Complexité Prise 1

Marcel Banville

Reproduction d'un article paru dans la magazine l'Agora en septembre 1994 (Volume 2 Numéro 1) au moment où l'on commençait à explorer le sujet.

 

Une révolution scientifique est en train de s’opérer sous nos yeux. Peut-être plus importante encore que celles du début du siècle, auxquelles sont associés les noms d’Einstein, de Broglie et Heisenberg. On lui a donné le nom de théorie de la complexité. Contrairement aux grands bouleversements provoqués par quelques individus à l’esprit particulièrement pénétrant, la théorie de la complexité a émergé doucement à partir d’un ensemble de méthodes et d’approches nouvelles, issues de diverses disciplines scientifiques. Elle change radicalement notre façon d’interroger le monde. Ainsi la vision classique avait pour ainsi dire sorti l’homme de l’univers, le confinant à un rôle d’observateur: il ne lui restait qu’à découvrir les lois inscrites dans la nature et à en tirer avantage. En reconnaissant l’influence de l’environnement sur tous les phénomènes étudiés, en particulier les êtres vivants, la théorie de la complexité redonne à l’homme sa place dans l’univers: il fait désormais partie d’un monde qui participe à sa propre création.
Un profond changement de paradigme est en voie d’envahir toutes les sphères de la recherche, en sciences humaines autant qu’en sciences de la nature. Il est donc important de se familiariser le plus tôt possible avec ces nouveaux concepts, afin de pouvoir comprendre la nouvelle approche de la réalité. Heureusement parmi les amis de L’Agora se trouve un brillant physicien retraité de l’Université de Sherbrooke, monsieur Marcel Banville, qui a gentiment offert de nous initier à la théorie de la complexité. Comme vous pourrez le constater, monsieur Banville est un merveilleux conteur, qui sait combiner la rigueur scientifique et un style vivant. Nous espérons que cette série vous plaira et nous vous invitons à nous faire part de vos commentaires et de vos questions.

Andrée Mathieu

 

 La complexité pour moi, c’est le défi, ce n’est pas la réponse.


Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe.


Un raconteur de complexité, est-ce que ça existe? Nous avons Georges Gamov, Fernand Séguin, Hubert Reeves et d’autres qui ont raconté la science en se racontant. Georges Gamov nous a familiarisés avec les secrets de la matière nucléaire et les secrets du code génétique. Fernand Séguin fut le “par quatre chemins de la science” et Hubert Reeves nous a embarqués avec lui dans un voyage cosmique époustouflant qui commence avec l’explosion créatrice du big bang. Il s’est raconté comme astrophysicien. Mais, dans chacun de ces cas, le conteur n’a pas hésité à soumettre son lecteur à l’ascèse de nommer les choses, comme le parent pointe du doigt l’objet qui fascine l’enfant en lui disant: «c’est un chat». Nommer les choses présume un lexique des mots du langage. Ce lexique du langage de la complexité, nous allons le construire ensemble.


Dans l’exposé qui va suivre, notez les mots en italique. Ce sont des mots clé qui seront repris dans un sommaire inséré de temps en temps dans le texte, dans un espace délimité.


Les problèmes de tous les jours

Les grands problèmes de tous les jours qui touchent les systèmes organisés défient la simplicité inhérente aux problèmes de type déductif, c’est-à-dire, de ceux qui se résolvent à l’aide de règles fixes et dont le résultat est prévisible une fois le problème posé. Ces problèmes, de type déductif, sont aussi appelés objectifs. Ils font appel aux méthodes telles que l’algèbre, la géométrie et la logique. C’est le genre de problèmes rencontrés dans les tests de QI.


