Cimetières de demain ?
Lire ici une présentation du texte, par Stéphane Stapinsky
Dies irae, dies illa... Quantus tremor est futurus, Quando judex est venturus... Cette image macabre de la mort pouvait avoir quelque emprise sur les hommes dans les temps d'obscurantisme médiéval et des superstitions gothiques, mais, pour une civilisation qui vise à éviter à l'homme toute peine morale, tout effort physique, dans un monde d'automobiles aérodynamiques, de réfrigérateurs, d'appareils à oublier le temps, de machines à penser électroniques… la vieille conception de la mort, épreuve suprême et jugement redoutable, cette vieille conception est dépassée.
Voulez-vous savoir ce qui la remplacera? Voulez-vous connaître «the kindlier, the more reverent way (1) » (comme le proclame un prospectus que j'ai eu en mains)? Venez Visiter Forest Lawn Memorial Park, à Glendale (Californie), tout près de Los Angeles.
L'autobus vous dépose devant une entrée majestueuse : terre-plein gazonné, hautes grilles en fer forgé, très XVIIIe siècle, semées d'écussons dorés et d'animaux héraldiques; on pourrait se croire à l'orée d'une résidence royale si ne s'imposaient, bien en évidence de chaque côté, deux immenses panneaux, tels qu'il s'en trouve le long des grandes routes pour chanter les vertus du Coca-Cola ou de la Mobiloil. On y voit seulement un livre ouvert où l'on peut lire en lettres bleues sur fond ocre ces mots prometteurs :
FOREST LAWN MEMORIAL PARK
MORTUARY (UNDERTAKING)
CEMETARY — CREMATION — MAUSOLEUM
EVERYTHING AT TIME OF SORROW (2)
J'entre, et je m'informe au bureau de contrôle — j'allais écrire au poste de garde — qui se dresse à quelques pas de la grillé d'entrée entre les deux vastes avenues goudronnées qui s'enfoncent dans le domaine. On m'y donne un élégant dépliant, portant sur sa couverture le David de Michel-Ange — trade-mark de l'entreprise — et où je trouverai d'une part un plan en deux couleurs du parc, et d'autre part un précis des règles que les visiteurs sont tenus d'observer : défense aux enfants d'entrer en patins à roulettes, en patinette ou en bicyclette; les grandes personnes, toutefois, sont autorisées à circuler en vélo ou en moto, « à condition que ce soit d'une manière respectueuse et révérente, convenable à la dignité des lieux » — défense d'amener des chiens ou d'autres animaux, sinon en auto — défense de pique-niquer sur les pelouses — défense de déposer des fleurs artificielles — défense d'utiliser un appareil photographique avec un trépied — défense de distribuer de la littérature politique ou commerciale (la direction se réservant apparemment ce dernier privilège) — défense de siffler, de rire, de parler trop fort — défense de fumer ou d'expectorer à l'intérieur des édifices — défense de se promener en short ou «autres types d'habillement abrégé ». Cette dernière règle toutefois, — je vais le constater bientôt, — ne s'applique pas aux statues.
Le domaine de Forest Lawn, qui couvre environ cent vingt hectares se présente comme un vaste amphithéâtre, ou bassin d'érosion, aux pentes parfois assez accentuées, et harmonieusement planté d'arbres, de parterres fleuris, de pelouses, au milieu desquels s'élèvent toute une collection de monuments et d'édifices divers. Tout cela est entretenu minutieusement par des équipes de jardiniers, mexicains pour la plupart, que l'on peut voir un peu partout au travail avec les instruments de jardinage les plus perfectionnés, tondeuses motorisées, etc. Sur les gazons impeccables, pas une mauvaise herbe, pas une feuille morte, pas un papier… si tout de même un petit chiffon de papier, si blanc, si seulet, si incongru, que je me suis baissé instinctivement pour le ramasser- Le raffinement est poussé au point que là où la terre a été mise à nu pour quelque raison — comme pour creuser une tombe — la tache malencontreuse est couverte provisoirement d'un tapis vert de gazon synthétique. Au bord des avenues, les paniers destinés à recueillir les déchets sont masqués par un pelage de lierre grimpant; ainsi en est-il aussi des inévitables bornes-fontaines d'eau potable.
