Dans le roman de Broch, Virgile se questionne sur les motivations qui ont fait de lui un poète de même que sur l’authenticité de sa démarche. Est-ce que son œuvre mérite de lui survivre? Qu’est-ce qui pourrait justifier une telle décision? Il se rend compte qu’il a sacrifié délibérément une part importante d’émotions associées à la tristesse afin que la beauté triomphe.

Ainsi, les premiers chapitres du roman donnent lieu à un questionnement sur le kitch et la véritable nature de l’art.

Contemporain d’Albert Einstein, Herman Broch était fasciné par le temps, mais aussi par la mort, à une époque où la vie semblait ne plus tenir qu’à un fil. Comme la musique permettait la superposition des voix, elle créait de ce fait une simultanéité qui, en abolissant le temps, pouvait aussi abolir la mort.

Broch a donc construit son roman sous la forme d’une symphonie comportant quatre chapitres (ou mouvements) correspondant aux quatre éléments. Chacun est accompagné d’un sous-titre : L’eau - l’arrivée, Le feu - la descente, La terre - l’attente et L’éther - le retour. L’auteur nous fait ainsi voyager du narratif à l’introspectif à travers ses propres questionnements et les doutes de Virgile.

Chaque mouvement est conçu de façon à nous en faire apprécier le caractère distinct. Ainsi, peut-être pour simuler un adagio, Broch a inséré dans les premiers chapitres des phrases qui peuvent s’allonger sur plusieurs pages, parmi les plus longues de la littérature. La cadence de lecture est, de ce fait, ralentie.

Il est néanmoins difficile de reconnaître avec certitude la forme musicale de chaque mouvement, même si on ressent les variations rythmiques et les envolées lyriques. On ne peut que présumer les intentions de l’auteur en se basant sur les mouvements qu’on peut retrouver dans les symphonies classiques :  Allegro (Rondo sonate)Andante (ou Adagio) – Scherzo (ou Menuet) -  Allegro (Rondo sonate).

Le rythme de l’œuvre où s’imbriquent religion, philosophie, essai et poésie, envoûte.

Dans le deuxième mouvement, Virgile finit par considérer qu’il doit détruire L’Énéide qui lui apparaît maintenant comme l’expression de sa vanité, avec ses vers imparfaits et sa vaine quête de l’art pour l’art. Au lieu de l’amener à communier avec le monde et tout ce qui l’habite, la poésie l’en a détourné. Réalisant que le seul véritable objet de la poésie devrait être l’amour, il ne voit plus qu’une seule façon de se racheter : détruire son œuvre.

Dans le troisième mouvement, l’auteur raconte dans un langage fluide les échanges entre le poète et ses amis qui l’entourent. Virgile sent bien que la mort approche malgré leur déni. De plus, aucun d’eux n’adhère à son désir de destruction, encensant sa poésie et voyant en l’Énéide son chef-d’œuvre. Non seulement l’œuvre célèbre son auteur, mais elle glorifie Rome et, par le fait même, son empereur qui refuse de renoncer à un tel honneur. D’où le long dialogue entre Virgile et ses amis mais, surtout, entre le poète et l’empereur Auguste qui a assuré son retour de Grèce quelques jours plus tôt.

Virgile tente désespérément de comprendre le vrai sens de la poésie afin de donner un sens à sa vie. S’il veut trouver son chemin vers la mort, il doit se débarrasser de ses illusions, clarifier ses idées et choisir ce qu’il va laisser derrière lui. Les discussions sur la survie de l’Énéide reflètent les émotions de chacune des personnes présentes auxquelles se mêlent différentes considérations philosophiques et politiques.

Virgile commence à voyager entre la réalité et l’autre monde qui l’attend. 

Dans le dernier mouvement, le plus court mais le plus percutant, Broch nous fait bien sentir la finale symphonique de son roman. L’âme de Virgile entame son périple, abandonnant peu à peu ses liens terrestres. Elle pénètre dans un monde nouveau pour vivre une sorte de genèse inversée, fabuleuse et troublante. Il n’y a plus de questionnement, plus de souffrance. 

L’âme s’incarne dans tous les règnes :  animal, végétal et minéral, pour finalement retourner au Verbe originel, au-delà des mots et du langage. La symphonie est achevée, laissant le cœur du lecteur chargé d’émotions.

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