De la monarchie en Amérique

Marc Chevrier
Dans une monarchie bien réglée, les sujets sont comme des poissons dans un grand filet: ils se croient libres et pourtant ils sont pris. Montesquieu, Mes pensées


De la terre de Feu jusqu'aux rives du Mississippi, de la cordillère des Andes jusqu'aux plateaux du Colorado, en passant par la Pampa argentine, la jungle amazonienne et les lagunes du Yucatan, toutes les vice-royautés établies par l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal finirent par tomber, avec fracas. Les premières, les treize colonies de la Nouvelle-Angleterre se révoltèrent contre le joug monarchique. De la guerre d'Indépendance gagnée en 1783 naquirent en 1787 les États-Unis d'Amérique, république fédérale dont aujourd'hui les lois, les films, les logiciels et les bourses imposent au monde une pax americana qui ferait rêver César Auguste, serait-il encore vivant. À partir des années 1820, les vice-royautés de la Nouvelle-Grenade, du Pérou et du Rio de la Plata s'écroulèrent comme des châteaux de cartes. Les victoires décisives de Simon Bolivar entraînèrent dans le chemin du libertador la création d'une kyrielle de républiques, le Mexique et le Pérou en 1824, la Bolivie en 1825. Le Brésil clôturait en 1891 la grande ronde des républiques latino-américaines avec sa république fédérale qui mettait fin à la monarchie constitutionnelle régnant depuis l'indépendance du pays en 1822. Le Surinam, qui dut attendre en 1954 avant de devenir une province autonome des Pays-Bas, se proclama finalement république indépendante en 1975.

Or, la marche républicaine des Amériques s'est arrêtée au 45e parallèle de l'Amérique du Nord, dont les britanniques colonies se fédérèrent en 1867 pour établir une monarchie constitutionnelle à l'épreuve du temps. Serait-ce que le cheval de la République, bondissant d'une Amérique à l'autre, ait trébuché aux abords du Saint-Laurent le Tranquille? Née de l'union forcée d'une petite nation française échangée en 1763 par Louis XV contre les îles sucrières des Caraïbes et d'une nation conquérante de Loyalistes qui avaient refusé l'aventure républicaine américaine, cette monarchie créée à l'image de celle de l'Angleterre victorienne défiait pourtant la logique sociale de ce continent. Dans la jeune république américaine comme dans le Bas-Canada, observés tous deux par Alexis de Tocqueville lors de son périple américain de 1831, régnait une égalité des conditions, dans les moeurs, le goût et la politique, qui répugnait à la création d'une aristocratie héréditaire. Les monarchistes de 1867, que l'on draperait du titre vénérable de pères fondateurs, n'en voulaient rien savoir, et tout heureux d'espérer être nommés baronnet un jour, comme Sir George Étienne Cartier le fut en 1868, ils s'évertuèrent à créer, pour succéder à la vice-royauté de l'Union de 1840, une couronne typiquement canadienne.

L'existence de cette monarchie en Amérique surprend d'autant plus que ni l'empire britannique, ni le Commonwealth, auxquels ce Dominion a appartenu, ne réussirent à conserver l'allégeance de colonies au Souverain britannique. Il suffit de voir comment la république a ébranlé les dominions de l'empire. Accédant enfin après des siècles de sujétion, au Home Rule en 1921, l'Irlande profita de l'abdication d'Édouard VIII en 1936 pour réduire la Couronne à sa portion congrue et pour adopter en 1937 la constitution de l'Eire, une quasi-république. En septembre 1948, en visite à Ottawa, 1e Premier ministre de l'Eire, J.A. Costello, annonça que l'Eire deviendrait une république, ce qui se ferait en 1949 (2). Mahâtma Gandhi mena l'Inde, dont la reine Victoria s'était déclarée l'impératrice en 1876, vers l'indépendance en 1949. Peu après la mort du Mahâtma, l'Inde proclama la république en 1951. Devenue comme le Canada presque souveraine en 1931, l'Afrique du Sud se débarrasse de la monarchie en 1961, bien qu'il lui fallût attendre l'abolition officielle de l'Apartheid en 1993 pour que la république ne soit plus celle d'une race contre l'autre. Et voilà que l'Australie, cette autre monarchie constitutionnelle fédérale, jongle avec l'idée de république. Le peuple australien se prononcera bientôt sur un projet de constitution républicaine pour la fédération (3).

D'emblée, on pourrait croire que ce phénomène aussi curieux et baroque que cette monarchie en Amérique a suscité une pléthore de livres, de thèses et de séminaires. Eh bien non! Dans cette monarchie fondée par Sir MacDonald et Sir Cartier, on ne parle point du grand oeuvre des pères fondateurs. Il règne là-dessus un silence sépulcral, digne des caves du château de Windsor. On se soucie si peu de la monarchie dans ce pays qu'à en croire l'opinion générale, il n'en coûte à personne, encore moins à la démocratie, de la porter, comme si ce régime vétuste, avec son faste décadent, ses oripeaux, ses armoiries, était tout juste une robe ou un costume du soir en satin dont on se vêt pour aller au bal. Décorative, protocolaire, inoffensive, c'est ainsi que l'on voit aujourd'hui la Couronne fédérale et les petites couronnes provinciales qui gravitent autour.

Or, si l'on se formalise si peu au Québec et au Canada de cette monarchie qui fait d'un souverain habitant à 6000 kilomètres du pays le chef de l'État et si la république est si absente dans nos débats, même chez les souverainistes et fédéralistes québécois, c'est qu'on a peut-être oublié que Lord Durham a réussi dans au moins l'un de ses grands desseins. Oui certes, l'Acte d'Union de 1840 faillit dans l'ambition de son inspirateur qui, dans son rapport de 1839, avait recommandé à sa Majesté qu'on privât la nation "française" du Bas-Canada de sa liberté politique, convaincu que cette nation désespérément inférieure perdrait peu à peu les traits de sa nationalité dans une Union législative augmentée de l'afflux massif d'immigrants britanniques. Cette petite nation insubordonnée a réussi malgré tout à se perpétuer dans une province autonome au sein d'une quasi-fédération, même si la préservation de son existence nationale allait de pair avec sa mise en minorité progressive. C'est en tant qu'ingénieur constitutionnel que Durham a réussi. Dépêché pour enquêter sur les causes des rébellions républicaines dans le Haut et le Bas-Canada, il dut trouver une solution au conflit constitutionnel qui minait le gouvernement colonial et concevoir une série de mesures pour rétablir la loyauté des élites coloniales à la Couronne anglaise.

À en juger par le cours des événements qui marquèrent le siècle, l'entreprise durhamienne de restauration fut couronnée de succès. Exécutés, déportés, exilés ou réduits au silence, les Patriotes durent se résoudre petit à petit à enterrer la république. A son retour d'exil en 1845, Louis-Joseph Papineau, dont la pensée avait exprimé depuis 1830 l'idéal d'une république agreste alliant les petites nations canadienne et irlandaise sous un gouvernement constitutionnel libéral, essuya le discrédit, par ceux-là même qui, quelques années avant le terrible échec d'une révolution manquée, avaient épousé le même idéal. Papineau avait désormais comme adversaire Louis-Hippolyte Lafontaine et tant d'autres, anciens patriotes devenus, par conviction ou par calcul, les hommes liges de sa Majesté, qui firent leur fortune politique en goûtant au grand festin des nominations tenu par la Couronne anglaise. En obtenant enfin le gouvernement responsable de Lord Elgin en 1848, le ministère Lafontaine-Baldwin faisait plus que mettre fin au conflit larvé entre une chambre élue démunie et un exécutif irresponsable: le vice-roi faisait accéder les fidèles de la Couronne au poste de grand orchestrateur de la petite loterie coloniale, à laquelle ils devaient leur ascension et par laquelle d'autres de leurs compères trouveraient à se complaire dans les bonnes grâces de la monarchie coloniale.

Ainsi il ne faut pas s'étonner de ce qu'en octobre 1864, George Étienne Cartier, dans un discours prononcé à Montréal après la Conférence de Québec, déclarât que l'ambition avouée du projet d'union fédérale qui venait d'être concocté entre les colonies de sa Majesté était de fonder un régime monarchique dont le Canada français, nanti d'une province et de sa petite couronne, aurait à s'enorgueillir. À l'époque, une bonne partie de l'élite politique canadienne-française avait abdiqué son idéal républicain, refoulé comme une erreur de jeunesse. Il restait quelques irréductibles rouges, qui dénoncèrent en vain cette vice-royauté de pacotille que les Cartier et Macdonald s'entêtaient à vouloir transplanter dans un terroir social qui appelait la république. Lord Durham, bien qu'il mourût trop tôt pour admirer son oeuvre, avait triomphé. La petite loterie coloniale, cette main corruptrice invisible des élites dont Adam Smith avait été le concepteur en 1776 dans The Wealth of Nations (4), avait réussi à canaliser l'ambition des Lafontaine, Parent et Cartier, qui comprirent que la loyauté à la Couronne était la condition de la dignité, du pouvoir et de la richesse (5). Et depuis, on ne parlerait plus de république dans la province de Québec, plus jamais.

À quoi bon porter un regard chagrin sur ces événements, dira-t-on, et exhumer de l'oubli des rêves "dix-neuvième" de république si la monarchie constitutionnelle canadienne n'a guère empêché la démocratie de s'installer. Après tout, les femmes et les autochtones votent, le scrutin est secret, le financement des partis s'est assaini, les gouvernements impopulaires sont prestement renvoyés dans l'opposition. Pour archaïque qu'elle soit, la Couronne canadienne a ses charmes qui ne gênent personne.

L'une des causes du succès de cette monarchie en Amérique est qu'on la recherche là où elle n'existe guère et qu'on néglige d'examiner les signes qui la manifestent. La monarchie constitutionnelle canadienne a ceci de particulier de laisser le trône à un souverain étranger, au contraire des monarchies européennes qui reposent sur une famille dynastique nationale. On cherchera en vain au Canada un diadème, des palais et des châteaux, des sceptres et des carrosses, des princesses adultères et des princes bâtards. Pour tout spectacle de la royauté, la monarchie canadienne nous offre celui de ces amis du régime nommés par le Cabinet fédéral qui s'amusent à distribuer les médailles, à présider les cocktails, à apposer le grand sceau de 1947 sur les décisions de leur conseil. Spectacle sans grandeur dont le gouverneur général et ses lieutenants de province sont les figurants mal inspirés, qui rapetisse tellement l'idée de majesté qu'on finit par croire que la monarchie canadienne est vraiment inoffensive.

C'est plus dans la manière dont la monarchie constitutionnelle structure l'État canadien, organise et distribue les pouvoirs, définit les rapports entre gouvernants et gouvernés qu'il faut la rechercher. David. E. Smith, probablement l'un des seuls politologues au Canada (le Québec inclus) à avoir pris au sérieux la monarchie constitutionnelle, prétend qu'elle demeure encore aujourd'hui le premier principe de l'État canadien. Qu'on considère les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, le gouvernement fédéral ou les provinces, le Canada anglais ou le Québec, la Couronne étend son empire partout. Mais c'est une Couronne invisible: c'est par les concepts que les élites politiques ont hérité et intériorisé d'elle qu'elle nous tient dans ses filets. Vivre dans une monarchie constitutionnelle dont le souverain est purement putatif, une vue de l'esprit savamment entretenue par la cour des avocats, juges et féaux serviteurs de la Couronne, emporte certaines conséquences, qu'il s'agit d'expliciter. Quand on en aura fait le tour, on jugera si cette Couronne est une robe du soir ou une chape de plomb.


La souveraineté populaire maquignonnée. Comment une chose peut à la fois être et ne pas être

Dans les républiques, le peuple est officiellement souverain; il gouverne par lui-même, ou choisit des représentants qui administrent en son nom la chose publique. Ces représentants reçoivent du peuple des mandats dont la durée et la portée sont précisées dans la loi constitutionnelle du pays. Il n'y a pas de voix plus suprême ou plus légitime que celle du peuple, qui s'exprime par référendum ou par élections. Potestas in popolo, disaient jadis les Romains. Les gouvernants tirent leur pourvoir et leur autorité du consentement du peuple, détenteur de la souveraineté. Il y a certes plus d'une manière d'organiser cette souveraineté populaire. Dans la république américaine, le peuple partage ses suffrages entre plusieurs représentants; par un collège électoral, il élit un président fédéral, chef de l'exécutif, et dans chacun des États, il nomme un gouverneur. Un Congrès bicaméral, dont les chambres sont élues à des intervalles différents, exerce la puissance législative. Un pouvoir judiciaire, coiffé d'une Cour suprême nommée par le Président et le Sénat, appuyé sur des tribunaux étatiques dont plusieurs juges sont élus par le peuple, veille au maintien de la légalité. En France, le suffrage universel investit le président du pouvoir exécutif, qu'il partage avec le gouvernement, tiré du parti majoritaire à l'Assemblée nationale, mais séparé de l'Assemblée une fois constitué. En Suisse, la république préfère avoir à sa tête un conseil collégial et donne l'occasion au peuple de légiférer par référendum.