De splendides avenues asphaltées s'élèvent en courbes savantes à flanc de coteau; elles sont marquées, comme sur les grand-routes, d'une raie blanche médiane, et même, par places, de petites lumières axiales au ras du sol; parfois aussi, au milieu de la route, une silhouette de policier-miniature vous rappelle, avec un geste du bras : Slow. Sacred grounds. 20 miles limit. (Ralentir. Terrain sacré. Vitesse limitée à 20 miles). Ces avenues délimitent lés divers cantons du cimetière qui portent les noms les plus recherchés et les plus «consolants» : Kindly light (Bienveillante lumière), Whispering pines (Pins murmurants), Inspiration slope (Pente de l'inspiration), Sweet memories (Doux souvenirs), Slumberland (Terre du Sommeil), Everlasting love (Amour éternel), Haven of peace (Havre de paix), Eventide (Crépuscule), Dawn of tomorrow (Aurore du lendemain), Triumphant faith (Foi triomphante), Brotherly love (Amour fraternel), Victory, Harmony, Humanity, Meditation, Commemoration, Fidelity, Tranquillity, etc., etc. Je note dans un coin une Masonic section...
Partons à la découverte de ces jardins enchanteurs... La première forme que j'aperçois, toute blanche sur un fond de verdures sombres, est une vieille connaissance : la Vénus de Milo! Entre elle et moi s'étend un charmant bassin où évoluent des cygnes blancs au milieu des nénuphars; en son centre s'élève un triple jet d'eau craché par des ibis de bronze, au cou tendu. Tout près du bord, des putti de bronze jouent avec des canards, et une jeune baigneuse s'aventure dans l'onde, observée par un petit faune, dont la tête malicieuse sort d'un buisson...
Il faut faire quelque effort pour se rappeler qu'on est dans un cimetière. Mais où donc sont les tombes? A première vue, on n'aperçoit rien. Je vais bientôt comprendre : toutes ces belles pentes gazonnées sont semées de petites plaques de pierre ou de bronze — 50 sur 20 cm environ — et qui ne portent, le plus souvent, qu'un nom et une date; parfois un petit bouquet de fleurs naturelles, planté dans un petit vase. lui-même enfoncé jusqu'au ras du sol, parfois, pour les soldats tombés au champ d'honneur, un minuscule drapeau national, mais pas de couronnes en perles de verre, pas de gerbes ostentatoires, pas d'autres ornements,... pas de croix surtout : c'est trop pénible, n'est-ce pas...
On a de la religion pourtant, à Forest Lawn, même si elle, est à la dernière place, comme l'annonce ingénument le prospectus qui dit : ART— EDUCATION — HISTORY — PATRIOTISM — RELIGION. Ma promenade me conduit en effet maintenant, — après avoir passé devant la fontaine de Moïse, Moïse enfant sauvé par la fille du Pharaon, — vers la première des trois chapelles du Memorial Park. Celle-ci est la reproduction exacte d'une célèbre petite église de Glencairn, en Ecosse : the Wee Kirk o’ the Heather. Comme les autres, elle est, me dit un grand panneau, « non sectarian, ministering to all creeds. Its only theology is love, its congregation all who dwell in the world ». (Au service de toutes les croyances. Sa seule théologie est l'amour, ses fidèles tous ceux qui vivent dans le monde.) Elle sert donc aux services religieux pour ceux qui tiennent encore à cette formalité et aussi —me croira-t-on ? — aux baptêmes et aux mariages. « What a lovely place for our wedding! » (quel endroit délicieux pour notre mariage), me susurre, persuasif, un ravissant petit prospectus illustré, tout bleu et blanc, que j'ai entre les mains. Charmante idée, ne trouvez-vous pas, que la vie commence là où elle finit. «De toutes les parties du monde, continue le prospectus aux couleurs de myosotis, et de toutes les conditions humaines, des couples heureux ont trouvé dans la sérénité et la beauté de Forest Lawn le cadre rêvé pour leur mariage. » Et il énumère les avantages matériels : « Among its features are a bride's room equipped with lounge and beautifully appointed dressing room... a modern groom's room... unlimited parking space for members and guests of the wedding party, and complete privacy in an atmosphère of holiness, beauty and serenity. » (Une chambre de la mariée, avec un boudoir et un cabinet de toilette, une chambre du marié dernier cri, de la placé illimitée pour parquer les voitures des invités, et une complète intimité dans une atmosphère de sainteté, de beauté et de sérénité.) Au sortir de la chapelle, les jeunes mariés pourront aller s'asseoir dans la wedding chair, un double siège de pierre, qui se trouve dans la courette fleurie devant l'église; là; comme l'on peut le faire à Glencairn, ils s'assoiront l'un à côté de l'autre et, se tenant par la main, ils liront ensemble à haute voix le quatrain porte-bonheur gravé sur une dalle devant leurs yeux :
Dressed in our best, and all alone
We sit within the wishing-chair
Which bodes success of everyone
Exchanging bridal kisses there
(Vêtus de nos plus beaux atours, et tout seuls, bous nous asseyons sur le
fauteuil aux souhaits, qui assure le succès à tous ceux qui échangent ici le
baiser des épousailles.)
