Drogue: dolor en Mejico, numbness in USA

Hélène Laberge

Dans cette lettre intitulée Apologies to Mexico, Rebecca Solnit, une anthropologue qui a elle-même expérimenté diverses sortes de drogues dans le grand mouvement des années 1960 montre comment la recherche de l'insensibilité (numbness) par les amateurs des drogues importées aux USA concourt à la cauchemardesque guerre des narcotrafiquants au Mexique. Et elle demande pardon aux Mexicains pour les souffrances qui leur sont infligées dans cet incessant commerce entre les deux pays.

« Cher Mexique, je vous demande pardon. J'ai tellement de raisons de vous demander pardon depuis la façon dont Monsanto, cette corporation biotechnique américaine, a contaminé votre maïs jusqu'à la manière dont l'Arizona et l'Alabama persécutent vos citoyens. Mais en ce moment c'est pour la guerre de la drogue que je veux vous demander de nous pardonner, pour les 10 000 cauchemars terrifiants que nous rapportent les nouvelles et pour tout le reste qui demeure inconnu ».

C'est le prologue de la lettre remarquable Apologies to Mexico signée Rebecca Solnit et parue récemment dans Tom Dispatch1.

Remarquable d'abord et avant tout parce qu'elle est le fruit des souffrances d'une femme qui dans la montée de la drogue dans les années 1960-1980 aux USA a connu l'enfer des diverses drogues, marijuana, crac, amphétamines et autres. Ce qui a été « écrit avec le sang » pour reprendre le mot de Nietzsche mérite une profonde attention.

Son témoignage ne se borne pas à ce que nous connaissons plus ou moins sur les effets des drogues. Il décrit avec rigueur la guerre de la drogue entre les USA et le Mexique et les horribles meurtres qu'elle suscite : « En 2006, dans un club de nuit de Muchoacan, cing personnes furent décapitées et leur tête roula sur le sol, 300 cadavres furent dissouts dans de l'acide par le complice d'un baron de la drogue, 49 corps mutilés furent retrouvés dans des sacs de plastique au bord d'une route dans le Monterey, au début de l'année 2012, 9 personnes furent pendues sur un viaduc à Nuevo Laredo, (…) un carnage qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de Mexicains au cours de la dernière décennie et qui terrorise la nation tout entière ».

La drogue de l'argent


Rebecca Solnit met dans le même sac l'addiction2 à l'argent et celle à la drogue en général. « La guerre de la drogue est alimentée par beaucoup de choses mais la plus terrible c'est celle de l'argent, cet argent qui est une drogue en lui-même dont tant de gens sont devenus accros au point qu'ils ne peuvent pas être désintoxiqués. Pour se procurer cette drogue, ils tuent, détruisent des communautés et des écologies, et même des sociétés, soit pour fabriquer des drones, soit pour empocher de fabuleux profits à Wall Street par la vente de l'héroïne ».

Sa description des drogues est succinte mais terriblement juste. « La marijuana a pour effet particulier, dit-elle, de vous rendre semblables à des meubles de patio, alors que l'héroïne vous jette dans une indifférence éthérée et vous rend un peu reptilien et que la cocaïne fait éclater votre fabuleux imaginaire avant de vous faire retomber dans votre petit moi misérable. Il existe maintenant des amphétamines qui semblent avoir le même effet que la rage, excepté que les victimes en éprouvent désespérément le manque ». Et de citer des chiffres effarants sur l'explosion de la demande : « Ces amphétamines furent d'abord produites aux USA. Mais à l'heure actuelle, d'énormes quantités sont produites au Mexique; on en a découvert cette année à Guadalajara 15 tonnes, c'est-à-dire, 13 millions de doses rapportant 4 milliards de dollars dans la vente au détail ».

« Mais quelles que soient leurs différences, ces drogues, lorsqu'on les consomme régulièrement, en grande quantité et d'une façon destructrice ont toutes en commun d'anesthésier en nous la souffrance. Les cartels mexicains de la drogue sont accros à l'argent mais ils font leur argent sur la façon dont les Yankees de l'autre côté des frontières sont des accros de l'insensibilité. Ils nous vendent l'anesthésie des sentiments douloureux et nous l'achetons. Nous dépensons des dizaines de milliards chaque année à cet effet et selon certaines estimations, le tiers ou la moitié de ce montant retourne au Mexique ».