Dans la monarchie canadienne, il en va autrement. Officiellement, le peuple n'est pas souverain, c'est un sujet, dont les partis sollicitent les suffrages de temps en temps pour gagner la majorité à la chambre. Le souverain de Grande-Bretagne est le chef de l'État canadien; ses représentants indigènes, le gouverneur général pour le gouvernement fédéral, et les lieutenants-gouverneurs, pour les provinces, sont respectivement les chefs de l'exécutif de l'un et des autres. Le pacte de 1867 fondait un régime combinant fédéralisme et monarchie à l'anglaise. Depuis la restauration de 1688, la monarchie constitutionnelle anglaise consacrait la souveraineté du parlement. Le pacte de 1867 importait cette doctrine en sol canadien. Le Parlement fédéral, c'est-à-dire "The Queen-in-Parliament", soit le Gouverneur général, la chambre des Communes et le Sénat, ainsi que les législatures provinciales, chacune étant en 1867 l'union d'un lieutenant-gouverneur, d'une chambre d'assemblée et d'un conseil législatif, se partageaient la souveraineté du Dominion.

Beaucoup de choses ont changé depuis 1867 dans l'organisation des élections et la composition des parlements au Canada, mais le principe de la souveraineté parlementaire est demeuré intact, du moins jusqu'en 1982. Même si en réalité le Premier ministre et le cabinet exercent les prérogatives réservées aux représentants du monarque, ceux-ci officient toujours, comme les détenteurs autorisés des droits de suzeraineté que leur attribue la constitution. Et le peuple lui, n'a-t-il pas quelque droit à faire valoir? Dans cette monarchie à onze couronnes, la souveraineté populaire est comme une maladie honteuse. Elle existe, quoiqu'on n'en parle point, et c'est bien la dernière chose que l'on voudrait avouer par écrit. On la tolère, sans trop maugréer, dans l'espoir qu'elle ménage le système.

La souveraineté du peuple, c'est bien la dernière chose que la monarchie canadienne s'est gardée de reconnaître. Le 7 février 1865, à l'occasion du débat de l'Assemblée législative du Canada-Uni sur le projet de "Confédération", Georges-Étienne Cartier avait été on ne peut plus clair: "la conservation du principe monarchique sera le grand caractère de notre confédération, au lieu que de l'autre côté de la frontière, le pouvoir dominant c'est la volonté de la foule, de la populace, enfin" (7). Trop vile pour servir de fondement au nouveau régime, la souveraineté populaire devait être tempérée par un élément aristocratique. En somme, nous révèle Cartier, il fallait doter le pays d'une constitution qui allierait l'élément conservateur à l'élément démocratique - car le faible des institutions démocratiques pures est de laisser tout le pouvoir à l'élément populaire. Ainsi, dans l'esprit des pères fondateurs, le peuple était vraiment un Tiers état, trop irrationnel et trop ignorant pour exercer cette précieuse souveraineté que la monarchie réservait à la Couronne et à ses ministres. Le principe monarchique apparaissait alors un gage de prestige et de stabilité, qui mettait le chef de l'État à l'abri des injures et des bassesses de la démocratie. Laissons parler encore une fois le futur baronnet Cartier: "Sous le système anglais, les ministres peuvent être dénigrés, même insultés, mais les insultes n'atteignent jamais la souveraine. Que nous ayons pour chef suprême un roi ou un vice-roi, et quel que soit le nom que l'on donne à cette nouvelle organisation politique sociale - nous avons la certitude d'acquérir, par le seul effet de la confédération, un prestige nouveau." (8)

La souveraine à laquelle la "Confédération" offrait un trône de plus n'était rien de moins que la reine Victoria, tout le contraire d'un souverain d'apparat, qui intervenait dans les moindres affaires de ses premiers ministres, fussent-ils Gladstone ou Disraeli (9). Les gouverneurs installés par la Constitution de 1867 n'étaient point des fantoches; à l'égal de la souveraine Victoria, ils possédaient toutes les prérogatives que la monarchie anglaise concédait à son monarque. Oui certes, des ministres choisis dans le parti majoritaire au parlement fédéral et dans les législatures allaient gouverner. Rien toutefois, absolument rien n'établissait, ni dans la constitution, ni dans les lois, la souveraineté populaire, cette fille roturière honnie.

Avec le temps, le gouverneur général cesserait d'être le porte-voix du Foreign Office. Il obtiendrait du Souverain anglais en 1947 ses lettres patentes qui l'investiraient de toute la dignité et de toutes les prérogatives de sa Majesté. Les gouverneurs abandonneraient petit à petit l'exercice de leurs pouvoirs au cabinet, se contentant d'agir sur ses instructions et de lire, avec grande pompe, le discours du trône composé pour eux. Si cette évolution dans le gouvernement monarchique canadien dénote une démocratisation des moeurs, elle ne consacre pas pour autant la souveraineté populaire. Les représentants du monarque prêtent tout au plus l'exercice réel de leurs droits de suzeraineté aux gouvernants élus, en conformité avec l'évolution du régime parlementaire en Grande-Bretagne. La souveraineté parlementaire débouche alors sur le gouvernement de cabinet, qui détient presque à lui seul une bonne partie de l'imperium étatique. Dans ce régime, le peuple est un courtisé: on obtient de lui les suffrages nécessaires pour former à la chambre le parti majoritaire légitimé à prendre possession de la souveraineté, jadis partagée avec les Stuart et les Tudor.

Ce qui a permis cette évolution est le dédoublement progressif des normes entre le droit écrit formel et le droit non écrit. Le Canada compte parmi ces pays où le droit écrit constitutionnel ne représente pas la réalité et où la réalité constitutionnelle n'est pas écrite. Cet état de choses stupéfiant, qui défie les lois de la logique aristotélicienne, la Cour suprême l'a consacré dans les longs développements de son jugement de 1981 sur le rapatriement unilatéral de la constitution (10). Elle y expliqua que le droit public canadien évolue dans deux univers parallèles: le premier comprend un catalogue de vieilles règles rédigées en 1867 par les légistes du Foreign Office, qui accordent aux gouverneurs indigènes du pays toutes les prérogatives du monarque constitutionnel anglais: dissolution et convocation de la chambre, sanction des lois, composition du cabinet, nomination des juges et des membres de la chambre haute, droit de grâce, etc. Dans le deuxième, pareilles à des ombres insaisissables, fluctuent des règles non écrites, dont la formulation est laissée aux usages de la vie parlementaire, qui viennent assouplir et amender les premières, de manière à transférer au premier ministre et au cabinet, détenteurs légitimes du pouvoir gouvernemental, les prérogatives monarchiques du droit écrit. Si ces règles non écrites, ou conventions constitutionnelles, dépouillent les représentants du monarque pour habiller les membres du cabinet, elles n'établissent pas pour autant la souveraineté populaire. Elles perpétuent, comme les premières, la souveraineté parlementaire, c'est-à-dire celle des gouvernants.

Cette précieuse souveraineté, les gouvernants ont pris soin de la conserver pour eux-mêmes. Au début de ce siècle, le Manitoba apprit à ses dépens ce qu'il en coûte de toucher aux prérogatives monarchiques. Tenté par le républicanisme américain, il voulut reconnaître au peuple le droit de voter lui-même les lois. C'était porter là une suprême atteinte aux prérogatives législatives du lieutenant-gouverneur et de son assemblée, atteinte frappée de nullité ab initio par les Lords judiciaires du Conseil privé.

C'est de l'arrêt des Lords prononcé en 1919 (11) que découle cette curieuse doctrine, reprise par les traités de droit constitutionnel, suivant laquelle le référendum au Canada ne peut être que consultatif. Le peuple ne pouvant être investi de la souveraineté ou du pouvoir législatif, le référendum devient une consultation, un sondage à grand déploiement, qui laisse la décision finale au parlement, le plus souvent au cabinet. La réforme constitutionnelle d'ailleurs a parfaitement perpétué cet état d'esprit. Centralisée dans les cabinets du gouvernement fédéral et des provinces, elle se ficelle et se défait entre premiers ministres, qui reviennent à leur parlement une fois la chose conclue. Jamais dans son histoire le Canada n'a connu d'événement qui eût fondé ou donné existence à la souveraineté populaire, un référendum ou une assemblée constituante.

Le pacte de 1867 fut le fait d'une élite coloniale et des légistes du Foreign Office. Cette élite, rompant avec sa promesse de consulter préalablement le peuple du Canada-Uni, pressa les choses à l'hiver 1865, et par un simple vote des parlementaires, donna un chèque en blanc aux promoteurs des résolutions de Québec. La Loi constitutionnelle de 1982 est le fait de deux parlements, ceux d'Ottawa et de Westminster. Fort de l'appui de neuf premiers ministres et de groupes d'intérêt manifesté lors d'audiences au parlement fédéral, le cabinet Trudeau crut détenir la légitimité et les pouvoirs nécessaires pour se dispenser d'en référer au peuple avant de réformer la loi fondamentale du pays. Le politologue Peter H. Russell, faisant le bilan des sagas constitutionnelles de Meech et de Charlottetown, qui révélaient la mainmise des cabinets sur le processus de la réforme, s'exaspéra: mais quand enfin ce peuple deviendra-t-il souverain? (12)

De timides sursauts républicains ont tenté de couper court aux ronrons de la monarchie constitutionnelle canadienne. Dans un document préparé par ses hauts fonctionnaires et déposé au secrétariat à la conférence constitutionnelle pendant l'été 1968, Daniel Johnson, sans doute le plus républicain de nos premiers ministres québécois, avait demandé la reconnaissance de la souveraineté populaire dans la constitution. Celle-ci devait être l'expression de cette volonté, l'autorité constituante ne pouvant résider que dans le peuple. La mort prématurée de ce visionnaire de souche irlandaise emporta avec lui sa proposition.

Dix ans plus tard, Pierre-Elliott Trudeau, dans le projet de rapatriement de la Constitution dont il saisit son parlement en juin 1978, montra que, délaissant les velléités républicaines de sa jeunesse, il s'était converti au monarchisme. Le gros texte touffu préparé par ses légistes devait à la fois reconnaître les droits démocratiques du peuple, Sa Majesté la Reine comme Souverain et Reine du Canada et la prééminence de la charge de gouverneur général ... (13) En 1982, les idées du Solon canadien se clarifièrent. Il ne serait aucunement question de souveraineté populaire dans le projet sur lequel s'entendraient Trudeau et neuf provinces. On consentit à y inscrire tout au plus le droit des citoyens d'élire leurs gouvernants tous les cinq ans. Mieux, l'esprit de la monarchie constitutionnelle de 1867 était reconduit. Le pouvoir formel de modification de la nouvelle constitution appartiendrait au gouverneur général, agissant sur autorisation des parlements et à la demande du Conseil privé de la Reine (l4). Quant au peuple, cherchez bien, vous ne l'y trouverez pas.


Le bon Léviathan: des prérogatives des gouvernants et des libertés des sujets sous la Couronne canadienne

La république est le régime de la franchise et de la transparence entre les gouvernants et le peuple, de la clarté des règles liant les uns aux autres, qui ne fait pas de mystère sur les fondements de l'État et de son autorité. La république est fondée en raison et sur la raison. Les citoyens de la république peuvent bien vénérer un dieu, il n'en demeure pas moins que le pouvoir des gouvernants sur le corps des citoyens ne peut découler d'une loi divine, d'un mythe créateur, ou de la prétendue supériorité naturelle d'une race ou de familles prédestinées à gouverner. Ce pouvoir découle d'un contrat constituant, voulu par les citoyens, reconnus dans leur égalité devant la loi et le suffrage. Ce contrat précise les conditions en vertu desquelles les élus du peuple exercent leurs pouvoirs et rien d'autre que ce contrat et la volonté populaire ne peut étendre le mandat qui leur est confié.