Moyennant quoi, ils auront beaucoup d'enfants et jouiront des plus parfaits bonheurs... y compris celui de se faire enterrer à Forest Lawn.
Tout contre l'église, un petit jardin fermé par une grille : «Please do not enter, except for prayer» (Prière de ne pas entrer, sinon pour prier.) Encore une fois, on a de la religion ici.
The Hall of the Crucifixion
Source : http://schrammjourney.blogspot.ca/2011/12/forest-lawn-memorial-glendale.html
Je vais le savoir encore mieux tout de suite. Mon ascension me conduit en effet maintenant au Hall of the Crucifixion, imposante structure qui domine de sa masse blanche l'un des sommets de l'amphithéâtre de verdure : devant, un vaste parc à autos où l'on est accueilli par un grand panneau publicitaire qui vante les charmes et les avantages d'un enterrement à Forest Lawn; l'exposé se termine sur cet argument massue : « Therefore, the dollar has greatest purchasing value at Forest Lawn than at every institution of like character. » (Ainsi donc, le dollar a un pouvoir d'achat supérieur à Forest Lawn à celui qu'il aurait dans toute autre institution du même genre.)
Mais comment décrire l'édifice lui-même? Extérieurement, c'est un composé d'église gothique, de péristyle romano-florentin et de gazomètre. Ne souriez pas, profane! Tout cela est parfaitement logique. Vous entrez par un transept gothique : c'est pour créer l'atmosphère religieuse convenant au spectacle qu'on va vous offrir; le réservoir ou l'elevator semi-cylindrique recèle en ses flancs un vaste auditorium : quoi de plus fonctionnel? Et quant au péristyle classique, il sert d'entrée à un Museum qui est annexé au tout : museum, cela réclame le style antique, n?est-il pas vrai? Alors, êtes-vous convaincu?
Entrons donc par le porche gothique; à l'intérieur, rien n'y manque : statues, vitraux, stalles, etc. Puis, brusquement, au-delà d'une porte et d'un tourniquet, me voilà dans une vaste salle de spectacle semi-circulaire; des sièges confortables, légèrement en gradins, occupent l'hémicycle, et, pour le moment, le mur du fond est voilé d'un immense rideau brun clair. Un moment d'attente. Voici que les lumières s'estompent graduellement, tandis que des haut-parleurs invisibles diffusent une musique d'orgue : seul, le rideau reste mystérieusement
éclairé par des spot-lights. Une voix s'élève; elle explique, solennelle: le célèbre peintre polonais, Jean Styka, inspiré et encouragé par Paderewski, avait réalisé, en 1895, la plus grande peinture religieuse du monde, cent quatre-vingt-quinze pieds de long sur quarante-cinq de haut, reconstitution minutieusement documentée de la scène du Calvaire. Malheureusement, aucun musée du monde n'avait la place de l'exhiber, et elle aurait été perdue pour l'humanité, si le génial créateur de Forest Lawn, le Dr Hubert Eaton, n'avait décidé de l'acheter et de construire tout exprès cet édifice pour l'exposer. Musique... le rideau s'ouvre lentement... de nouveau la voix s'élève et commente en un langage plein d'onction les principaux détails de l'immense — et, à la vérité, impressionnante — composition; la démonstration est appuyée par une petite flèche lumineuse qui se promène sur les différentes parties du tableau, et entrecoupée de choeurs religieux; elle est suivie d'un petit sermon sur la charité et la fraternité universelle et un « Notre Père » en polyphonie, tandis que la lumière s'estompe et que se referme lentement le grand rideau...