« Le prix à payer pour l'anesthésie de notre sensibilité est terrifiant : pour éviter de souffrir, nous nous infligeons d'autres souffrances par des drogues qui ont des effets bien pires sur nous et sur les autres ». Et de citer le taux des mortalités par surdose aux USA, lequel est plus élevé que celui des accidents de la route et le plus haut taux dans le monde entier (à l'exclusion de l'Islande) soit 37 000 morts en 2009. Et de souligner en passant ce qui nous semble hélas! maintenant routinier toutes les violences générées par la vente des drogues dans la rue : les actes criminels de certains drogués pour se procurer l'argent nécessaire à la consommation, etc. Sans oublier la transmission du SIDA et de diverses formes d'hépatites par les aiguilles souillées.

La lutte contre la drogue passe-t-elle par la prison?


Rebecca Solnit dénonce l'inefficacité de l'emprisonnement qui est pour le moment le seul moyen qu'utilisent les États pour lutter contre la drogue. Ceux qui sont visés directement ce sont pour la plupart les Afro-américains. Il en ressort que les états qui doivent supporter le coût de ces prisons encombrées se retrouvent dénués de ressources pour éduquer les prisonniers et leur donner des soins médicaux. Faute de les aider à surmonter leur dépendance, on laisse des familles entières croupir pendant des années en prison. « À leur sortie, ils sont vus comme des parias et des bandits liés à la complexe guerre des drogues. Montrer le tribut qu'ils ont à payer exigerait plusieurs articles! ».

USA, Mexique, il n'existe aucune frontière de la drogue; « ces pays forment un immense continent de souffrances. Et les narcotrafiquants créent constamment dans leur propre pays de nouveaux ilôts de toxicomanes et de pauvres. On parle de légaliser la drogue ce qui pourrait effectivement changer les données économiques des ventes. Mais aucun plan n'est fait pour réduire leur consommation, pour créer d'autres canaux efficaces de déviation de la souffrance. Ou pour s'attaquer directement aux causes de cette souffrance.

« Le cartel de la drogue entre les USA et le Mexique est un gigantesque système de circulation de traumas: un échange incessant comme celui du Golf Stream: de la part des USA, de l'argent énormément d'argent et des armes en échange des drogues du Mexique. Les fusils détruisent, l'argent détruit, les drogues détruisent. Et la souffrance migre, une souffrance fantôme qui défie les frontières géographiques. Et comme ces drogues sont destinées à insensibiliser les citoyens d'un pays, les consommateurs américains exportent leurs souffrances au Mexique et dans l'ensemble de l'Amérique latine aussi sûrement que ces pays nous exportent leurs drogues. Cette recherche d'une insensibilité occasionnelle est la cause de beaucoup de souffrances définitives ailleurs : une économie instable, une économie de la douleur, une économie de la peur que le flux de la drogue alimente plutôt que de les faire disparaître. Comment évaluer ce PNS, ce Produit National brut de souffrances?

Il existe, comme le souligne Rebecca Tolnit, toutes sortes de mouvements pour dissuader les consommateurs d'acheter vêtements et chaussures, fruits et céréales produits par des ouvriers largement explotés. Existe-t-il un mouvement pour dissuader les gens de consommer les drogues qui sont si destructrices pour les pays exportateurs?

Elle suggère qu'on diffuse des images de personnes en train de renifler, au lieu de la coke, le sang des campesinos; ou d'héroïnomanes s'injectant les larmes d'autres personnes; ou de l'adepte de la marijuana fumant la détresse des enfants.

La grande souffrance de l'Amérique


Pourquoi mon pays produit-il tant de misères conjuguées à un tel désir de les annihiler sous une chape de plomb de drogues, se demande Rebecca. Elle évoque d'abord « l'impossibilité pour ses habitants de s'enraciner dans une société qui change tellement rapidement qu'elle évince ses membres de leur habitat et les force à émigrer ailleurs dans leur propre pays. Un pays tout compte fait où, littéralement ou psychologiquement, de nombreux habitants ne peuvent pas s'établir définitivement dans un endroit. Quand on est victime de cette instabilité et qu'on ne peut pas trouver un endroit où aller, le résultat c'est qu'on ne va nulle part, ─ c'est-à-dire dans les limbes et le cul de sac de la drogue ».

