Du courage

Alain
Si disposé que l'on soit à prêter aux animaux toutes sortes de sentiments et d'intentions, on ne peut pourtant pas supposer du courage même dans les plus féroces. C'est merveille comme, après avoir donné un moment l'image de l'audace la plus déterminée, ils s'enfuient ou se cachent le plus simplement du monde. On définit souvent l'homme par la raison, et cette définition convient à tous, et même aux fous, si l'on sait apercevoir la raison dans les passions, car ce n'est pas peu de chose que de se tromper ; mais on pourrait aussi définir l'homme par le courage, car rien n'est plus commun, on pourrait dire plus ordinaire, et le premier venu, dans une catastrophe ou dans une guerre, s'élève d'un mouvement aisé, et sans fureur animale, au-dessus des circonstances les plus terrifiantes. Le misanthrope devrait considérer de bonne foi que la vertu la plus belle est aussi la plus commune ; il aimerait cette noble espèce et lui-même aussi.

Je définirais bien l'homme par la peur aussi ; car je ne puis penser que l'animal ait peur ; il fuit, ce n'est pas la même chose ; et tous ces efforts d'idolâtrie pour laisser à l'animal quelque faible sentiment, même de ses maux, sont décidément vains. La raison est entière, clairvoyante et inflexible dans la peur même ; la peur est royale, comme le courage. Ce qui fait peur, toujours cette imagination déréglée, dans le silence des choses, dans l'éloignement du danger, oui, ces apparitions arbitraires, ces miracles d'un moment, ces dieux et ces génies partout, ce danger sans corps et sans forme, cette nature animée. Mais l'horreur est dans ces yeux sages à qui il n'est pas permis de recevoir ces folles apparences ; le mal de la peur, c'est la contemplation d'une déchéance, ou d'un désordre, hors de soi, en soi. Il y a une grande honte dans la peur. Mais ce n'est qu'une épreuve aussi et qui annonce un fier courage. Car ce petit monde effrayant ne tient que par toi, et ta peur aussi ne tient debout que par ton courage. Ce scandale annonce autre chose, car qui se rend à sa peur tombe dans la nuit sans pensée. Veut-on comprendre enfin que la conscience morale, c'est la conscience même ?

On a assez remarqué que la peur est plus grande de loin, et diminue quand on approche. Et ce n'est point parce qu'on imagine le danger plus redoutable qu'il n'est ; ce n'est pas pour cela, car à l'approche d'un danger véritable on se reprend encore. C'est proprement l'imagination qui fait peur, par l'instabilité des objets imaginaires, par les mouvements précipités et interrompus qui sont l'effet et en même temps la cause de ces apparences, enfin par une impuissance d'agir qui tient moins à la puissance de l'objet qu'aux faibles prises qu'il nous offre. Nul n'est brave contre les fantômes. Aussi le brave va-t-il à la chose réelle avec une sorte d'allégresse, non sans retours de peur, jusqu'au moment où l'action difficile, jointe à la perception exacte, le délivre tout à fait. On dit quelquefois qu'alors il donne sa vie ; mais il faut bien l'entendre ; il se donne non à la mort, mais à l'action. C'est pourquoi on voit que, dans les guerres, la peur et la haine sont à l'arrière ensemble, et le courage en avant, avec le pardon. Car, comme je l'ai expliqué, on ne hait que par colère, qui est peur au fond ; je hais celui qui m'a fait peur ; mais celui qui m'aide à être libre, lucide et invulnérable, en me montrant l'image du héros résolu, celui-là je l'aime déjà.

Une des causes de la guerre est l'impatience qu'on a de la craindre. Le pressentiment aussi que cet état ne peut durer, et que le plus beau courage est au fond de cette crainte-là ; la guerre est comme un rendez-vous que l'on se donne ; c'est pourquoi ils sont si pressés d'y aller. Mais pourquoi ? Par cet esclavage de tous les jours, qui vient de ce que nous ne savons pas séparer le respect de l'obéissance. Quoi ? Tant d'hommes pour mourir, et si peu pour braver les pouvoirs ? Il ne manque pourtant pas d'occasions d'oser. Oser estimer les valeurs véritables, le policier, si haut qu'il soit, pour ce qu'il est, le menteur pour ce qu'il est, le flatteur pour ce qu'il est, et tous selon l'esprit, pardonnant même tout par la vue claire, ce qui est plus dangereux encore. Mais tous ces guerriers vivent à genoux ; ils tremblent pour un roi, pour un inspecteur, pour un préfet. Ce n'est qu'à la guerre qu'ils trouvent l'occasion de vivre une fois ou deux avant de mourir.



Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?