Je passe ensuite au Musée. Une porte latérale, à droite de l'entrée, conduit sur une terrasse couverte d'où l'on jouit du plus magnifique panorama; le long du mur, des bancs et une batterie de machines automatiques qui distribuent le Coca-Cola et d'autres boissons ou petits comestibles. Le Musée lui-même me laisse assez perplexe ; j'y vois pêle-mêle : des autographes contemporains, des monnaies grecques et romaines, la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis reproduite sur bronze, des armures du XVe siècle, un numéro du New York Herald annonçant l'assassinat de Lincoln, un bahut et des chaises Henri II, un éventail peint du XVIIIe siècle, Une bible du XVIe, des gravures flamandes du XVIIe, etc., etc. Le clou est un fac-similé de la « porté du Paradis » de Ghiberti, au baptistère de Florence. Dans le vestibule, enfin, une boutique abondamment pourvue de cartes postales, d'albums, de vues photographiques en couleurs et en relief, de souvenirs en verre, en bois, en nacre, en ivoire, en métal, etc. Tout cela présenté par de très charmantes vendeuses... strictement vêtues de noir : Forest Lawn est un lieu sacré, ne l'oublions pas!
Du Hall of Crucifixion, je me dirige ensuite, en suivant la ligne des crêtes, vers la deuxième chapelle, appelée Church of the Recessional, en l'honneur d'un poème, célèbre de Rudyard Kipling. L'édifice est la reproduction exacte de l'église de Rottingdean (Sussex) où le grand poète allait prier. Le bas-côté gauche est transformé en un jardin d'hiver, dont on aperçoit les frondaisons et les fleurs à travers les arcades gothiques; il y a même un canari en cage! De l'intérieur, on accède aussi à un petit musée et à une bibliothèque consacrés à Kipling. Devant l'église une courette fermée de murs couverts de lierre; des buissons sortent les accents d'une douce musique religieuse. Deux alvéoles secondaires s'y ouvrent; dans l'une, un enfant de bronze médite devant une plaque où s'inscrit le fameux poème du Recessional; dans la seconde, un autre siège pour jeunes mariés; celui-ci évoque une légende saxonne, celle de Kerry et d'Aldyth; ici les époux se promettent fidélité, les mains jointes à travers un anneau de pierre.
Toujours sur le sommet du domaine, je trouve ensuite la «Cour du Christ», un petit jardin que domine une reproduction du Christ de Thorvaldsen. Sur un des côtés, la porte des « Jardins du Souvenir » ; elle est hermétiquement close aux profanes. « L'entrée de ces jardins du Souvenir est réservée à ceux qui possèdent la clef d'or du Souvenir qui est donnée à chaque propriétaire au moment de l'achat. » Tout de même, en me hissant sur un banc j'ai pu y jeter un coup d'oeil indiscret : une longue pelouse verte recouvre les caveaux en ciment et en acier, « à l'épreuve du temps » ; le long, des murs d’enclos une série d'alvéoles séparées par des murettes fleuries enchâssent les monuments funéraires élevés par les heureux propriétaires de ces concessions super-privilégiéé. A l'autre extrémité du jardin, faisant pendant à la cour du Christ, la cour dé David, dont l'ornement est le fameux David de Michel-Ange.
La fameuse reproduction du David de Michel-Ange. Source : Wikipedia
Plus loin, encore un autre jardin, plus vaste, le « Jardin du Mystère de la vie». Son nom lui vient d'une grande et ambitieuse composition du sculpteur italien Ernesto Gazzeri, qui en orne le fond. Elle veut montrer, au moyen de dix-huit personnages expressifs, les diverses attitudes de l'humanité devant le Mystère de la vie symbolisé par un ruisseau. Sur le pourtour du jardin, d'autres statues de marbre blanc, dans le même style idéalisé et onctueux où excellent les sous-Canova qui peuplent les Campi Santi italiens d'angelots potelés et de vierges extatiques; ici, toutefois, on est plus éclectique: ce qu'on nous montre s'appelle «Tendresse maternelle », « le Baiser du soir», « le Bain de l'enfant», « Danse des jeunes filles », « Rêve de Paix » d'après le « costume» j'aurais plutôt cru qu'il s'agissait d'une Vérité!
