Archéologie de la loi - La « Loi » comme marqueur de l’hominisation/humanisation

Heinz Weinmann

Il en est de objets comme des concepts et des idées : à force de les utiliser quotidiennement, ils s’usent comme les monnaies qu’on fait passer de main en main pour finir par se « démonétiser ». C’est une des pensées à la base du livre qu’on vient de publier : État-nation, tyrannie et droits humains, archéologie de l’ordre politique1. « Archéologie » ici signifie un retour sur nos notions politiques, usées et abusées par des siècles de « commerce » lors duquel elles se sont « abîmées » pour avoir été aussi recouvertes de sens hétérogènes, que partisans et ennemis de ces notions y ont projetés. Vouloir faire l’« archéologie » de ces notions, signifie qu’on doit être prêt à retourner à leur arkhè, à leur origine, au moment de leur « naissance », là où, tels de nouveau-nées, quasiment « nues », elles n’ont pas encore été affublées des différents costumes que des tailleurs idéologiques habiles leur ont fabriqués  en suivant les   « modes » des siècles.

C’est dire, à la place du sous-titre, « archéologie de l’ordre politique » aurait pu facilement figurer « archéologie de la loi », parce que la « Loi » est l’alpha et oméga, le fondement de tout «ordre politique ». Non dans le sens déviant d’aujourd’hui, de « loi et ordre » (law and order) -- à l’opposé de l’« esprit des lois » --, mais celui qui capte sa substance, son noyau central, son ADN, dirions-nous aujourd’hui, qui  définit la loi de façon essentielle. Loin d’être une simple métaphore, « ADN de loi » se réfère au noyau vital, à  une  fonction essentielle de la loi, trop souvent ignorée, constituant selon nous un de ses marqueurs centraux : celui de discriminer l’Humain de l’Animal, de la Bête.

En effet, depuis très longtemps on a tenté de discriminer – au sens premier de «séparer», « discerner », « définir » -- l’Humain de l’Animal, de la Bête, en faisant du premier un homo faber ou un homo loquans avant de découvrir que les animaux aussi se servent, occasionnellement, d’outils et que les bêtes jusqu’aux abeilles ont aussi des langages complexes. Sans se décourager, on a serré de plus près cette discrimination Humain/Bête en la cherchant du côté d’un homo ludens (Huizinga) ou, comme Edgar Morin, du côté d’un homo imaginans ! Pourtant, dans Vers une écologie de l’esprit, Gregory Bateson2 a pu montrer que les animaux, plus particulièrement les chiens qui «se battent» savent très bien faire la part entre le « jeu » -- se mordiller -- et le combat « sérieux » -- se mordre. On sait également que les chats rêvent donc aussi imaginent.

D’autre part, du côté des animaux, La libération animale (Animal Liberation) de Peter Singer3, a continué de brouiller les cartes de la discrimination Humain/Animal en dénonçant cette fois vertement le «racisme» à l’égard des animaux, appelé «spécisme», provoqué comme tout racisme par la position de surplomb que l’Humain s’est donné dans notre civilisation judéo-chrétienne en se prétendant  «roi de la création» et «animal rationnel». Or, à force de «libération animale», on n’hésitera  plus à postuler une  continuité sans aucune rupture entre Bête et Humain, au point d’établir une quasi équivalence entre les deux, pour finir par tomber dans le piège d’un « spécisme politique » délétère. Justement, Jacques Derrida n’a pas évité ce piège dans son séminaire  La bête et le souverain4 où à partir de l’homologie entre Humain et Bête, il a glissé vers une équation encore plus dangereuse entre Bête et  Souverain, risquant d’entraîner du coup la souveraineté politique, loi des lois, dans le gouffre de la Tyrannie. Plus récemment, Will Kymlicka est tombé encore dans le même piège avec sa Zoopolis5, n’hésitant même plus à étendre la «souveraineté» aux bêtes sauvages -- son chapitre VI s’intitulant «Wild animal sovereignty» --, alors que Derrida a réservé  sa « souveraineté » à un animal de fable de La Fontaine, « Le loup et l’agneau » où le loup figure le roi.