Dans la monarchie canadienne, toute constitutionnelle qu'elle soit, le pouvoir se couvre de mystère. Les gouvernants, plutôt que de recevoir des attributions délimitées par la loi et la constitution, ont encore des prérogatives, des privilèges, des immunités et des pouvoirs inhérents légués par la tradition et par le monarque. Le peuple, lui, a des droits et des libertés, quoiqu'ils ne viennent pas de lui, d'un acte constituant, convention constitutionnelle ou référendum, qui manifesterait sa volonté de donner à la cité telle ou telle loi. Si l'on regarde l'histoire de cette monarchie en Amérique, on s'aperçoit que les conquêtes démocratiques du peuple apparaissent comme des concessions, voire des faveurs, accordées par les gouvernants. D'acte constituant fondateur, il n'y en eut point, hormis les lois constitutionnelles octroyées par la métropole.

Le droit public de cette monarchie est confus, obscur ou introuvable. Il faut attendre les oracles des juges avant de découvrir que telle convention constitutionnelle qu'on croyait exister n'existe pas, ou que telle autre, dont on ne soupçonnait pas l'existence, s'impose. Ni le pays tout entier, ni les provinces pour elles-mêmes, n'ont de constitution écrite véritable. Un ramassis de lois, de coutumes, de conventions et de règles tiennent lieu de cette constitution qui, dans son esprit et dans sa forme, n'est pas faite pour être communiquée aux citoyens et comprise d'eux. Un concitoyen téméraire qui s'aventurerait à lire les lois du Québec organisant l'exécutif aurait peut-être l'impression que dans ce casse-tête le lieutenant-gouverneur gouverne et que le conseil des ministres est un fantôme.

Que s'est-il passé en 1867 pour que la monarchie s'installât et régnât, incontestée à jamais, dans cette terre d'Amérique? Dans la loi de 1867, loi prosaïque au style rebutant, on a vu un pacte entre deux peuples fondateurs ou une loi impériale réalisant l'unité d'une nation à naître par la fidélité à la Couronne. Si pacte ou convention il y eut, ce n'est point au sens d'un contrat social à la Rousseau, ou d'une convention, comme celle de Philadelphie d'où naquit la Constitution de 1787 des États-Unis. Si la philosophie peut nous être d'un quelconque secours, c'est du côté de Thomas Hobbes (1588-1679), le théoricien de la restauration anglaise du 17e siècle, qu'il faut regarder. Au contraire de Rousseau, qui postulerait plus tard que les hommes sont naturellement bons et que la vie en société est cause de leur corruption, Hobbes était un pessimiste: témoin des révolutions qui ensanglantèrent l'Angleterre depuis l'exécution de Charles ler en 1649, il imaginait qu'à l'origine les hommes vivaient dans lin état de nature féroce, sans loi ni justice, où primaient la force et l'égoïsme. Pour en sortir, les hommes doivent se soumettre à une autorité commune, se faire les sujets d'un Souverain qui aurait tous les droits sur tous et chacun. L'institution de ce pouvoir commun, que Hobbes appelle Commonwealth, passe par un accord unanime entre les hommes qui abdiquent tous ensemble leur souveraineté sur eux-mêmes en faveur d'un Léviathan. Cet acte d'abdication de souveraineté comporte toutefois une condition (15). Le Léviathan se voit conférer la souveraineté pourvu qu'il garantisse en retour à ses sujets la paix, l'ordre et la justice (l6).

On comprend mieux la conception hobbesienne du pouvoir à la lumière de ces quelques mots, ô combien révélateurs, prononcés par Charles 1er peu avant sa visite chez le bourreau, dans le tumulte de la révolution anglaise de 1640-1649: "Quant au peuple, je désire sa liberté autant que qui ce soit, mais je dois vous dire que cette liberté consiste à avoir un gouvernement, des lois grâce auxquelles la vie du peuple et ses biens puissent être appelés siens. Elle ne consiste pas pour le peuple à gouverner lui-même. Cela ne lui appartient en rien: un sujet et un souverain sont des êtres clairement différents". (17) Tout l'enjeu de la révolution anglaise et des luttes entre Whigs et Torys après la restauration de 1688 serait de déterminer qui est ce souverain: le roi et une aristocratie terrienne, ou la bourgeoisie des villes et les grands financiers de la City londonienne (18). Au dix-neuvième siècle, Gladstone et Disraeli élargiraient, par tranches successives, le suffrage électoral. Quelque grands qu'aient été les progrès de la démocratie au Royaume-Uni, le principe exprimé par Charles 1er ne varierait pas. Le but de la monarchie constitutionnelle anglaise n'est pas d'établir le gouvernement du peuple par le peuple. C'est de lui fournir un gouvernement qui, muni de la souveraineté, administre la chose publique pour le peuple et veille à lui assurer ses libertés, civiles et criminelles.

C'est ce principe que les pères fondateurs incorporèrent dans le pacte de 1867. Ce pacte monarchiste consistait à instituer un bon Léviathan, doté comme l'affirma John A. MacDonald, de toutes "les prérogatives de la souveraineté". Ce Léviathan, c'est ni plus ni moins que la Couronne fédérale qui, comme l'indique l'article 91 de la loi de 1867, a pour responsabilité première de voir à la paix, l'ordre et le bon gouvernement dans le Dominion de sa Majesté. Cette couronne a un droit de regard étendu sur les petites couronnes provinciales: elle en nomme les lieutenants-gouverneurs et peut en révoquer les lois. Elle possède plusieurs des bras séculiers de la justice: elle nomme les juges fédéraux, son parlement vote le droit criminel et peut créer une cour générale d'appel pour l'administration des lois du pays. Elle commande à l'armée. Son parlement règle les échanges et le commerce. Elle frappe la monnaie. Son crédit et son pouvoir de taxation sont illimités. Au besoin, elle peut exproprier les terres publiques des provinces et s'attribuer, sur simple déclaration de son parlement, la compétence sur un ouvrage. Elle possède le jus tractatum que l'empire reconnaît à ses dominions.

De toute évidence, l'institution de ce bon Léviathan n'ambitionnait pas d'augmenter les droits démocratiques du peuple. Bien au contraire, ils s'en trouvaient diminués. Depuis 1856, les membres du Conseil législatif du parlement du Canada-Uni étaient élus par le peuple. Dans le Dominion du Canada, les sénateurs n'émaneraient plus du peuple; la Couronne fédérale récupérait de lui le pouvoir de les nommer. En 1865, Cartier et MacDonald crurent inutile de consulter le peuple, encore moins de soumettre à son approbation les résolutions de Québec de 1864. Comme gouvernants des sujets de sa Majesté dans la colonie, ils croyaient détenir toute l'autorité nécessaire pour altérer au nom du peuple ses droits politiques.

Le préambule de la loi de 1867 ne faisait d'ailleurs pas de cachotterie sur la nature du pacte "confédéral". Il est le fruit du désir de trois colonies "to be federally united into One Dominion under the Crown of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, with a Constitution similar in Principle to that of United Kingdom." De ce Dominion, la loi de 1867 définit la compétence législative et "the Nature of the Executive Government therein": ce gouvernement sera de nature monarchique. Elle précise également que la gouverne du Canada relève de la responsabilité conjointe du gouverneur général (19) et de son Conseil privé. En retour de l'abdication de leur souveraineté en faveur de Sa Majesté et de ses ministres et de la réduction de leurs droits démocratiques, les sujets du Dominion du Canada obtenaient la garantie qu'ils jouiraient de toutes les libertés civiles et criminelles que l'histoire, la tradition et les grandes chartes constitutionnelles de 1215 et de 1689 avaient conférées aux Anglais. Dans les provinces anglaises, le Common Law des juges veillerait aux droits civils des sujets de Sa Majesté. Dans la province catholique du Québec, la constitution donnerait aux anglo-protestants la garantie du contrôle de leurs écoles et de l'usage de leur langue dans la législature et les tribunaux de la province. Le pacte de 1867 se résume par ce paradoxe: la fidélité et la soumission à la Couronne est la meilleure garantie de ses droits.

Avec le recul, on pourrait croire que ce pacte monarchiste a vieilli et que la réforme constitutionnelle de 1982, issue de Pierre-Elliott Trudeau aux idées frottées de l'universalisme abstrait des droits de l'homme et du génie constitutionnel américain, l'a altéré. La Charte canadienne des droits et libertés parle un langage qui eût fait frémir de dégoût Edmund Burke. Les citoyens du Canada jouissent de droits et libertés, écueils imparables sur lesquels se briseront les lois capricieuses des parlements. La souveraineté parlementaire cède sa prééminence en faveur de la suprématie de la constitution, telle que la conçoivent les juges. Même des politologues et juristes, parmi les plus estimés, se sont persuadés que cette réforme augmentait les droits du peuple.

Si l'on y regarde de plus près, peu de choses rompent cependant avec l'esprit du pacte de 1867. Les droits politiques se voient augmentés aussi peu que possible. Rien n'est changé dans le système électoral, dans la nomination des juges et des sénateurs. Les prérogatives des cabinets en sortent intactes. Le premier ministre peut continuer de choisir quand bon lui semble la date des élections. Sans doute, les juges prononcent désormais l'invalidité des lois attentatoires aux libertés constitutionnelles. Le plus ironique, toutefois, dans ce recours des citoyens devant les juges, est que beaucoup des lois qui tomberaient après 1982 au nom de la Charte canadienne seraient des lois sociales visant à établir plus d'égalité politique entre les citoyens par des mesures de protection ou de correction des inégalités (20).

Dans ce tableau brille un joyau que peu de commentateurs ont remarqué et que les rédacteurs de la Charte de Trudeau ont encastré dans son minuscule préambule, soit une phrase énigmatique dont la lecture laisse pantois: "attendu que le Canada est fondé sur des principes établissant la suprématie de Dieu et la primauté du droit". Il s'agit là d'un calque allongé de la fameuse devise de la Couronne anglaise: "Dieu et mon droit". Que cette charte constitutionnelle, obsession d'un Premier ministre, puis symbole national d'une identité qu'un pays ne trouvait guère, débute par une proclamation de foi monarchiste n'a rien de surprenant. Cette version canadienne de la célèbre devise confirme symboliquement que la réforme de 1982 s'est accomplie en continuité avec la monarchie constitutionnelle de 1867. Cette devise contient deux éléments clés du nationalisme anglais qui, n'en déplaise aux beaux esprits de Cité libre et de la Rectitude politique, n'est pas moins "ethnique" que les autres nationalismes en Europe. Dieu, c'est aussi le monarque anglais qui depuis l'acte de suprématie de 1534 est "l'unique et suprême chef de l'Église d'Angleterre", Église nationale qui tourna le dos à Rome et au continent européen. Le roi anglais incarne la fin des doubles allégeances, politique et spirituelle, portées désormais sur une seule personne. Ce souverain à double couronne parle une langue: l'anglais, qui chassa des îles le français des Normands et délogea le gaélique des Irlandais et des Écossais. La Réforme anglaise fut ainsi l'acte de naissance d'un nationalisme insulaire et linguistique (21). Quant au droit, le légalisme est depuis Jean Sans Terre l'aliment des passions politiques dans le royaume de Sa Majesté.

Ainsi, dans la monarchie de 1867, revue et augmentée par la réforme de Trudeau, les droits et les libertés du peuple ne résultent point de l'exercice de sa souveraineté, d'ailleurs jamais reconnue. Ce sont des concessions, des faveurs accordées par le Souverain ou par les gouvernants au peuple, récompensé par la Providence pour sa fidélité à la Couronne. Le pouvoir descend du monarque vers peuple, qui en est l'usufruitier.