Mais il faut s'arracher à ce lieu de délices et descendre vers le Grand Mausolée dont les structures imposantes s'élèvent presque au centre de l'immense cuvette de verdure. Tout en marchant, je prends soudain conscience que depuis près de deux heures que je me promène je n'ai pas vu d'autre piéton déambuler à travers le domaine; par contre, sans cesse, je dois me ranger humblement pour laisser passer les autos qui glissent avec un ronronnement confortable sur l'asphalte des avenues; même les jardiniers se déplacent sur des camionnettes aux plates-formes spécialement aménagées.
Vue aérienne du Grand Mausolée
Le Grand Mausolée... encore une structuré indescriptible : Pélion sur Ossa! Agglomérat de bâtiments de tous styles et de toutes grandeurs, non seulement juxtaposés, mais superposés, pour ainsi dires, à flanc de coteau. Il y a là dix niveaux différents de galeries. Il serait impossible, même du haut d'un hélicoptère, d'en prendre une vue d'ensemble. On s'y engage avec quelque inquiétude, comme dans le légendaire labyrinthe de Crète : escaliers, galeries, chapelles... chapelles, galeries, escaliers, débouchant interminablement les uns sur les autres. Les morts reposent dans les murs eux-mêmes; ici sous forme de cendres, là dans leurs cercueils, comme le révèlent les dimensions différentes des alvéoles; devant chacune, un porte-bouquet, rarement garni; pourtant dans chaque section, il y a un petit local spécialement aménagé pour la confection des bouquets, tenant de la laverie et du laboratoire. L'atmosphère est étrange : solitude totale, vague odeur de fleurs fanées, lumière tamisée, musique religieuse qui flotte doucement sous les voûtes, semblant tomber du ciel. Les Galeries principales portent des noms de fleurs : Azalea, Begonia, Gardenia, Dahlia, Iris, etc… et les chapelles (sanctuaries) qui s'ouvrent sur elles s'appellent Sanctuary of the twilight hush (du silence crépusculaire), of the Morning Star (de l'étoile du matin), of the Vesper Bells (des cloches du soir), of the sheltered Grace (de la grâce abritée), of Golden slumber (du sommeil doré). Dans une section qui affecte les formes plus religieuses de l'architecture gothique (il en faut pour tous les goûts), les noms ont une résonance plus chrétienne : Sanctuary of Eternity, of Divinity, of Ascension, of the Sacrament, of Prophecy, of the Good Shepherd (du Bon Pasteur). Un peu partout des statues; des statues de toutes sortes : ici le saint Georges de Donatello et là un Apollon; ici une « interprétation » en marbre de la Madone Sixtine, et là les Trois Grâces de Canova,... des animaux, des Indiens, des enfants, en marbre, en bronze; et beaucoup de figures « symboliques », aussi féminines et aussi païennes qu'il est possible; c'est un salon des Beaux-Arts de la « belle époque ». J'ai même rencontré dans un coin le buste de Marie-Antoinette, d'après Houdon! Un petit écriteau remarqué sous une de ces « oeuvres d'art » me révèle le but de cette
exposition : This statue may be purchased as a private memorial and moved to another location in Forest Lawn. (Cette statue peut être achetée pour être placée dans un autre endroit de Forest Lawn comme monument commémoratif privé.) La tombe de J. Strauss, créateur du Golden Gate Bridge de San Francisco, est marquée par une maquette de cette oeuvre : M. Dawes, auteur du plan financier des réparations de la Première Guerre mondiale, a droit à un hall spécial, formant un petit musée en son honneur... Mais il est impossible de tout noter.