Nous soutenons que dans ce no-man’s land épistémologique qu’est devenu la relation Humain/Animal, c’est la « Loi » qui reste le meilleur marqueur discrimininant Bête et l’Humain. C’est précisément ce qu’illustre la plongée dans l’arkhè de la Loi qu’on propose ici, impliquant, il va sans dire, un retour sur la Grèce antique. Une telle archéologie de la loi doit nous rappeler une vérité fondamentale quant à la nature de la Loi que nous modernes et postmodernes avons tendance à « oublier » : que la loi n’est pas acquise une fois pour toutes, toujours disponible au gré du vouloir des humains mais qu’elle est fragile, précaire : elle doit être conquise pour chaque génération, presqu’à tout instant. Justement, la loi est la ligne de combat permanente où se décide si l’Humain garde l’intégrité de son « humanitude » (Albert Jacquard) ou s’il régresse inéluctablement vers une bestialité dont il est issu. Car n’oublions pas non plus que l’humain est un être virtuel, certes doté d’un fonds ontogénétique, mais qui, pour être activé, a besoin de l’imprinting, des stimuli culturels — mémoire de l’anthropogenèse — dont surtout l’éducation aussi politique. On connaît le cas des «enfants sauvages» — dont le plus célèbre, Kaspar Hauser, n'était pas vraiment «sauvage» — lesquels, en l’absence de ces stimuli culturels et éducationnels ne pourront jamais «récupérer» les deux caractéristiques minimaux de l’«humanitude»: station debout et  langage articulé.

Dans son célèbre Discours sur la dignité de l’Homme Pic de Mirandole a bien cerné l’Homme comme go-between (internuntius) entre les créatures, « familier des supérieurs, roi des inférieur». Plus précisément, l’«artisan» (opifex) qui a fabriqué homo donne ainsi son «mode d’emploi»: «Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier […] afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même.»6 Voilà la grandeur et la misère de l’Humain, ses potentialités inhérentes peuvent donner des chefs-d’œuvre divins, mais aussi provoquer des destructions monstrueuses, infernales. S’il est vrai que l’environnement éducationnel, culturel et politique façonne le «visage» que prendra l’Homme7, il peut faire de lui tantôt un démocrate croyant en la res publica, le «bien commun» et l’«État de droit» (rule of law), tantôt un «prédateur» — comme la blonde Bestie (« fauve blond »), pour parler avec Nietzsche. Or, la loi est en quelque sorte un cran d’arrêt efficace qui empêche l’Humain de régresser vers une bestialité, fût-elle blonde.

Même si la tradition philosophique, à partir du « mythe de la caverne »,  nous a fixés sur une image  éthérée d’un Platon-Philosophe aimanté par les Idées célestes, nous devons ici avant tout saluer  le Platon politique à qui revient l’exploit civilisationnel majeur d’avoir arraché la loi, -- nomos en grec -- à ses premières accointances bestiales, plus généralement matérielles, pour la purifier, la spiritualiser, et ainsi d’avoir jeté  les fondations  de notre propre conception de la loi. Rappelons que nomos renvoie au monde des pasteurs, dérivé du verbe nemein, « répartir», «attribuer des lots» pour le pâturage des animaux8. Certes, la vie des pasteurs, semi-nomades, de même que celle des nomades est rythmée par l’état des pâturages de leurs bêtes, dépendant des cycles des saisons. Dans son Politique, Platon a dû constater à son corps défendant que, vouloir dériver le « politique » donc la loi politique du monde pastoral mène tout droit dans une impasse, une aporie diront les Grecs anciens. C’est qu’une simple dé-territorialisation ou même une simple métaphorisation des « pâturages » ne mène pas nécessairement à notre conception de la loi. Pour sortir d’une impasse/aporie, la meilleure approche, c’est de « reculer pour mieux sauter »…l’obstacle. C’est ce que Platon a fait en se tournant vers ses «ennemis» qu’il a combattus avec la dernière énergie : à savoir les sophistes9.

Comme noté dans notre texte cité sur « Le nomade et le sédentaire », selon le célèbre mot de Spinoza, repris par Hegel, «toute détermination est une négation» (omnis determinatio est negatio), c’est-à-dire les définitions se font en renvoyant à leurs contraires, ou dit autrement, c’est à partir de leurs contraires que se constituent les véritables définitions. En conséquence, l’Identité en soi ne saurait être une définition, mais une simple tautologie, comme Narcisse est la tautologie incarnée. Donc Platon définit la loi à partir de la position de ses antagonistes, les sophistes, en en prenant le contre-pied.