La confusion des pouvoirs. L'absence d'esprit constitutionnel

Dans une république, le peuple délègue le pouvoir à des gouvernants et à des magistrats, dont les attributions sont distinguées et séparées aussi nettement que possible. La séparation des pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif ne vient pas par hasard. Ce principe veut que ces pouvoirs soient exercés par des personnes différentes libres de l'influence des unes et des autres, capables d'agir par la seule vertu du pouvoir et de l'autorité que leur confère la loi fondamentale du pays. Ces pouvoirs doivent tendre à l'équilibre et au besoin, s'empêcher les uns les autres de sortir des bornes de leur mandat. Le républicanisme, nous dit le philosophe Emmanuel Kant, est le principe politique qui admet la séparation du pouvoir exécutif (gouvernement) et du pouvoir législatif. (23)

On associe couramment Montesquieu à l'idée classique de la séparation des pouvoirs. Dans L'esprit des lois, le célèbre Bordelais observa que dans la constitution de la Grande-Bretagne, on distinguait trois pouvoirs, judiciaire, exécutif et législatif, qui tendaient à l'équilibre. Cependant, si Montesquieu a bien écrit que pour "qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir", il n'a pas préconisé une séparation intégrale des trois pouvoirs (24). Ce sont les républicains américains qui, lisant à leur manière Montesquieu, ont déduit de L'Esprit des lois que les trois pouvoirs devaient être séparés et arrêtés l'un par l'autre, par un jeu de poids et contrepoids (check and balance). Dans le célèbre appel du Congrès américain envoyé aux Canadiens en octobre 1774, ils exprimèrent déjà leur conception de la séparation des pouvoirs, soit "une distribution & répartition de diverses puissances en des mains différentes qui se répriment l'une l'autre, ce qui est l'unique méthode que l'esprit humain ait jamais imaginée pour contribuer à l'accroissement de la liberté & de la prospérité des hommes" (25). Dans le Bill of Rights de l'État de Virginie de 1776, les républicains américains posèrent ensuite que "le peuple est dépositaire de tout pouvoir" et que les "pouvoirs législatif et exécutif de l'État doivent être séparés et différents du pouvoir judiciaire." Associant la monarchie coloniale à l'absolutisme, les républicains américains craignaient tellement que les élus du peuple n'outrepassent leur mandat et n'usurpent la souveraineté populaire qu'ils virent dans la combinaison d'une séparation étanche des pouvoirs et d'un jeu de freins multiples le meilleur moyen d'assurer à la république une assiette stable et le règne des libertés (26). (Les républicains français allèrent jusqu'à affirmer dans la Constitution française de 1791 qu'une "société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est pas établie n'a pas de constitution.")

La monarchie constitutionnelle anglaise n'a jamais fait de la séparation des pouvoirs un principe cardinal. La monarchie canadienne non plus (27). Les magistrats y jouissent certes d'une grande indépendance; l'adoption des lois appartient aux parlements; à ces lois l'exécutif et l'administration se soumettent. Toutefois, plusieurs pouvoirs et prérogatives, au lieu d'être séparés, sont exercés par les mêmes personnes ou institutions. Les fictions de la Couronne de la monarchie anglaise ont toujours posé un frein mental à une complète et nette séparation des pouvoirs. Le monarque est conçu comme une fontaine de pouvoirs, d'où naît chacun pour être concédé aux ministres ou aux juges.

Au nombre de ces pouvoirs qui se confondent ou se recoupent, on note que la fameuse responsabilité ministérielle, dont on se fait gloire au Canada qu'elle fut advenue sans révolution, a entraîné avec le temps le transfert progressif de l'initiative des lois du parlement vers le cabinet. Aujourd'hui, les lois naissent du parti ministériel, rédigées et conçues par l'Administration. La Chambre des Communes et l'Assemblée nationale se bornent le plus souvent à enregistrer, après quelques retouches consenties en commissions parlementaires, les lois présentées par l'exécutif. La séparation entre l'exécutif et le législatif est purement formelle; le premier se soumet aux décrets de l'autre, bien que ce soit l'exécutif qui les ait dictés.

Une autre confusion, et non la moindre, est la prérogative du Premier ministre de convoquer (ou de révoquer) à son gré les sessions de l'Assemblée, et de choisir, au moment électoral opportun, la date des élections générales. Dans une véritable république, il serait incongru qu'un membre de la chambre législative, fût-il primus inter patres, décide des sessions et de la dissolution de celle-ci. Dans ce régime qui perpétue une ancienne prérogative royale par le chef désigné du parti majoritaire, le citoyen ne sait à quoi s'attendre en termes d'échéance électorale. La république américaine interdit ce jeu de cache-cache; la constitution prévoit à date fixe la tenue des élections législatives et présidentielles. La république française assigne à date fixe le renouvellement de l'Assemblée nationale, quoique le Président, extérieur à l'Assemblée et élu directement par le peuple, puisse la dissoudre sans préavis.

Le monarchisme et le fédéralisme ne font pas bon ménage. Le premier réclame l'unité et la centralisation; le deuxième, la diversité et l'autonomie des collectivités fédérées. En 1867, les pères fondateurs bricolèrent une monarchie fédérale. Le résultat en fut une Couronne fédérale puissante, vers laquelle montaient toutes les ambitions. La nomination des juges fédéraux, des sénateurs et des lieutenants-gouverneurs dans les provinces, tout cela lui échoit. Cette puissance nominative faisait toutefois de multiples entorses à une saine séparation des pouvoirs. En étant des créatures de l'exécutif fédéral, les sénateurs ne peuvent prétendre former un corps législatif séparé de lui. La nomination des lieutenants-gouverneurs par la Couronne fédérale créait une confusion d'un autre type: la subordination des provinces au gouvernement central, inféodation accentuée par le désaveu ou la suspension de la sanction (pouvoir de réserve) dont une loi provinciale pouvait être frappée. Tombés, dit-on, en désuétude aujourd'hui, ces pouvoirs rappellent le degré élevé de confusion des pouvoirs que la monarchie canadienne tolérait en ses débuts.

La confusion des pouvoirs touche aussi le judiciaire. Depuis le début du siècle, le gouvernement central et les provinces se sont accoutumés à demander à leur cour d'appel des avis sur toutes sortes de questions de droit, même en l'absence de litige concret. Bien qu'il reconnût la légalité de la procédure, le Conseil privé de Londres admit que le renvoi n'était pas à proprement dit une fonction judiciaire. La république américaine est allergique à l'idée que les tribunaux deviennent les conseillers légaux de l'exécutif. Au nom de la séparation des pouvoirs, la Cour suprême américaine s'est objectée aux renvois, puisqu'il s'agit d'une tâche relevant de l'exécutif. Cette doctrine a fait jurisprudence dans la plus républicaine des monarchies constitutionnelles: l'Australie. S'agissant du renvoi, plusieurs juristes au Canada n'y voient que merveilles.

La plus étrange - pour ne pas dire la plus cocasse - des confusions entre l'exécutif et le judiciaire est cette possibilité, pour l'instant toute théorique, prévue par les lettres patentes de 1947 constituant la charge du gouverneur général: le juge en chef de la Cour suprême peut lui succéder. En effet, en cas d'incapacité ou d'absence du premier, le deuxième devient le chef suppléant de l'État canadien. Voilà qui en dit long sur l'esprit du régime, comme si les juges étaient assimilés à des monarques en puissance. On notera que dans les républiques, les suppléants du chef de l'exécutif sont habituellement des élus du peuple. Aux États-Unis, le vice-président, colistier du président, prend sa place en cas d'absence, d'incapacité ou de démission. En France, le président du Sénat prend la relève du président de la République, dans les mêmes éventualités.

Il y a encore beaucoup à dire et à s'inquiéter sur la confusion des pouvoirs tolérée par la monarchie constitutionnelle au Canada. Notons toutefois que la bonne pondération des pouvoirs de l'État est rarement un thème de débat, au Québec et dans le reste du Canada. Voilà qui est curieux, dans une fédération si souvent absorbée par 1a réforme de sa constitution. Il faudrait écrire sans doute un article sur les causes de l'absence d'un véritable esprit constitutionnel au Canada. "Être républicain, nous dit le philosophe Nicolas Tenzer, c'est trouver un équilibre, politiquement voulu, qui respecte la constitution, le choix des citoyens et l'autonomie du législateur". (28) La première marque d'un esprit constitutionnel est le souci de trouver un équilibre entre les divers ingrédients de la République moderne, c'est-à-dire opérer une synthèse entre la souveraineté populaire, le droits de l'homme, la démocratie directe et la représentation politique, le double attachement à la nation et à l'universalisme, et enfin la transparence du système électoral et du droit.


Le verrouillage de la liberté d'organisation des États fédérés: quand la monarchie fait d'un État une province

Dans les républiques fédérales comme les États-Unis, l'Allemagne et la Suisse, les États fédérés ne sont pas des créatures du gouvernement central. Ils sont libres dans leur domaine de compétence, et libres aussi de donner à leurs institutions le régime et la forme de leur choix, pourvu qu'ils soient républicains. Les États sont des collectivités de base, dans lesquelles la démocratie s'enracine pour s'élever ensuite à la fédération tout entière (29). D'où justement que ces collectivités s'appellent "États", "Länder" ou "cantons"; ce ne sont point des provinces. Le chef de ces États émane de la population ou de son assemblée; le gouvernement central n'a pas un mot à dire sur son choix. Ces États fédérés, républicains et démocratiques, jouissent aussi de la compétence résiduaire; tout pouvoir qui n'est pas attribué à l'État fédéral leur revient.

La monarchie fédérale canadienne est plus chiche à l'endroit de ses composantes. Elles n'ont même pas la liberté de se constituer en république fédérée. Les lieutenants-gouverneurs, nommés par le cabinet fédéral, possèdent des prérogatives inamovibles, qu'elles ne peuvent contourner sous peine de nullité. De plus, ces lieutenants placent, du moins symboliquement, les provinces dans une relation de subordination vis-à-vis de la Couronne. Les provinces ont des compétences propres, mais point la compétence résiduaire, privilège du parlement fédéral.

S'est-on d'ailleurs interrogé sur le sens du terme "province"? Au Québec, l'appellation la "belle province", dont plusieurs Québécois coiffent d'emblée leur collectivité, évoque les charmes de la campagne, le bongarçonnisme et les saintes odeurs de l'ancien régime. À l'étranger, on l'emploie aussi, par condescendance ou par attendrissement. Étymologiquement, le terme a un sens impérial. On en retrace l'origine au droit romain de conquête. Le droit public de l'Empire romain prévoyait deux régimes distincts, l'un pour ces citoyens, et un autre pour les habitants des cités conquises. Ces dernières tombaient dans le domaine public de l'État romain; tout en elles, la terre, la cité, les habitants, en devenaient la chose, la propriété. Et quand une cité succombait aux assauts d'une légion romaine, souvent toutes ses institutions étaient balayées au profit de celles qui étaient implantées par Rome. Les cités conquises étaient administrées par un citoyen romain, un gouverneur ou un proconsul. Laissons parler sur ce point Fustel de Coulanges, historien de l'antiquité: "Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la province de cet homme; c'est-à-dire sa charge, son soin propre, son affaire personnelle; c'était le sens du mot provincia dans l'ancienne langue. En même temps, elle conférait à ce citoyen l'imperium; cela signifiait qu'elle se dessaisissait en sa faveur ... de la souveraineté qu'elle possédait sur le pays." (31) Voici ce que disait Montesquieu des préteurs et des proconsuls que le Sénat romain envoyait gouverner dans les provinces:

"Ceux qu'on envoyait avaient une puissance qui réunissait celle de toutes les magistratures romaines; que dis-je? celle même du sénat, celle même du peuple. C'étaient des magistrats despotiques... Ils exerçaient les trois pouvoirs; ils étaient, si j'ose me servir de ce terme, les bachas de la république."(31)

En somme, le terme province en vint à désigner par métonymie un territoire conquis, ayant perdu sa liberté politique et son identité, qui devient la chose d'une puissance coloniale ou impériale.

Férus de droit romain, les publicistes anglais reprirent le mot province pour désigner les conquêtes du Souverain qui, à l'instar d'un proconsul romain, possède tout l'imperium sur le territoire conquis par ses armées (32). Le roi George III découpa dans l'immensité de la Nouvelle-France conquise la petite "Province of Quebec", dont la proclamation de 1763 fixait les frontières et le statut. Le terme "province" s'incrusterait dès lors dans la vallée du Saint-Laurent. Dans son rapport de 1839, Lord Durham observa que la conquête de 1760 avait placé le Souverain anglais devant ces choix: maintenir les institutions et les coutumes de la colonie conquise, ou bien exercer son droit régalien de les abolir pour fondre la population dans la société anglaise. Durham raisonnait ainsi en proconsul romain; il connaissait bien le sort réservé aux provinces. Les pères fondateurs conservèrent le terme pour en affubler les collectivités fédérées dans le Dominion du Canada. S'ils en usèrent, c'était peut-être qu'ils pensaient fonder un petit empire dans un plus grand.

Le Canada a fait le deuil d'au moins trois républiques. La première fut celle des Patriotes de 1838; la deuxième, la république métisse rêvée par Louis Riel (33). La troisième est par contre si peu connue, qu'elle mérite une étude attentive. C'est la république fédérée du Québec, voulue par Daniel Johnson en 1968. À l'époque, l'idée républicaine flottait déjà vaguement dans l'air. Devant le comité parlementaire sur la constitution créé par Lesage en 1964, on avait évoqué la possibilité que le Québec adoptât un régime présidentiel, inspiré de la quasi-république irlandaise de 1937 (34). La convocation des États généraux du Canada français en 1967 avait mobilisé une formidable énergie constituante, qui travaillait à repenser les institutions du Québec. Or, depuis février 1968, tous les gouvernements du pays en étaient à préparer une conférence constitutionnelle, En juillet 1968, le Québec déposa au secrétariat de la conférence un document étonnant, préparé par des hauts fonctionnaires avec la bénédiction de Johnson.