Je suis tenté de faire ici allusion à la parabole du passeur à qui son client, savant professeur, pose quelques questions objectives. À chaque échec, le professeur lui dit: “Mon ami, vous avez perdu le tiers de votre vie”. Mais, avant qu’il ait eu le temps de poser une troisième question, une planche cède et le bel intello se retrouve à l’eau. “Savez-vous nager?” lui crie le passeur. Devant la réponse négative, le passeur lui dit: “Vous venez de perdre les trois tiers de votre vie”. Ce qui montre que les stratégies (la nage ici) ne sont pas affaire d’objectivité, mais un outil essentiel pour effectuer les calculs nécessaires pour résoudre le problème (sauver sa vie). Les problèmes complexes ne se prêtent pas à la méthode déductive et utilisent des outils dont les principaux sont les stratégies. Les outils n’ont pas de sens en eux-mêmes, ce sont les intentions, ce en vue de quoi les outils sont utilisés, qui engendrent du sens.


La catégorie des problèmes de type déductif, est la seule pour laquelle l’école nous a enseigné des méthodes de solution bien étoffées, qui promettaient de rendre chacun capable d’exercer son futur métier. Cette catégorie de problèmes est d’ailleurs la seule qui se prête aux examens de type objectif. Il serait intéressant de faire une enquête pour voir quelle place occupent, encore aujourd’hui, les examens objectifs dans les écoles, les collèges et même les universités.


Quelques institutions ont décidé d’innover dans ce domaine. La faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke, par exemple, a introduit un nouveau type d’enseignement dit par problèmes, où les étudiants sont placés devant un cas typique de ceux rencontrés fréquemment dans la pratique de la médecine. Une démarche en équipe, par étapes (une stratégie) leur permet d’arriver à une solution aux problèmes posés, tout en se familiarisant avec les outils de références, sources de renseignements, ressources utiles, etc. du métier. Ce mode d’enseignement, non conventionnel, s’est imposé à mesure qu’on prenait conscience que les problèmes habituellement posés au médecin n’étaient que rarement de type déductif mais qu’il fallait pondérer des éléments d’information fragmentaires et incomplets pour en arriver à un diagnostic, suivi d’un pronostic (ou réponse). Dans mon département (physique), nous avons sérieusement examiné la possibilité d’implanter cette méthode d’enseignement. La résistance du corps professoral a été vive. On invoquait la raison que la physique est une science de nature trop déductive pour s’enseigner autrement que sous forme pyramidale où chaque palier repose sur celui du dessous. C’est donc dire que l’enseignement, jusqu’au premier cycle, ne s’est pas encore ajusté à ce qui fait, depuis quelques années, l’objet de la recherche d’un nombre rapidement grandissant de scientifiques: les applications de la théorie de la complexité.


Ce qui distingue le plus les problèmes complexes des problèmes simples, c’est l’imprévisibilité du résultat. La méthode de solution défie l’intuition. Comme nous le verrons plus loin, ceci tient en partie à son caractère itératif ou récursif. Voir dans l’encadré, l’exemple de la sonde spatiale.


Les débuts de la théorie de la complexité


J’ai entamé mes études en physique, au début de années cinquante, au moment où un nombre de plus en plus important de physiciens sentaient les limites imposées à l’avancement de leur science par les approches exclusivement déductives. Les grandes percées étant le fait de contributions géniales rares (quelques fois par décennies) associées à un remplacement d’une théorie qui s’avère inadéquate, par une nouvelle, par exemple: la théorie de la relativité, la mécanique quantique, l’électrodynamique quantique, etc. Tranquillement, j’ai assisté de l’intérieur, à l’émergence de méthodes et d’approches que l’on appelle aujourd’hui globalement, théories de la complexité.


Ce qu’il y avait de nouveau et d’original avec ces méthodes, c’est qu’elles permettaient enfin de tenir compte de l’environnement avec lequel se trouve indissolublement lié l’objet étudié. Ceci dissipe, je l’espère, un mythe qui court encore dans la documentation profane (en dehors des revues spécialisées) à l’effet que le physicien traite toujours son objet d’étude, mentalement isolé de l’univers ou de son environnement. Cette croyance a été entretenue surtout par ceux qui voyaient la physique de l’extérieur et qui renvoyaient souvent le lecteur aux grands esprits du début du siècle, comme Einstein, de Broglie, Heisenberg, etc.