Rappelons avec Luc Brisson que les sophistes, contemporains de Platon ont été des « métèques » -- metoikoi, de meta-oikos, des venant « hors de l’oikos », de la polis, genre d’ « immigrants mal  reçus » --, c’est-à-dire des étrangers sans statut civil et politique officiel, ne « pouvant remplir aucune fonction politique à Athènes. »10 Étrangers certes, mais maîtres, magiciens de la langue grecque, ils vendaient leurs talents à faire des discours comme rhéteurs, discours dont Athènes, démocratie directe, avait grand besoin dans ses assemblés politique et ses cours de justice. Personnalités fortes dont l’écho des exploits est venu jusqu’à Athènes, les sophistes n’avaient aucun intérêt personnel à « vendre » les valeurs civiques et politiques des cités qu’ils visitaient en rhéteurs ambulants, nomades. Étant devenus ce qu’ils sont par une lutte acharnée de la vie où le plus fort et le plus rusé gagne à tous les coups, il n’est pas étonnant d’apprendre que leur  « philosophie » de la vie, c’est la force, avec un référent-mantra, la « nature » (physis) pour bien envelopper leur « marchandise ». Nous sommes évidemment loin de la « nature romantique » et du « retour à la nature » rousseauiste. Il ne s’agit pas de la nature « maternelle » qui prend soin de ses enfants mais d’une nature brutale, barbare, où règne  non pas la « loi de la nature » mais la « loi de la jungle », Faustrecht en allemand (littéralement  « droit du coup de poing »). C’est bien la « loi » darwinienne du « struggle for life » où le faible est impitoyablement écrasé, éliminé par le fort, le puissant. Il fallait évidemment mettre « loi » entre guillemets puisque, on aura compris, parler de «loi » ici est un contresens. Justement, parce que le référent de cette contre-loi est la bête, la force brute, la force brutale.

On sait que Socrate dans le dialogue Gorgias, dédié à la rhétorique, fait face à trois fiers-à bras de la sophistique dont le plus célèbre, Gorgias, issu de Sicile, et ses deux acolytes moins connus Polos et Calliclès, le dernier figurant seulement dans ce dialogue. C’est pourtant Calliclès qui bat en brèche le plus férocement Socrate, défenseur de la loi (nomos). Dans son long discours de réfutation passionnée de Socrate (Gorgias, 482c-486d), Calliclès commence par opposer loi (nomos) et nature (physis) : « Nature et loi, le plus souvent, se contredisent11 », pour faire l’éloge des « avantages » du droit du plus fort : «Il est évident selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il est ainsi, c’est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités. Si le plus fort domine, le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que c’est juste (dikaion). » (Gorgias, 483c-e). Passage intéressant parce qu’on y voit comment dans la sophistique, propagande de la « loi du plus fort » et argumentation sophistique, c’est-à-dire retorse sont enlacées de façon intime, de sorte à faire prendre dans leurs filets argumentatifs non seulement les benêts naïfs mais aussi les personnes aguerris aux discours politiques. Platon avait raison, les sophistes, ce sont des « magiciens » de la parole qui endorment les facultés argumentatives des auditeurs, donc leur logos, afin de les rendre pieds et poings liés à leur cause.

Regardons d’un plus près cette argumentation sophistique retorse. Dans un premier temps, on présente comme une vérité du sens commun («il est évident »), ensuite comme une « loi de la nature » universelle (« partout il en est ainsi ») le fait que le meilleur et le fort sont équivalents, mais non sans introduire une gradation entre «le meilleur » et « le plus fort» via « le moins bon », afin de ne pas trop choquer les sensibilités de l’auditeur/lecteur qui risque de ne pas « acheter » tout de go une équation trop immédiate, trop brutale entre «le meilleur » et « le plus  fort ». Dans un deuxième temps, Calliclès rabat cette définition réputée être celle de la « justice »,  du « juste » valable pour « toutes les  races humaines » et «toutes les cités » sur le règne animal, bestial (« toutes les espèces animales »).  On note également dans ce passage combien « loi » et « justice » sont étroitement liées, au point que l’une ne va pas sans l’autre.