Il reste pourtant quelque chose d'important à voir : la Memorial Court of Honor qui se trouve enchâssée, je ne sais trop comment, dans la masse du Mausolée. Son usage est double : d'une part elle doit recueillir les restes et les monuments funèbres des personnages jugés assez illustres; d'autre part, on y montre un autre « chef-d'œuvre » de Forest Lawn, une reproduction sur vitrail de la Cène de Léonard de Vinci. Le local, cette fois, ressemble à une nef d'église florentine, sobre et grise; tout autour, sous les arcades, des reproductions des oeuvres de Michel-Ange, y compris les figures héroïques des tombeaux de Médicis. Le public s'assied sur des rangées de chaises pliantes et attend respectueusement l'exhibition. Le rituel est à peu près le même que pour le grand tableau de Jan Styka. Musique. Voix mystérieuse. Exposé des faits qui ont amené l'oeuvré ici : un jour, il y a vingt ans de cela, le Dr Eaton, créateur de Forest Lawn, se trouvait à Milan, devant le chef-d'oeuvre de Léonard; la divine image n'était plus qu'un fantôme, et bientôt sous l'usure inexorable du temps, elle ne serait plus qu'un souvenir. Alors, une idée géniale fulgura dans son esprit: peu de temps auparavant, il avait visité un atelier où l'on reproduisait sur vitrail des tableaux célèbres : voilà la solution! A l'instant même, sa résolution fut prise : il sauverait le chef-d'oeuvre de Léonard pour l'Humanité ! Il se mit en contact avec une artiste italienne, Rosa Caselli Moretti, dernière descendante d'une célèbre dynastie de peintres verriers. Elle se mit au travail... Difficultés imprévues, péripéties dramatiques, semaines d'anxiété, nuits sans sommeil pour le Dr Eaton... Enfin le rêve est accompli et maintenant — je cite textuellement le prospectus — « de toutes les parties du monde, des visiteurs respectueux viennent et restent en extase, le souffle coupé, devant la beauté du vitrail de la Dernière Cène, et pour recevoir son message consolant d'amour, de courage et d'espérance ». Après cette introduction, le rideau s'ouvre et on entend une explication détaillée des divers personnages, agrémentée de propos édifiants. Et pour terminer, un nouveau miracle d’ingéniosité : l'aspect du vitrail varie évidemment selon l'éclairage extérieur, l'aurore et le crépuscule étant des moments particulièrement saisissants; pour en reproduire l’effet, un jeu de volets placés derrière le vitrail, fait disparaître graduellement la lumière et puis la restitue. la solution! A l'instant m
Mais il se fait tard, et il faut se hâter; ainsi n'ai-je point vu la troisième chapelle du domaine, « Little Church of Flowers » où se tenait un service funèbre pour un public élégant; je n'ai point visité le crématorium où les corps soigneusement embaumés, fardés, souriants, gisant au milieu des fleurs, glissent lentement vers le four aux accents de choeurs angéliques.
Je suis passé toutefois dans les bâtiments de l'administration qui s'abritent dans un beau manoir anglais de l'ère élisabéthaine, tout couvert de lierre et de fleurs. L'élégante réceptionniste sait nuancer délicatement sur ses lèvres peintes le demi-sourire qui doit dire à la fois l'amabilité de l'accueil et la sympathie attristée. Je suis introduit dans un petit salon, décoré avec un goût exquis, dans le style Louis XVI; fauteuils de satin, gravures de l'époque. Le personnage qui descend me parlera l’air un peu effaré; je le mets à l'aise en lui demandant quelques précisions en chiffres et en pourcentages. Combien en coûte-t-il pour être enterré à Forest Lawn? De 140 à 2 000 dollars dans les jardins, de 500 à 4 000 dans le Mausolée. De quelle durée sont les concessions? Il n'y en a pas d'autres que perpétuelles. Combien y a-t-il de personnes déjà enterrées ici? 170 000. Quel est le pourcentage de celles qui se font incinérer? 18 %. Quelle est la « capacité » de Forest Lawn? Dans douze ans, au rythme actuel, nous aurons «fait le plein». Et alors, que se passera-t-il? Tout est prévu; nous avons déjà acquis à Hollywood un terrain plus vaste encore, qui sera aménagé comme celui-ci, et l'on commence déjà à y faire des enterrements.
Je partirai nanti de multiples prospectus, qui détaillent les ingénieux arrangements financiers permettant de se faire, au besoin, enterrer « à crédit »; ou, ce qui est plus sûr, d'avoir tout réglé, de son vivant. On y détaille aussi les différents plans pour faire mettre des fleurs sur les tombes, à intervalles réguliers, ou à certains jours dans l'année, comme celui de la fête du défunt, Ainsi, il y a quatre catégories de bouquets à 3, 2, 1 dollar et demi et 1 dollar, respectivement; pour un service hebdomadaire de bouquets à 1 dollar pendant toute l'année, il n'en coûte que 49 dollars. Oui « le dollar à Forest Lawn a un pouvoir d'achat supérieur à celui qu'il aurait dans toute autre institution du même genre ! »
Dans un de ces prospectus, j'ai relevé ce passage d'une déclaration signée par M. Bruce Barton, l'un des commentateurs les plus populaires de la radio américaine : « Des visiteurs viennent (à Forest Lawn) de toutes parts. Je souhaiterais qu'ils rentrent chez eux animés du désir de remodeler leurs cimetières locaux sur le type de Forest Lawn — un noble lieu de repos pour les disparus et un objet de perpétuel délice pour ceux qui vivent. Tant que ceci ne sera pas accompli nous ne pourrons pas nous dire une nation vraiment chrétienne.»