D’énormes succès ont été enregistrés en physique après qu’on eut découvert comment tenir compte des fluctuations dans les changements de phase de la matière. L’ébullition, par exemple, ou passage de la phase liquide à la phase vapeur, est l’exemple le plus frappant que tout le monde observe fréquemment. La densité décrit l’état du système. L’eau a une densité de un gramme par centimètre cube alors que celle de la vapeur est un millier de fois inférieure à celle de l’eau. Au voisinage de la température de transition (ébullition), des bulles à l’interface entre l’eau et l’air font que la densité du milieu devient imprévisible, c’est-à-dire chaotique. La densité subit de très fortes fluctuations car la forme liquide cesse d’être stable. Des bulles de vapeur, de toutes les grosseurs font alors leur apparition. De part et d’autre du voisinage de la température d’ébullition, il y a deux états stables: la vapeur pure, aussi ténue que l’air, et l’eau, milieu dense. Ces deux états sont simples à décrire parce que le milieu qu’ils occupent est partout pareil. On a tout dit sur le système quand on a donné la densité et le volume occupé. On dit alors que le système jouit d’un degré d’ordre élevé. Au contraire, il devient vite impossible de décrire précisément l’état de l’eau plus près de la température d’ébullition, car il faudrait donner la grosseur et la position de chaque bulle de vapeur. La complexité du système passe par un maximum quand il y a autant de bulles que d’eau, c’est-à-dire, une situation chaotique, ou un désordre complet.


Le passage d’un ordre à un autre en passant par le chaos peut être illustré par un grand nombre d’exemples. Gilles Vigneault raconte que quand l’hiver tire à sa fin, la terre ressemble à une peau de vache blanche avec des taches brunes, et un peu plus tard, à une peau de vache brune avec des taches blanches. Il est très simple de définir, dans les termes de Vigneault, l’aspect de la terre au milieu de l’hiver ou au milieu de l’été, mais, plus compliqué de le faire avec précision, en donnant la forme, la grandeur et la position de chaque tache quand l’hiver tire à sa fin. Quand on ne sait plus dire si la peau est brune ou blanche, c’est alors que la complexité est à son maximum, c’est-à-dire, une situation chaotique ou un désordre complet.

Exemple de problèmes déductifs

La physique classique ne traite que des systèmes fermés, c'est-à-dire isolés de leur environnement. Par exemple, pour établir les équations balistiques décrivant le mouvement d'un projectile, on néglige la résistance de l'air, la pression atmosphèrique, la température ambiante, le mouvement de rotation de la terre, ect. Il suffit de connaître les conditions initiales, soit la vitesse du projectile, son angle de départ, ainsi que les forces qui s'exercent sur lui à l'intérieur du système( ici la force gravitationnelle qui lui confère une accélération vers le bas) pour connaître la portée et la hauteur que ce projectile atteindra, ainsi que la position qu'il occupera à n'importe quel instant le long de sa trajectoire.

 

   Exemple de problèmes complexes

On compare souvent la sonde spatiale Explorer lancée vers Jupiter à un boulet tiré par un canon pour atteindre une cible située à 780 millions de kilomètres. La sélection des conditions initiales ne suffit pas pour atteindre cette cible. Ce n'est pas un simple problème déductif de balistique, mais plutôt un problème résolu de façon récursive, en réitérant à intervalle régulier, le calcul d'une nouvelle trajectoire. L'impossibilité de déterminer au départ la trajectoire complète tient au fait que les influences d'un environnement changeant et l'amplification des petites erreurs au départ vont en augmentant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le chaos
Le chaos est synonyme de désordre complet, il est un aspect extrême de la complexité. Le chaos fut le premier aspect de la complexité qui fut exploré à fond dans les sciences de la nature. Son étude a donné l’analyse des fractals et a ouvert la porte à l’étude des systèmes qui sont complexes sans être pourtant complètement chaotiques. Malgré tout l’intérêt qu’a suscité l’étude des fractals, ce n’est pas l’aspect le plus intéressant de la complexité à cause de son caractère statique.