On y proposait que le Canada délaisse la monarchie constitutionnelle au profit du régime républicain et que le Québec puisse sans délai devenir une république au sein d'une "Union canadienne". C'était là un des éléments d'un ensemble de propositions remarquables par leur cohérence. La presse en eut vent. Interrogé là-dessus lors d'une conférence de presse qu'il donna un jour avant sa mort, Daniel Johnson, loin d'en désavouer la teneur, endossa le projet (35). Or, la mort précipitée du premier ministre emporta avec lui la clé inspiratrice de ce projet, que ni Jean-Jacques Bertrand, ni aucun autre premier ministre québécois, ne reprendrait.

D'après ce projet, deux raisons justifiaient que le Canada et le Québec optent pour la république. La forme républicaine de gouvernement, parce qu'elle est plus facilement identifiable à la souveraineté du peuple, correspondrait mieux à la nature véritable des institutions politiques du pays. L'adoption de la forme républicaine serait ensuite l'occasion toute trouvée d'engager la réforme de plusieurs institutions. Si le Canada voulait conserver la monarchie constitutionnelle pour lui-même, il devait au moins laisser au Québec la liberté de se constituer en république. Le document de 1968 attachait une grande importance à la clarification des principes et des règles fondamentaux du pays. Ainsi, la forme républicaine devait aller de pair avec la reconnaissance du peuple canadien comme autorité constituante, peuple formé de deux nations ou communautés linguistiques, exprimant chacune une culture nationale. Le Canada républicain de Johnson devait être à la fois un "Canada à deux" et un "Canada à dix". Le nom officiel du Canada devait donc lui-même être changé. Tous les pays ont des noms officiels. "Dominion du Canada" est chargé d'une connotation coloniale (36). L'appellation "Union canadienne" exprimerait mieux la nature fédérale et binationale du pays. Au terme de "province", autre reliquat d'un passé impérial, on devait préférer celui d'"État", l'Union canadienne devant être composée de dix États et de deux territoires.

Le court intermède républicain de 1968 jette une lumière nouvelle sur la réforme constitutionnelle de 1982. En concentrant en ses mains toute l'autorité constituante, le gouvernement Trudeau aurait pu en profiter pour proclamer la république. Lui et ses alliés s'en sont bien gardés. Au contraire, ils accordèrent à la monarchie constitutionnelle des protections accrues, en faisant en sorte que sa modification ou son abolition requièrent l'unanimité des provinces et du parlement fédéral. Ils auraient pu choisir une formule moins contraignante, ou comme Daniel Johnson l'avait réclamé en 1968, accorder aux provinces la liberté de conserver ou non le régime monarchique. Mais la réforme de 1982 se voulait monarchique en esprit, comme l'attestent le préambule de la Charte canadienne et les versions antérieures de cette réforme.


La puissance judiciaire au Canada: garde-fou démocratique ou frein pseudo-monarchique?

Le peuple est souverain dans les républiques. Cela ne veut pas dire qu'aucune limite ne se pose aux lois votées par lui ou par ses représentants. La France, patrie des droits de l'homme, a tâtonné pendant des décennies, au prix d'une longue suite de révolutions, de restaurations provisoires et de constitutions éphémères, avant de s'apercevoir que la souveraineté populaire et la primauté de la loi, tournées en absolues, peuvent se retourner contre la république, la laisser sans défense contre les ambitions d'un usurpateur. Plus sages et plus pragmatiques, les Américains ont tôt découvert qu'il était dans l'intérêt de la république et dans celui de la liberté d'admettre que les tribunaux puissent annuler une loi contraire à la Constitution. Après tout, si celle-ci exprime la volonté du peuple, une simple loi votée par les élus ne saurait l'outrepasser. Aujourd'hui, la plupart des républiques prévoient le contrôle des lois par les juges au nom de Constitution et des droits de l'homme. Les Américains confient contrôle à tout l'appareil judiciaire, que préside la Cour suprême. Dans les républiques d'Europe, comme la France, l'Italie, l'Allemagne et l'Autriche, ce contrôle appartient à un tribunal spécialisé. De cette manière, l'instance est plus rapide qu'aux États-Unis, et ce contrôle, tâche aussi bien politique que juridique, est réservé à une partie seulement de l'appareil judiciaire.

La réforme constitutionnelle de 1982 a investi l'appareil judiciaire canadien du pouvoir de réviser les lois votées par les parlements (37). Est-ce à dire que la réforme voulue et pensée par Pierre Elliott Trudeau s'est accomplie dans un esprit républicain? Le préambule de la Charte canadienne gâche déjà la sauce. Mais étudions plus en détail la question.

Depuis 1982, la Cour suprême a annulé une multitude de lois, provinciales et fédérales; elle s'est même attribué le pouvoir de les réécrire au besoin ou d'en moduler l'effet. Les juges canadiens se présentent eux-mêmes comme des législateurs, comblant les silences de la Constitution, de la loi et de la morale. D'aucuns ont vu dans ce transfert de pouvoir l'abandon d'une partie de la souveraineté étatique en faveur des juges (38).

Ce qui étonne dans ce phénomène est la quasi absence de remise en question du pouvoir accru des tribunaux au Canada anglais. Il y a eu ça et là des protestations contre le "gouvernement des juges". Il y en a eu aussi sur la procédure de nomination des juges fédéraux qui, pour l'heure, sont nommés par le cabinet fédéral dans le plus grand secret. En prenant sa retraite en septembre 1997, le juge Gérald La Forest a souligné le caractère peu démocratique de cette procédure et préconisé une procédure plus ouverte, semblable à celle qui confère au sénat américain le pouvoir de ratifier les nominations du président à la Cour suprême de ce pays (39).

Il y a belle lurette que la procédure de sélection des juges au Canada s'expose à la critique. Celle-ci a porté sur deux flancs. Tout d'abord, cette procédure, en excluant les provinces, s'accorde mai avec l'esprit du fédéralisme. Comme l'observait la commission Tremblay dans son rapport de 1956 sur les problèmes constitutionnels, comment peut-on croire à l'impartialité d'un tribunal si seulement une des parties au procès en nomme les juges? Ensuite, parce qu'elle est secrète et exclut le pouvoir législatif, elle paraît peu démocratique. On ne compte plus les articles et les discours sur la réforme de la procédure de nomination des juges. Le gouvernement fédéral a publié en 1988 un livre blanc, promettant des améliorations, plutôt légères. Les accords constitutionnels du Lac Meech et de Charlottetown projetaient d'associer les provinces à la sélection des juges de la Cour suprême. Rien de tout cela n'a suffi à faire broncher le gouvernement fédéral, fidèle à la procédure introduite par les pères fondateurs en 1867.

Dans l'esprit de ces derniers, les juges canadiens avaient une légitimité propre fondant leur autorité. Quelle était-elle? Sûrement pas démocratique ou républicaine. Dans un esprit républicain, les juges tiennent leur pouvoir du peuple ou de ses représentants, après un débat public. Mais les pères fondateurs exécraient la république. Ils aspiraient à créer au Canada une monarchie. Or, historiquement en Angleterre, les juges sont l'émanation du roi, fontaine de justice (4l). La nomination des juges était une prérogative du roi. Avant 1867, le gouverneur, sorte de vice-roi exerçant dans la colonie les prérogatives royales, nommait les juges. En 1867, le cabinet fédéral, le "gouverneur général" lui succède. Le juge canadien apparaît comme un petit monarque du droit, tirant sa légitimité du seul fait de le dire.

Cet esprit monarchique s'est perpétué jusqu'à aujourd'hui. En voici des indices. La loi fédérale sur la Cour suprême précise que l'acte de nomination des juges de cette cour est revêtu du grand sceau royal. Les décisions de cette cour, précise encore la loi, ont un caractère "souverain" (41). Le juge en chef de la Cour, on le sait, vit en réserve de la Couronne. Le préambule de la charte nous rappelle que l'accroissement de la puissance judiciaire décidée en 1982 se faisait en continuité avec la monarchie constitutionnelle de 1867. Si l'on place ce transfert de pouvoir dans le contexte de cette monarchie, on voit d'emblée que la réforme de 1982 dote les juges d'un pouvoir d'annulation des lois équivalant à celui qu'exerçait le représentant de la Couronne fédérale à l'encontre des lois provinciales. Les pouvoirs de désaveu et de réserve, lentement frappés par l'obsolescence, reprennent alors vie sous une autre forme, comme n'ont pas manqué de le constater certains politologues (42). Aussi il n'est peut-être pas innocent que la réforme de 1982, plutôt que de reconnaître la souveraineté populaire, établisse une forme de souveraineté judiciaire. En 1867, les pères fondateurs voulaient tempérer le principe démocratique par un frein aristocratique, exercé par la Couronne et le Sénat (43). Les architectes de la loi de 1982 leur furent finalement plus fidèles qu'on pourrait le croire; de nouveau, le principe démocratique connaîtrait un frein. Cependant, une grande ambiguïté demeure: est-ce un garde-fou démocratique ou un frein pseudo-monarchique?


Du bien public dans une monarchie: les complaisances du provincialisme

Plutôt que de se définir par des procédures, comme la démocratie, la république suppose les idées du bien commun et d'espace public. La république est une communauté politique formée d'un groupe de personnes résolues à vivre en commun suivant des relations fondées sur la solidarité mutuelle. La république distingue la res publica, la chose publique, qui lui appartient et concerne tous les citoyens, des affaires privées, ou res privatae, de ces derniers, dans lesquelles en principe la puissance publique ne s'immisce pas. La république est ainsi ce bien commun "qui puise ses racines dans le passé d'une histoire commune et qui se projette dans la vision d'un futur commun que tous veulent édifier en commun".(44) On a souvent distingué la démocratie grecque de la République romaine par le fait que la première a mis l'accent sur les droits, alors que la deuxième a vu dans la virtù, dans le sens du devoir, la condition du bien public, qui a préséance sur les intérêts privés. Le latiniste Jacques Gaillard nous restitue le sens de cette distinction:

"En principe, tout citoyen est soldat, et tout soldat est citoyen: ce principe peut même être considéré comme le fondement de tout régime "républicain", puisque c'est la défense d'un "bien commun à tous citoyens" (res publica) qui définit, avec le paiement de l'impôt (vite délégué, à Rome, aux peuples conquis) et l'exercice (au moins théorique) du droit de vote, la citoyenneté "républicaine". Ceci par opposition à la démocratie, ancienne ou moderne, qui met l'accent sur les droits, et non sur les devoirs: à Athènes, le pacte social se noue autour d'un principe abstrait, l'égalité devant la loi (isonomia), et se manifeste par le droit égal à la parole (isigoria). L'esprit même de la République romaine stipulait que l'état de citoyen reposait moins sur des droits que sur des vertus nécessaires... (45)

Les États-Unis, première grande république moderne, renverseraient cette perspective antique. L'individu ne serait plus sacrifié au bien commun; il posséderait des droits, inviolables, et la Constitution limiterait la puissance publique, divisée en pouvoirs qui se surveillent mutuellement. (Notons néanmoins que les architectes de la Constitution de 1787 puisèrent dans les institutions de la Rome antique pour concevoir et équilibrer les pouvoirs de leur nouvelle grande république. (46) Toutefois, ce renversement n'effacerait pas l'idée du devoir civique comme condition de la vie publique et que le bien commun doit être l'affaire de tous.

Dans ses Pensées, Montesquieu nota d'ailleurs que la conception du bien public varie selon que l'on vit en monarchie ou en république: "Dans les monarchies, les choses qui sont en commun sont regardées comme les choses d'autrui, et, dans les républiques, elles sont regardées comme les choses de chacun" (47). Il ajoute, dans L'esprit des lois: "L'ambition est pernicieuse dans une république. Elle a de bons effets dans la monarchie ; elle donne vie à ce gouvernement; et on y a cet avantage qu'elle n'y est pas dangereuse, parce qu'elle y peut être sans cesse réprimée". (48) Comme le fit remarquer Hannah Arendt dans son essai sur la révolution américaine de 1775-1783, les tenants du régime monarchique qui s'opposèrent aux républicains américains louèrent la monarchie en ce qu'elle procure l'avantage d'être gouverné sans avoir à intervenir et de n'avoir pas à superviser l'application des lois ou à choisir les gouvernants. S'en remettant entièrement au monarque et à ses ministres, le sujet peut ainsi s'occuper exclusivement de ses intérêts personnels (49).