Si le véritable christianisme consiste à remplacer sur nos tombes la Croix du Christ par la Vénus de Milo, M. Bruce Barton et M. le Dr Eaton sont, en effet, de grands chrétiens.
Notes
(1) «Le moyen le plus aimable et le plus respectueux. »
(2) Parc du Souvenir de Forest Lawn
Entreprise de Pompes Funèbres
Cimetière, Crémation, Mausolée,
Tout pour le temps de la douleur.
Mention apparaissant à la fin de l’article : Dans les actualités de ce numéro des Etudes, nos lecteurs trouveront, sous le titre « Salons pour les morts en Amérique » des indications sur les protestations que les pratiques décrites dans le présent article commencent à soulever aux U. S. A.
Salons pour les morts en Amérique
Evelyn Waugh dans un roman çruel, Le cher disparu, a stigmatisé l'industrie américaine des pompes funèbres qui semblent se donner pour tâche de muer en fausses délices le mystère de la mort. Le P. de Bertier de Sauvigny reprend dans ce numéro des Etudes le thème si vigoureusement traité par E. Waugh. On est soulagé d'apprendre que les consciences religieuses aux Etats-Unis commencent à protester contre le scandale des parades funéraires. Time fait écho à ces protestations, preuve qu'elles atteignent l'opinion publique.
C'est ainsi que dans son numéro du 18 janvier 1954, Time rapporte le résultat des travaux d'une commission consacrée à l'étude des pratiques funéraires, travaux menés pendant cinq ans sur l'initiative du recteur de l'Eglise épiscopalienne d'Oxford (Ohio). Les membres de cette commission étant pour la plupart des professeurs d'enseignement supérieur, University Miami d'Oxford et Western College for Women, leur enquête ne reflète pas seulement les problèmes locaux d'une petite ville, mais prend une valeur plus universelle.
D'après les extraits que cite Time, après avoir examiné les pratiques funéraires actuelles, la commission juge que « tout ce qu'implique en profondeur le sens chrétien traditionnel se perd de plus en plus en Amérique, même parmi les pratiquants; pour trouver consolation et paix (confort) dans le désespoir causé par la mort, on ne cherche pas le soutien dramatique que donneraient les simples rites de l'Eglise bien compris, mais un nombre de plus en plus-grand de personnes s'adressent à l'entrepreneur de pompes funèbres pour remplir le rôle de pasteur et de prêtre.
«Une série nouvelle de symboles et de rites commerciaux remplacent rapidement l'Eglise, les cierges et les psaumes : tapis épais, cercueil ouvert et surélevé; lumière voilée et indirecte; musique enregistrée, lointaine et sirupeuse, pleine de carillons et de vox humana; le tout centré dans l'architecture qui domine presque partout, celle des salons et chapelles funéraires.
« Défilés sur la pointe des pieds, insistance mise sur l'étanchéité garantie des cercueils, exposition des dépouilles mortelles maquillées et revêtues d'habits spécialement taillés pour le cercueil, tout cela représente, essentiellement un renversement complet de la foi chrétienne qui, dans sa simplicité, ne voit dans le corps matériel que cendres et poussières. »
Parmi les autres signes de ce paganisme matérialiste, la Commission signale les croque-morts en livrée, les services de maquillages avec leurs spécialistes « pour donner sa dernière perfection à la préparation du défunt pour l'exposition », les cercueils munis d'un coffret destiné à recevoir une relation sur certains des exploits du mort.
Le rapport conclut en demandant que les funérailles aient lieu à l'église et dans la plus grande simplicité. Il déconseille l'embaumement, sauf cas spéciaux; il recommande le choix d'un cercueil très simple, apporté fermé à l'église « évitant ainsi à la famille la déplorable pratique du cercueil ouvert». Enfin, considérant que le service funèbre est un service liturgique normal de là vie de la famille paroissiale, le rapport demande qu'on « n'envisage pas d'honoraires pour le clergé, le chœur, l'organiste, et non plus pour l'utilisation de l'église pour le service funèbre».
XXX.