Aujourd’hui, le terme théories de la complexité est appliqué aux systèmes exhibant une certaine organisation qui est rendue possible parce qu’ils côtoient le chaos. Ces systèmes ont un comportement intéressant à cause de leur caractère dynamique, entre l’ordre et le chaos. C’est ainsi que la vie, par exemple, se situe entre un univers statique, en équilibre d’une part, et un univers chaotique, plein de bruit d’autre part. La vie est possible parce que les êtres sont capables d’exploiter la fluidité d’un environnement chaotique pour améliorer leur adaptation à ce milieu même.


Avant la seconde moitié du XXe siècle, les sciences de la nature cherchaient uniquement à expliquer l’ordre dans la nature. On considérait le désordre comme du bruit nous empêchant d’avoir la précision voulue sur nos mesures. Aujourd’hui, on le voit comme un élément essentiel dans l’environnement de tout ce qui peut s’organiser. Nous savons maintenant combiner les règles simples de la physique, régissant des objets comme une particule ou une goutte d’eau qui se trouverait en contact avec un environnement chaotique. Pour illustrer ce fait, je voudrais revenir à mon exemple de l’ébullition, en y ajoutant des éléments de physique comme la tension superficielle de l’eau, la répulsion entre des charges électriques semblables, etc.


Imaginons un nuage de vapeur d’eau et qu’on baisse sa température. La vapeur garde sa stabilité bien en bas de la température d’ébullition. On parle alors de degré d’humidité qui augmente, de bruine, de buée ou de rosée qui se forme. L’eau existe sous forme de vapeur et sous forme de gouttelettes de toutes les grosseurs. Ces gouttelettes sont très instables, apparaissent et disparaissent à cause de la tension superficielle de l’eau. Elles se condensent plus aisément sur les surfaces planes, sous forme de rosée, par exemple. En baissant la température, on voit apparaître une situation de plus en plus chaotique. Plus on baisse la température, plus il y a de chances de voir apparaître des grosses gouttes jusqu’à ce qu’il se mette à pleuvoir. Je simplifie, car dans le milieu naturel, l’eau n’est pas isolée comme dans une bouilloire. Pour expliquer un certain nombre de phénomènes qui peuvent se passer quand le système est en contact avec l’environnement réel, je vais essayer de répondre à la question: “Qu’est-ce qui cause les éclairs?” Quand un enfant me pose cette question, je commence par lui demander s’il veut vraiment savoir et s’il est assez curieux pour m’écouter parler pendant quinze minutes. Il faut que je lui explique que, dans les nuages, la tension superficielle de l’eau empêche les gouttes de se former. Elles sont comparables à de petits ballons, plus difficiles à gonfler plus ils sont petits. Mais, si des électrons libérés par la radiation du soleil se collent sur sa surface (ce qu’ils font avec plaisir), la répulsion qui s’exerce entre les charges de même signe aide le ballon à se souffler. En tombant avec la pluie, les électrons laissent derrière eux, dans le nuage, les ions positifs produits de l’ionisation des atomes d’air par la radiation du soleil. Ces charges positives s’accumulent dans le nuage jusqu’au point de déchirer les atomes d’air entre la terre et le nuage. Alors l’éclair brille, avec le fracas du tonnerre. On pourrait continuer l’histoire avec le feu produit par la foudre et toutes les sources d’énergie qui ont été exploitées par les êtres qui ont peuplé la terre. Le chaos sert d’intermédiaire dans la création de diverses formes d’énergie et aussi de véhicule à ces formes d’énergie. C’est ce que l’on désigne par le terme vague d’environnement.


Cet ouvrage est une vue de l’intérieur, de mon point de vue qui s’est élaboré d’une façon singulière, historique. Je n’ai pas voulu, dans le texte, renvoyer le lecteur à des références précises, cependant, si on désire retracer une partie de ma démarche ou chercher par où aborder le sujet, je donne ici une liste partielle des ouvrages qui m’ont inspiré.

Pour en savoir davantage
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 1990.
B. Jarrosson, Initiation à la philosophie des sciences, 1992.
M. Waldrop, Complexity: The Emerging Science at the Edge of Chaos, 1992.

Par MARCEL BANVILLE

 

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