La monarchie constitutionnelle canadienne aurait aussi sa conception du bien public. Lord Durham, architecte précurseur de l'union fédérale de 1867, en avait déjà posé les fondements dans son rapport de 1839. Son diagnostic des causes de la rébellion de 1837-38 l'avait persuadé que n'eut été sa capacité de canaliser à son profit les ambitions personnelles des élites coloniales perverties par les fanfaronnades républicaines, la Couronne anglaise ne saurait se maintenir, quand bien même elle céderait le gouvernement responsable. La monarchie de 1867 servirait bien toutes les ambitions; la Couronne fédérale en deviendrait le carrefour et l'aboutissement; forte de sa puissance nominative, elle accorderait aux fidèles amis de la Couronne des charges honorables grassement rétribuées, au Sénat, à la magistrature, à la tête des législatures et dans l'Administration. Les médailles et les décorations, les titres honorables de baronnet et de conseiller de la reine ou du roi friraient par combler d'honneur les parvenus du régime, déjà enrichis par leur montée en grade dans l'escalier royal du pouvoir. Quant au bien public lui-même, la Couronne, en sa qualité de fiduciaire des intérêts du peuple, y pourvoirait pour lui, par toutes ces lois et mesures votées pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement. Les appellations officielles en diraient long sur la manière dont on envisage le bien public. Les terres publiques seraient celles de la "Couronne"; les poursuites judiciaires intentées par les gouvernements seraient prises au nom du roi ou de la reine. Par ces seules appellations, on indiquait là que le bien public était l'affaire d'un Souverain lointain et inaccessible.

On rétorquera que ce tableau décrit une réalité révolue; avec l'essor de l'État-providence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des administrations publiques professionnelles et indépendantes ont remplacé le vieux népotisme colonial. Ainsi, les États fédéral et provinciaux, avec les programmes sociaux et les lois sophistiquées dont ils tempèrent les inégalités et les déséquilibres du marché, ont considérablement élargi la conception du bien public au Canada. L'État-providence a peut-être réussi à mieux redistribuer la richesse, sous le commandement d'une méritocratie éclairée et experte. Cela dit, il n'est pas assuré qu'un dispositif social qui incite le citoyen à se décharger de ses responsabilités civiques, sociales et familiales en faveur d'une Administration bienveillante promeuve l'idée d'un bien public qui soit l'affaire de tous. Celui-ci a plutôt tendance à se fragmenter: chacun perçoit dans le bien public l'intérêt de sa profession, de son statut ou de sa condition sociale. Les lois d'aujourd'hui divisent les personnes en titulaires de droits prestataires, assistés, conventionnés de toutes sortes au lieu de reconnaître des citoyens (50). Serait-il possible que la monarchie de 1867, puis l'État-providence qui viendrait après des décennies de libéralisme économique, concourent finalement au même effet, soit défaire l'idée de communauté politique? Le repli de l'individu sur lui-même, le retrait de l'État en faveur d'un marché qui abat les frontières, la multiplication des appartenances autres que nationales, bref toutes ces marques de ce qu'on appelle la société dépolitisée, ne laissent guère entrevoir une restauration prochaine de la sphère publique.(51)

Si l'on regarde plus précisément au Québec, l'esprit public ne va pas très loin. Beaucoup de nos villes sont construites à la va-comme-je-te-pousse; le désordre et l'intérêt le plus immédiat priment le plus souvent le plan et les visées à long terme. Le Québec n'a toujours pas accouché d'une véritable politique de l'architecture publique. Beaucoup de nos édifices gouvernementaux n'ont de public que le propriétaire. Rares sont ceux qui doivent leur conception à la tenue d'un concours qui fait travailler les talents pour la cause publique. On voit rarement dans nos villes et nos villages des citoyens se regroupe pour se donner leur bibliothèque, sans attendre la main bienfaisante de l'État, comme cela se fait dans les États de la Nouvelle-Angleterre. L'histoire et la littérature, reconnues d'emblée comme essentielles à la formation du citoyen, entrent à grand peine dans l'enseignement prodigué par nos écoles, emmêlées dans le lacis des programmes et des querelles de pédagogie.

Je n'échafauderai pas de grandes théories pour expliquer la faiblesse de l'esprit public au Québec. Je préfère citer Arthur Buies, brillant observateur des débuts de la monarchie de 1867 installée par Sir Georges-Étienne Cartier. "Ce grand homme d'État a encore des illusions ; moi je n'en ai plus", dit-il en 1872 dans l'une de ses causeries. (52) Mieux que nul autre, Buies a su observer que la monarchie entraînerait les élites québécoises à se complaire dans le provincialisme et à se fermer à l'universel. Comme Montesquieu, Buies pressentait qu'un état d'esprit irait de pair avec la monarchie:

"L'idée, elle, a l'âme du monde pour territoire et pour empire. Où est son origine? nulle part. Où est son triomphe? partout. Elle est ce qu'on n'attend pas et ce qu'on accueille. Elle est la victorieuse, universelle et éternelle. Elle est le verbe, le premier vers d'Homère, l'épée flamboyante de l'archange.

Sous ce dernier rapport, Québec, la capitale, où je viens de faire une petite excursion, est une ville bien gardée. Ses murailles, impuissantes contre le canon, la protègent admirablement bien contre le verbe ou contre le premier vers d'Homère. Elle est précisément l'endroit où peut s'éterniser le gouvernement provincial dans sa constitution actuelle." (53)

Serait-il possible qu'encore aujourd'hui la belle province fasse la coquette, repliée derrière des murailles qui la défendent du verbe républicain?


Le cosmopolitisme et la Couronne: le séparatisme ethnique et social

Quand on regarde la Rome antique, on songe à un amas de ruines et à un droit défunt. Cette civilisation révolue nous a légué une idée qui nous est chère: la citoyenneté. Au début de la république romaine, seuls les descendants mâles des familles patriciennes participaient à la vie publique; la virtù républicaine emportait des droits, des devoirs et des honneurs, dont étaient exclus les femmes, les esclaves et la plèbe. Celle-ci finit par enlever aux patriciens leurs privilèges; elle aurait ses représentants, les tribuns, voterait aussi les lois, et puis, elle finirait par entrer au Sénat et par élire ses consuls. Longtemps exclues de la jouissance du droit de cité, réservé aux citoyens de Rome, les provinces à leur tour obtiendraient d'en jouir, tant et si bien qu'en 212, l'empereur Caracalla conféra par un édit le droit de cité à l'ensemble des habitants de l'Empire.(54) Les magistratures leur étaient dès lors ouvertes, qui seraient occupées par des citoyens de tous les peuples de l'Empire.

L'idée moderne de citoyenneté, telle que les républiques française et américaine ont contribué à la définir, se distingue certes du droit de cité romain, issu d'une société foncièrement inégalitaire. Dans la république moderne, la citoyenneté définit les conditions d'appartenance à la nation. Elle est une dignité et une capacité conférée à chaque personne, en tant qu'être humain doué de raison, de participer à l'élaboration de la loi, soit directement, soit par l'élection de représentants. Cette participation comporte des garanties: liberté d'opinion, d'expression et d'association. L'octroi du statut de citoyen vise l'universel; il est indépendant de son appartenance à des collectivités particulières, sexes, tribus, corporations, régions, classes ou religions.

En retour, le citoyen se soumet à une loi commune et se reconnaît des devoirs envers la communauté. Avec le temps, la citoyenneté moderne comporterait trois éléments. Un élément civil; en tant que personne autonome, le citoyen jouit de l'égalité devant la loi, des libertés de parole, de croyance et d'opinion, des droits de propriété et de passer contrat. Un élément politique, le citoyen peut aspirer à gouverner comme à choisir ses gouvernants et travailler à l'extension des droits démocratiques. Enfin, un élément social, l'exercice des libertés politiques serait une vaine ambition si le citoyen n'avait un travail, une éducation et des soins de santé qui le mettent en état de les exercer.

La citoyenneté ne se réduit pas à la possession de droits; c'est aussi un état d'esprit, l'adhésion à une culture publique, qui transmet au citoyen le sens d'un passé commun et un patrimoine culturel qui réconcilie la nation avec l'universel. Au cours de la IIIe république française se précisa l'idée que la citoyenneté s'acquiert par la culture. L'école républicaine sera le lieu de transmission de cette culture qui, impartie à tous les pupilles de la nation sans distinction de classe, de langue ou d'ethnie, les fonde dans l'espérance de servir la république, suivant les talents de chacun. Moins enclins à ce que l'État gouverne l'école, les Américains reconnaîtront plutôt dans la société elle-même, où s'entrechoquent les ambitions et les espérances de citoyens jaloux de leurs libertés, le creuset de la citoyenneté, ce fameux melting-pot où se mêlent des individus de toutes origines pour former un peuple nouveau.

En 1867, les pères fondateurs n'étaient admiratifs d'aucune république, antique ou moderne. Ils répugnaient à l'idée qu'au-delà des différences de nationalités, de religion, de langue et de classe qui divisent les hommes, il y eût un être de raison, titulaire de droits universels. En fait, ils s'accommodaient fort bien de toutes ces divisions et la monarchie de 1867, plutôt que de s'en abstraire, veilla à les perpétuer. Ils ne nourrissaient pas le projet de fonder une nation citoyenne; ils avaient en tête les idées d'Empire et de Dominion. où des nationalités et des religions séparées trouvaient à se fédérer sous l'autorité d'une Couronne unique. Si on en examine les termes et l'esprit, le pacte de 1867 semble sceller l'idée de cette séparation entre ethnies et religions, séparation à l'amiable arrangée entre des notables qui évitent de nommer les communautés dont ils ont la garde.

Sociologiquement, le Dominion du Canada apparaît comme un État multinational. Toutefois, le langage officiel du Dominion ne parle guère de nation; la majorité dominante se considère encore comme la fille cadette de l'Angleterre; la minorité dominée, heureuse que la Couronne lui restitue son parlement et son droit civil dans le cadre d'un province, n'ose espérer mieux. Le pacte de 1867 constitutionnalise le nationalisme de la nation majoritaire: l'allégeance à la Couronne devient décret constitutionnel; les institutions du Dominion prennent pour modèle la monarchie victorienne. Le pacte assura à cette majorité la représentation proportionnelle à la Chambre des communes, ce qu'elle n'avait pu obtenir sous le régime de l'Union, établissant à l'origine l'égalité de représentation du Haut et du Bas-Canada à la Chambre pour contrecarrer la supériorité numérique des Canadiens français. (Cette égalité s'était par la suite retournée contre la population du Haut-Canada, une fois qu'elle eut dépassé en nombre la population de l'ancien Bas-Canada.)

Le pacte de 1867 enregistre également l'acte de conversion de l'élite canadienne-française au monarchisme anglais. En acceptant de vivre sous le régime d'un Dominion semblable en ses principes à la constitution du Royaume-Uni, les Cartier, Parent, Lafontaine, Morin et Taché font la profession de se comporter, du moins dans la sphère politique, comme de bons Anglais, qui ne viendraient plus jamais troubler l'ordre dans cette colonie du fait de leur ascendance française ou de leurs anciennes hérésies républicaines. C'est Cartier qui s'évertua à persuader le Canada anglais que les Canadiens français, malgré leur culture française, adhèrent tout comme lui à la doctrine monarchiste. "Je représente une province dont les habitants sont monarchistes par religion, par les coutumes et les souvenirs du passé", dit-il à Halifax à l'occasion d'un grand banquet tenu par la grande coalition (55).

Le triomphe du monarchisme dans les deux Canadas n'établit pas pour autant d'égalité entre les deux. L'unité par la Couronne est un arrangement inégalitaire. Elle consacre la supériorité d'un nation sur une autre; la première étant désignée par la Providence pour gouverner en Amérique et pour y implanter ses institutions et sa vision du monde, dont l'excellence ne vient pas de ce qu'elles sont supérieures en raison, mais plutôt de ce qu'elles sont l'héritage et le privilège d'une nation élue. Il ne faut pas trop se faire d'illusions sur l'apparent cosmopolitisme du pacte de 1867. Il s'inscrit parfaitement dans ce que fut au XIXe siècle la politique coloniale de la Grande-Bretagne sur plusieurs continents.