Mais l'Amérique souffre essentiellement, et antérieurement à tout le reste, d'une forme très particulière de misère : l'optimisme. « Nous sommes, dit-elle, une nation de misérables optimistes. Lorsqu'on est misérable ici on est doublement misérable : nous croyons que tout est possible et si nous ne jouissons pas d'une santé parfaite couplée à une richesse convenable, c'est de notre faute! Lorsque des citoyens sont victimes de banqueroutes ou de fermetures d'industries causées par la destruction de notre économie par les gestionnaires – cela est perçu comme une faillite personnelle et non comme une faillite de nos institutions. Et ce sont les victimes et non les responsables de cette situation qui sont submergés par la honte. Les drogues ont alors pour effet d'anesthésier cette honte, d'empêcher qu'en prenant conscience des causes de nos pertes on lance des mouvements pour s'y opposer. D'où une double et même une triple misère : on vous perçoit d'abord comme responsable de la perte de votre emploi, de votre maison, de vos économies et même de la silhouette de mannequin de votre femme; on refuse l'échec et la souffrance qui s'ensuit parce que l'optimisme à tout prix est le courant dominant de la société. Dans ces conditions, il n'est pas possible de montrer le côté arbitraire des circonstances qui ont causé votre faillite et de chercher les moyens d'y remédier ».

Et Rébecca Tolnit de conclure que les drogues prescrites ou consommées sont destinées à anesthésier le sentiment d'échec si typiquement américain, et dans le même mouvement, à annihiler toutes les attentes de changement.

La négation de la tristesse


« Aux USA, il n'y a pas de place pour la tristesse, il existe une grande quantité de drogues pour en venir à bout. Nous sommes soumis à des pertes, des deuils et des événements qui plongeraient dans la tristesse toute personne normale. Mais dans ce pays, si vous vous sentez triste c'est de votre faute; et vous êtes considéré comme anormal ou bien malade et même les médecins sont d'avis qu'il faut vous prescrire des drogues. Avec comme résultat qu'un nombre important d'Américains sont accros de ces drogues. Il reste bien sûr les effets anesthésiants du bon vieil alcool mais la production des boissons alcooliques n'a rien à voir avec la guerre des narcotrafiquants et la quantité de meurtres par décapitation au Mexique ».

La Déesse de la mort


Voici le récit terrifiant dans sa sobriété de la courageuse visite de Rébecca Solnit au sanctuaire de Santa Muerte à Mexico en 2007. Elle était accompagnée d'un jeune ami : « Il était dangereux pour les étrangers que nous étions d'oser traverser Tepito, le barrio du Marché Noir à moins de nous diriger vers le sanctuaire où d'imposants hommes en noir priaient et allumaient des cierges en l'honneur de la déesse squelettique qui est la sainte patronne des narcotrafiquants. Ils vénèrent la mort; ils sont familiers avec elle; ils se la font tatouer sur leur corps et voilà qu'elle se dressait devant nous – un squelette sans chair, entouré de cierges, d'offrandes, de cigarettes et d'or, une Déesse aztèque devenue une déesse commerciale ».

Rebecca raconte alors qu'elle a empêché son jeune ami de prendre des photos, persuadée que ces manifestations de dévotion des barons de la drogue ne devaient pas être photographiées. Au moment de partir, c'est la patronne du sanctuaire elle-même qui verrouilla son kiosque d'objets pieux, les prit tous les deux par le bras et les conduisit au métro. « Comme si ce court moment de contact charnel avec la gardienne de la mort assurait notre survie. Nous avions survécu à ce court moment de contact direct avec la guerre de la drogue. Un grand nombre d'autres n'ont pas eu cette chance ».

Et de conclure :« Je désire que les narcotrafiquants se repentent et donnent leurs milliards aux pauvres. Je désire que la peur disparaisse. On attribue à votre président/dictateur Portofiro Diaz, en fonction il y a une centaine d'années, la remarque suivante : ''Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si proche des États-Unis.'' On pourrait retourner de la façon suivante ce propos : ''Douloureux Mexique, si loin de la paix et si proche de l'insensibilité des USA. »

Notes
1 Rebecca Solnit a connu les guerres internes autour du crack dans les années 1980 et a également fait l'expérience de nombreuses drogues il y a très longtemps. Collaboratrice régulière de TomDispatch, elle est l'auteur d'une douzaine de livres dont celui récent Infinite City : A San Francisco Atlas qui recense parmi d'autres choses les 99 meurtres perpétrés dans cette ville en 2008, pour la plupart sur la personne de jeunes gens pauvres pris dans les filets habituels de la drogue. Elle décrit aussi la vie des travailleurs sans papier à San Francisco.

Rebecca Solnit, copyright 2012 TomDispatch Apologies to Mexico

2 Addiction, ce mot utilisé en anglais dérive du latin, addictio qui a plusieurs sens dont celui d'adjudication (par sentence du préteur) ou fixation du jour (pour une vente).Mais il signifie aussi « condamnation ». Se condamner soi-même à la drogue...  Et l'adjectif addictus désigne l'« esclave pour une dette ».

Adaptation de Hélène Laberge

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