Dans un essai remarquable, la philosophe Hannah Arendt a mis au jour les fondements de l'impérialisme anglais, dont Lord Acton, ce grand libéral qui s'éclipsa avec le début du XXe siècle, fut le théoricien (56). La politique coloniale de la Grande-Bretagne n'a jamais été porteuse d'un universalisme de la nation. Partout où elle installe ses colons, l'Angleterre transporte non les droits de l'Homme, mais les droits des Anglais. Pour Lord Acton, la monarchie constitutionnelle est le régime de la liberté acquise par l'attachement à la féodalité, par opposition à l'absolutisme monarchique et à la révolution démocratique. Si l'Angleterre a des ambitions impériales, c'est aussi, selon Acton, pour civiliser les races inférieures en leur imposant la discipline d'une race plus forte et moins corrompue. Lord Durham croyait aussi à cette mission civilisatrice des Anglais; si le Canada français devait disparaître en tant que nationalité, c'était pour acquérir les traits d'une nationalité qui, par sa religion, ses moeurs et ses institutions, lui était supérieure en tout. En somme, le pacte de 1867 cristallisa ce que Lord Acton rêverait pour l'Empire et ce que Lord Durham avait songé pour le Canada: consacrer l'immuabilité et l'excellence de la féodalité anglaise dans ses colonies et confirmer la conversion des élites des nations sous la tutelle de l'Empire à la civilisation des Anglais.

On comprend dès lors pourquoi le Dominion du Canada ne pouvait se proclamer État binational; une nation était conçue et maintenue comme inférieure à l'autre, ce qui interdisait tout rapport d'égalité. Ces deux nations devaient donc s'unir politiquement autour de la Couronne mais poursuivre des vies séparées. Cette logique de séparation parcourt tout le pacte de 1867. La nation canadienne française serait en majorité dans une seule province; les trois autres étaient anglaises. Elle conservait le bénéfice de sa religion papiste et de son droit civil, déjà tout mêlé de Common Law, mais ne pouvait toucher aux privilèges des Anglais sur son territoire, la Constitution leur garantissant le contrôle de leurs écoles protestantes et l'usage de leur langue dans les institutions de la province, toutes monarchistes qu'elles fussent. Les pouvoirs de réserve et de désaveu, ainsi que le recours en appel au cabinet fédéral en matière d'école confessionnelle, ajoutaient des garanties supplémentaires contre les exactions du Canada français majoritaire au Québec.

On commet souvent l'erreur d'interpréter le pacte de 1867 à travers de lunettes modernes. On oublie qu'à l'époque, l'État-providence était impensable. Que les provinces se vissent conférer la compétence sur les hôpitaux et les écoles, cela voulait dire qu'ils ressortiraient à la société civile plutôt qu'à l'État. Ainsi donc cette logique de séparation pourrait se poursuivre, naturellement. Au Québec, les anglo-protestants auraient leurs écoles, leurs universités, leurs hôpitaux et leurs clubs; les catholiques francophones auraient les leurs. A Montréal, cette séparation deviendrait carrément spatiale; les deux nations habiteraient des quartiers réservés de la ville, en se mêlant aussi peu que possible.

En dehors de ces deux nations fédérées sur une base inégalitaire se rattachaient les Indiens, peuplades vivant en marge, tombant sous l'autorité souveraine de la Couronne fédérale. Les Indiens étaient vus comme des sujets de la Couronne exclus de la jouissance des droits des Anglais, dont le statut rappelle les clients de la Rome antique, au statut mitoyen entre la citoyenneté et l'esclavage, qui attache la liberté d'une personne à la bienveillance d'un patron.

Le pacte monarchiste de 1867 excluait en quelque sorte la cohabitation égalitaire des deux nations et des Autochtones. Les Canadiens français hors Québec l'apprirent vite à leurs dépens; ils seraient tous confrontés à l'alternative: l'assimilation ou l'existence en communautés séparées. Partout où les mariages mixtes et la pression sociale mêleraient les minorités canadiennes-françaises à la majorité, l'assimilation irait son cours. Or, l'assimilation n'est pas le métissage, ce n'est pas l'appropriation de la culture de l'autre dans un rapport de réciprocité. C'est l'abandon pur et simple d'une culture pour une autre. La répression de la rébellion des Métis de la rivière Bouge au Manitoba en 1885 signifia clairement que la Couronne ne saurait tolérer en son royaume de métissage républicain. Quand l'assimilation buterait sur la résistance des communautés francophones attachées à leurs écoles, condition de leur survie culturelle, les gouvernements y prêteraient le concours de la loi, qui bannit le français des écoles, comme cela se fit au Manitoba en 1916 et en Ontario en 1913.

On me dira que ce tableau à faire frémir est aujourd'hui de l'histoire ancienne. Le profil démographique de la fédération a changé, augmenté de l'immigration venue du monde entier. L'unifolié et le ô Canada ont remplacé l'Union Jack et le God Save the Queen. La politique des langues officielles de 1969, le cosmopolitisme moderne claironné par le multiculturalisme inventé en 1971, puis enfin, la Magna Carta canadienne dont Trudeau a gratifié le pays par sa réforme de 1982, qui proclame les droits constitutionnels de tous les Canadiens, ont, par un pouvoir détergent sans égal, lavé la Constitution et les mentalités des traces laissées par le monarchisme de 1867. C'est une thèse largement partagée; à l'en croire, la réforme de 1982, par un acte de novation radical, aurait refait l'État canadien à neuf. Quant à moi, il m'apparaît plus juste de voir cette réforme comme un étage s'ajoutant à un soubassement déjà existant. Certains des éléments de ce soubassement sont devenus obsolètes avec le temps; d'autres ont gardé leur force. Quoi qu'il en soit, la réforme de 1982, qui se réalisa en continuité avec la monarchie de 1867, n'en a éliminé aucun.

Plus significatif encore est le fait que les promesses annoncées par les politiques des langues officielles, du multiculturalisme et du chartisme ne se sont pas matérialisées, ou presque. La première n'est pas parvenue à endiguer l'assimilation des francophones hors Québec. Elle a en revanche réussi à les retourner contre le Québec et à exacerber les relations entre les Québécois anglophones et francophones. Bien loin de favoriser l'intégration des immigrants aux deux communautés nationales du pays, le multiculturalisme a justifié en eux la croyance qu'ils pouvaient perpétuer au Canada leur nationalité d'origine et adhérer aussi peu que possible à une culture publique commune. Enfin, la Charte canadienne n'augmente pas les droits démocratiques. Cependant, elle encourage la fragmentation de la société canadienne en une multitude de groupes sociaux jaloux de leurs droits constitutionnels et de leur identité, qui contestent la représentativité des élus et préfèrent le recours judiciaire à l'action politique. En somme, aucune de ces trois politiques ne s'est révélée propre à forger une véritable citoyenneté politique au sein d'un État multinational (57). Également, à leur manière, elles ont concouru à instaurer une logique de séparation sociale et ethnique. Se pourrait-il que le monarchisme de 1867 et le libéralisme multiculturel de Trudeau, différents en apparence par leurs fondements et leurs ambitions, tendent aux mêmes effets?


Conclusion. Penser la République du Québec

Il est curieux que le Canada et le Québec, opposés sur tant de choses, se retrouvent en une: ni l'un ni l'autre ne se pense comme république. Le monarchisme de l'un ne vaut toutefois pas celui de l'autre. Au Canada anglais, la monarchie est un mythe fondateur; elle raconte l'odyssée de ces Loyalistes qui fuirent la révolution américaine pour jurer, sur la nouvelle terre promise du Canada, une fidélité encore plus grande envers une Couronne à laquelle ils offrirent le trône de leur Dominion. La monarchie a été le symbole de leur nationalisme, et le principe organisateur de leur État. Monarchistes, les Québécois l'ont été moins par conviction que par atavisme, parce que leurs ancêtres, toujours réduits à être les sujets d'une Couronne, n'ont su aspirer à autre chose. La "province" couvrirait le Québec d'un cocon protecteur, où lentement on finit par oublier que jadis les fondateurs de la démocratie québécoise étaient devenus républicains.

Le combat pour lequel ces républicains du XIXe siècle luttèrent au prix de leur vie a peut-être perdu son objet aujourd'hui. N'inventons pas de faux problème: nul monarque ne gouverne au Canada. Au début du XIXe siècle, l'alternative monarchie ou république posait la question: Qui gouverne: un vice-roi et sa clique irresponsable ou les ministres issus de l'assemblée élue par le peuple? A l'abord de l'an 2000, cette alternative soulève maintenant une autre question: dans quelle forme de démocratie voulons-nous vivre? Une démocratie républicaine ou une démocratie crispée par des vestiges monarchiques? La monarchie constitutionnelle canadienne, en sa forme démocratisée d'aujourd'hui, nous procure la liberté de boire Pepsi ou Coca-Cola, de placer nos avoirs à Bay Street ou Wall Street, de voter bleu, rouge, jaune ou vert, ainsi que d'acheter nos timbres-poste dans l'une ou l'autre des langues officielles.

La liberté politique n'est-elle que cela? J'ai ma réponse; Montesquieu nous l'a donnée. La monarchie canadienne est un grand filet qui enveloppe les démocraties canadienne et québécoise, filet dont on ne voit plus les mailles à la longue, à force de se persuader, telles des carpes immobiles dans un beau vivier, que les droits et les concessions consentis par le régime forment tout ce que l'on peut espérer de la liberté politique. Cette monarchie est toute en fictions; d'où son caractère intangible; on la cherchera en vain dans un palais; elle se loge ailleurs. Elle est un résidu de vieilles maximes, de caprices d'avocats et de juges, d'obscurités de langage et de mentalités féodales qui posent un frein à l'imagination démocratique. Elle est cause que la souveraineté populaire soit tolérée et non reconnue; qu'aucun véritable contrat constituant voulu du peuple n'ait fondé ou réformé le pays; que les gouvernants se considèrent comme les héritiers légitimes de vieilles prérogatives; que les pouvoirs soient mal séparés, et le droit public, incommunicable; que les États fédérés, réduits au titre de province, n'aient pas la liberté d'accorder leurs institutions avec leur souveraineté; que le pouvoir judiciaire semble servir la Couronne au lieu de la démocratie; que ce pays ait jadis comblé le parvenu plutôt que de favoriser un véritable esprit public et enfin, que ce pays, séparé à l'origine entre ethnies, religions et nationalités sous l'autorité d'une Couronne, n'ait toujours pas réussi à devenir une fédération citoyenne.

Bien sûr, ce qui reste de la monarchie de 1867 ne saurait expliquer en soi tous les blocages qui paralysent le fédéralisme canadien, encore moins la difficulté qu'éprouvent aujourd'hui les sociétés canadienne et québécoise à conserver le lien social, à une époque où la montée de l'individualisme, le désengagement de l'État en faveur de la société civile - ou de la grande entreprise - et la culture de masse et de l'image travaillent à affaiblir la perception d'un espace politique commun et le maintien d'un vouloir vivre ensemble. Nous assistons au Canada à un curieux phénomène, où l'Ancien rencontre le Nouveau. L'Ancien, c'est ce vieux régime monarchique, qui cultive une grande distance entre gouvernants et gouvernés, livre le bien public aux ambitions privées et confine les élites politiques au provincialisme. Le Nouveau, c'est la société dépolitisée, dont le Canada offre une belle variante, où le déclin de l'État-providence se combine avec la fragmentation des identités et des appartenances. Nous assistons peut-être à l'émergence d'un nouveau régime. C'est la néomonarchie. (58)

L'aristocratie a trois âges: l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités, écrivait Chateaubriand dans ses Mémoires d'Outre-tombe. Trop tardive pour connaître les deux premiers âges, la monarchie canadienne fut celle des vanités, présomptions de ces hommes que la seule perspective d'être nommés baronnet titillait, et qui, au rebours de l'histoire et de l'esprit de tout un continent, tentèrent de transplanter une monarchie en Amérique. Ce faisant, ils commirent l'erreur de croire que la démocratie féodale anglaise était "un système abstrait, valable en tous lieux". (59)

Quoi qu'on en ait, la chose fut faite, il y a quelque cent trente ans, et la monarchie constitutionnelle demeure encore aujourd'hui, malgré les apparences, la clé de voûte de l'État canadien. Il est amusant de voir tant d'intellectuels du Canada anglais dénoncer la paille "ethnique" qui dépare l'oeil du nationalisme québécois, alors qu'aucun n'ose réfléchir sur la belle poutre monarchiste de leur propre nationalisme (61). Tant et aussi longtemps que la constitution de ce pays sera monarchiste, elle demeurera le coffre à bijoux du nationalisme anglo-canadien, qui n'a jamais vraiment assimilé l'universalisme de la nation.

S'il faut entrer la république dans notre vocabulaire et dans nos aspirations, par quoi commencer? On est pris de vertige à voir l'immensité de la tâche, et les embûches sont si nombreuses. L'une des plus communes est de croire que la république est un catalogue de formules institutionnelles toutes faites, dans lequel il suffit de piger.

La république, comme la justice et la démocratie, est un idéal qu'aucun arrangement n'épuise. La République, écrit l'historien Pierre Nora, "est une culture politique pleine, mais une forme politique vide". (61) Il y a deux cents ans, on faisait la République pour se délivrer de l'arbitraire d'un monarque et on séparait trois pouvoirs. Aujourd'hui, d'autres pouvoirs se profilent, l'Administration, les médias et la grande entreprise, où là aussi les puissances se confondent.

S'il faut fonder une république du Québec, peu importe qu'elle soit fédérée, confédérée, souveraine et associée, quelle méthode faut-il suivre? Dans l'avertissement de la douzième édition de La Démocratie en Amérique, Tocqueville indiqua aux lecteurs français, qui entraient dans leur deuxième république, les chemins à suivre et à ne pas suivre:

"Ne tournons pas nos regards vers l'Amérique pour copier servilement les institutions qu'elle s'est données, mais pour mieux comprendre celles qui nous conviennent, moins pour y puiser des exemples que des enseignements, pour lui emprunter les Principes plutôt que les détails de ses lois. Les lois de la République française peuvent et doivent, en bien des cas, être différentes de celles qui régissent les États-Unis, mais les principes sur lesquels les constitutions américaines reposent, ces principes d'ordre, de pondération des pouvoirs, de liberté vraie, de respect sincère et profond du droit sont indispensables à toutes les républiques." (62)

La république soulève des questions qui n'ont pas d'âge, quoique la société, comme leurs réponses, évolue avec le temps. Mais la belle province voudra-t-elle sortir du confort que lui assure la néomonarchie canadienne? La république est exigeante. Qui sait, ils sont peut-être plus nombreux qu'on croit les Québécois heureux d'être des provinciaux.


Notes

1. Marc Chevrier, juriste et étudiant au doctorat en science politique, inscrit dans un institut à Paris. Évidemment, cet article exprime une interprétation personnelle qui n'engage que l'auteur et la revue.

2. J.C. Beckett, A short History of Ireland, Century Hutchinson Ltd, Londres, 1986, 192p., p. 168.

3. Pour une bonne synthèse de ce débat, voir Jean-Claude Redonnet et Steve Garner, The Debate on a Republic for Australia, Didier-Érudition - CNED, Paris, 1907, 119p.

4. Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, The Modem Library, New York, 1937, 976p. voir en particulier le chapitre VII Of Colonies, pp. 587-588.

5. Je résume ici un des aspects de la thèse de Stéphane Kelly, La petite loterie. Comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada-français après 1837, Boréal, 1997, 283 p.

6. David E. Smith, The Invisible Crown. The First Principle of Canadian Government, University of Toronto Press, 1995, 274 p.

7. Discours de Sir Georges Cartier, Baronnet, Eusèbe Senécal & fils, Imprimeurs-éditeurs, 1893, p. 421.

8. Ibid., p. 425.

9. Roland Mousnier, Monarchies et royautés de la préhistoire à nos jours, Librairie académique Perrin, 1989, p. 226 et ss.

10. Renvoi: Résolution pour modifier la constitution, [1981] 1 R.C.S. 753.

11. Renvoi relatif à The Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935.

12. Peter H. Russell, Constitutional Odyssey: Can Canadians Be a Sovereign People?, Toronto, University of Toronto Press, 1992.

13. Voir Gouvernement du Canada, Le projet de loi sur la réforme constitutionnelle, 1978, 77 p.

14. Articles 38, 41 et 48, Loi constitutionnelle de 1982.

15. Sur ce type de contrat social par "consentement", caractéristique des penseurs politiques du XVIIe siècle comme Hobbes et Locke, voir Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Gallimard, 1967, pp. 249-255.

16. Thomas Hobbes, Leviathan, or the Matter, Form and Power of a Commonwealth Ecclesiasticall and Civil, The Crowell-Collen Publishing Company, New York, 1968; voir notamment le chapitre 17 "Of the Causes, Generation, and Definition of a Commonwealth".

17. André Maurois, Histoire d'Angleterre, Fayard, 1978, 574 p., p. 332.

18. Christopher Hill, La révolution anglaise, 1640, Éditions de la Passion, Paris, 1993, 96 p.

19. Art. 11, Loi constitutionnelle de 1867.

20. Michael Mandel, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Boréal, Montréal, 1996, 383 p.

21. André Maurois, déjà cité, p. 232.

22. Le projet de réforme constitutionnelle de juin 1978 comportait un article surprenant trahissant la conception hobbesienne du pouvoir qui a inspiré Trudeau. Plutôt que d'affirmer que le "peuple canadien" gouverne par ses représentants, son article 2 devait établir que ce peuple est gouverné par la constitution, ainsi que par les conventions, coutumes et usages constitutionnels - lesquels perpétuent la monarchie constitutionnelle.

23. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1988, p. 18.

24. L'esprit des lois, Livre XV, ch. IV. Montesquieu parle nommément de séparation s'agissant seulement du pouvoir judiciaire. "Il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice." Livre XV, chap. VI.

25. Gustave Lanctot, Le Canada et la Révolution américaine, Montréal, Beauchemin, 1965, p. 281 et ss.

26. Voir M.J.C. Vile, Constitutionalism and the Separation of Power, Clarendon Press, Oxford, 1967, 359p; voir le chapitre "The doctrine in America", pp. 119-175.

27. Voir David E. Smith, déjà cité, p. 65: As opposed to a system like that of the United states, based on the principle of separation of powers..., the British or Canadien system demonstrates if not a fusion, then a mixture of constitutional parts. Également, voir Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, Carswell, Toronto, 1996, 41 édition, sections 7.3a) et 8.6 b).

28. Nicolas Tenzer, La république, Presses universitaires de France, 1993, 127 p., p. 35.

29. Dans la perspective d'un fédéralisme républicain, le liberté politique s'exerce à l'origine par les collectivités de base, par la pratique de ce que les Anglo-Saxons appellent "self-government", les Italiens, "autogoverno", expressions que le terme français "autonomie" rend mal. Voir Bobberto Bobbio, Tra due repubbliche. Alle origine della democrazia italiana, Donzelli editore, Rome, 1996, notamment l'article "Autogoverno et libertà positiva", p. 101-106.

30. Fustel de Coulanges, La cité antique, Librairie Hachette, 1960, p. 444.

31. L'Esprit des lois, Livre XI, ch. XIX.

32. Sir William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, Garland Publishing, New York & Londres, 1978, 485p. Voir chapitre IV, Of the Countries subject to the Laws of England.

33. Fulvio Caccia, La république Mêtis, Balzac-le Griot éditeur, Montréal, 1997, 156 p.

34. Gérard Tremblay, "Le Québec a besoin d'un lien direct avec Londres", Le Soleil, 24 novembre 1967.

35. Les 24 heures de Daniel Johnson, Québec, 1968, 95 p.

36. En effet, aux termes de l'article 3 de la Loi constitutionnelle de 1867, la fédération canadienne est un "Dominion" nommé Canada.

37. On oublie que les gouvernements québécois ont préconisé l'introduction d'un contrôle juridictionnel des lois inspiré du modèle des républiques d'Europe. Cette préférence découle d'une des recommandations du rapport Tremblay de 1956 sur les problèmes constitutionnels. (Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels, Rapport, Volume II, 1956, p. 105; volume III, 1956, pp. 294-3G2.) Dans sa série de propositions de l'été 1968, le gouvernement Johnson demanda la création d'un tribunal constitutionnel, distinct de l'appareil judiciaire canadien, pour arbitrer les conflits de compétences entre gouvernements et sanctionner les libertés publiques. De toute évidence, le gouvernement Trudeau a en 1982 rejeté le modèle européen pour importer le modèle américain de contrôle judiciaire des lois. Cela dit, la réforme de 1982 était pernicieuse en ce qu'elle a augmenté le pouvoir de l'appareil judiciaire canadien sans pour autant introduire dans le système politique canadien les garanties républicaines qui accompagnent aux États-Unis le contrôle judiciaire des lois. Il ne faut guère s'en étonner. Tout porte à penser que Pierre-Elliott Trudeau avait une conception simpliste du constitutionnalisme américain.

38. Voir notamment T.G. Ison, "The Sovereignty of the judiciary", Les Cahiers de droit, (1986) 27, p. 503-541; Luc Huppé, "L'émergence d'un pouvoir judiciaire souverain", Revue du Barreau, (1995) 55, pp. 171-179.

39. Gilles Lesage, "Demandé: un juge pour la Cour suprême", Le Devoir, 6 septembre 1997.

40. William R. Anson, Loi et pratique constitutionnelles de l'Angleterre. La Couronne, (trad. C. Gandilhon), Giard & E. Brière, 1905, Paris, 633 p., p. 518.

41. Arts. 4 et 52, Loi sur la Cour suprême, ch. S-26, L.R.C.

42. Alan C. Cairns, "Reflections on the political Purposes of the Chanter: The First Decade", dans Gérard A. Beaudoin (dir.), La Charte: dix ans après, Cowansville (Québec), Les éditions Yvon Blais inc., 1992, 238 p., p. 167.

43. Stéphane Kelly et moi avons tenté d'esquisser la continuité qui lie l'entreprise constituante de 1982 à celle de 1867. Voir "La Confédération a 130 ans. Une fondation antirépublicaine", Le Devoir, 30 juin 1997; "La Confédération a 130 ans. De 1867 à 1982: d'une cour à l'autre", Le Devoir, 2 juillet 1997.

44. Jean Amado, De la république en France, Éditions A. Pedone, Paris, 1989, 153 p., p. 13.

45. Jacques Gaillard, Rome, le temps, les choses, Actes Sud, 1995, 291p., pp. 76-77.

46. Denis Lacorne, L'invention de la République. Le modèle américain, Hachette: Paris, 1991, 319 p. Voir aussi Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Gallimard, 1967, notamment le chapitre V Deuxième fondation: novus ordo saeclorum, pp. 264-316.

47. Mes pensées, dans Oeuvres complètes, La pléiade, Gallimard, 1949, no. 1791.

48. L'Esprit des lois, livre III, chap. 7.

49. Hannah Arendt, Essai sur la révolution, déjà cité, pp. 197-198.

50. C'est là semble-t-il une des conséquences de l'emprise croissante du droit sur 1a société. Voir Pierre Noreau, Droit préventif. Le droit au-delà de la loi, Les éditions Thémis, Montréal, 1993, 200 p., pp. 49-51.

51. Nicolas Tenzer, La société dépolitisée, Presses universitaires de France, Paris, 1990 334 p.

52. Arthur Buies, Chroniques, Presses de l'université de Montréal, 1986, tome 1, p. 211.

53. Ibid., p. 227.

54. Léon Homo, Nouvelle histoire de Rome, Fayard, Paris, 1941, p. 447. Voir aussi Jean Gaudemet, Institutions de l'antiquité, Sirey, Paris, 1967, 909 p., à la p. 531.

55. Cité par Stéphane Kelly, La petite loterie.

56. Hannah Arendt, The Origins of Totalitarism, The World Publishing Company, Cleveland, 1969, 520 p. J'emprunte plusieurs idées à un article non publié du sociologue Hubert Guindon, qui établit un contraste saisissant entre la critique faite par Hannah Arendt de l'impérialisme anglais au XIXe siècle et la pensée de Lord Acton qui, tout libéral qu'il fût, ne croyait pas à l'universalisme des droits de l'homme et reconnaissait à l'Angleterre une mission civilisatrice envers les peuples de l'Empire britannique. J'espère que cet article riche en intuitions sera publié.

57. Pour un excellent bilan de ces trois politiques, voir Kenneth McRoberts, Misconceiving Canada. The struggle for National Unity, Oxford University Press, 1997, 395p. Voir aussi Hubert Guindon, "De l'usage "canadian" des minorités", Possibles, vol. 19, nos. 1-2, hiver/printemps 1995, p. 172-185.

58. Marc Chevrier, "Au royaume de la néomonarchie", Liberté, Avril 1998, vol. 40, pp. 75-88.

59. Voir Maurois, op. cit., p. 563.

60. Il y a des exceptions. Voir Andrew Fraser, The Spirit of the Laws: republicanism and the unfinished project of modernity, University of Toronto Press, Toronto, 1990, 455 p.

61. Pierre Nora, "République", dans François Furet et Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la révolution française, Flammarion, 1992, pp- 391-392.

62. Alexis de Tocqueville, Oeuvres complètes (Sous la direction de J.-P. Mayer), Paris, Gallimard, 1951, p. XLIV. 

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