Soulignons que les sophistes n’ont nullement été les initiateurs voire les « inventeurs » de ces comparaisons entre le règne  humain et celui des animaux en rapport avec la justice et la loi. Sujet qui a été déjà au centre d’un des premiers documents de la littérature grecque, Les travaux et les jours de Hésiode (VIIIe s. av. J.-C), à cette différence près que l’auteur raisonne à contrario des sophistes de façon droite et juste. Hésiode met en garde de vouloir assimiler, dans le domaine politique, le comportement humain à celui de bêtes, meilleure façon de nous faire tomber dans les rets de la violence, de la brutalité des régimes autoritaires, en un mot, dans la tyrannie. On pense particulièrement au célèbre « apologue de l’épervier et du rossignol » qui s’adresse « aux rois » pour qu’ils évitent coûte que coûte la route tortueuse des injustices et  de la démesure (ubris) afin d’ emprunter celle droite de la Justice, car à l’époque de l’arkhè de la justice et de la loi, on savait encore intuitivement que « juste » et « injuste », « droit » et « non-droit » s’opposent comme droit, rectiligne (recht, gerade) et tortueux, tors et retors. Dans le texte d’Hésiode, « sentences torses » (dikas skolios = des sentences qui ont des « scolioses », à l’image de nos colonnes dorsales scoliosées, pis, des humains « invertébrés ») s’opposent à « sentences droites, justes » Voici cet apologue et sa suite :

Maintenant aux rois, tout sages qu’ils sont, je conterai une histoire. Voici ce que l’épervier dit au rossignol au col tacheté, tandis qu’il l’emportait là-haut, au milieu des nues, dans ses serres ravissantes. Lui, pitoyablement, gémissait, transpercé par les serres crochues ; et l’épervier, brutalement, lui dit : « Misérable, pourquoi cries-tu ? Tu appartiens à bien plus fort que toi. Tu iras où je te mènerai, pour beau chanteur que tu sois et de toi, à mon gré, je ferai mon repas ou te rendrai ta liberté. Bien fou qui résiste à plus fort que soi : il n’obtient pas la victoire et à la honte ajoute la souffrance. » Ainsi dit l’épervier rapide, qui plane ailes déployées.

Mais toi Persès12 écoute la justice ; ne laisse pas en toi grandir la démesure (ubris). La démesure est chose mauvaise pour les pauvres gens : les grands eux-mêmes ont peine à la porter et son poids les écrase, le jour où ils se heurtent aux désastres. Bien plus préférable est la route qui, passant de l’autre côté, mène aux œuvres de justice. Justice triomphe de la démesure, quand l’heure est venue […] Serment aussitôt est là, courant sur la trace des sentences torses ; cependant qu’une clameur s’élève, celle de Justice, traînée par où la mènent les mangeurs de présents, qui ne rendent la justice qu’à coups de sentences torses ; et elle les suit, en pleurant sur la cité et les demeures des hommes qui l’ont bannie et l’ont dispensée sans droiture13.

Suit une énumération des dons multiples (fécondité des animaux et des femmes, riches moissons, prospérité générale etc.) que Zeus prodigue à tous ceux qui savant faire régner la justice. Par contre, à tous ceux qui refusent de tirer une leçon de l’apologue avancé , Hésiode présente une version moins poétique, beaucoup plus brutale : « Pour toi Persès, mets-toi ces avis dans l’esprit ; écoute donc la justice, oublie la violence (bia) à jamais. Telle est la loi que le Cronide [Zeus] a prescrite aux hommes : que les poissons , les fauves, les oiseaux ailés se dévorent, puisqu’il n’est parmi eux pas de justice ; mais aux hommes Zeus a fait don de la justice, qui est de beaucoup le premier des biens. »14

Nous sommes bien ici aux antipodes des sophistes et de leurs « sentences torses », tordues, sophistes se faisant  fort de mettre sous une même coupe justice, loi et animalité. Car l’idée maîtresse qui se dégage de l’apologue d’Hésiode, c’est bien au contraire que justice (loi) et animalité sont radicalement incompatibles. Justement, parce qu’elles appartiennent à deux registres qui s’excluent mutuellement. D’un côté le monde de la bestialité, règne du plus fort, de la dite «loi de la jungle» où sans merci le fort domine, dévore le faible, comme le note bien Hésiode, « puisqu’il n’est parmi eux pas de justice.  » Ainsi donc la justice et partant la loi sont les véritables marqueurs qui départagent, séparent  le monde des bêtes de celui des humains. Les sophistes, avocats du règne du plus fort – on n’ose plus parle de le loi du plus fort ! — se retranchent dans la matérialité du corps massif, de la force musculaire et voient  dans l’Autre une simple proie (preda chez Machiavel), alors qu’au contraire, la loi telle que la conçoit Platon, se spiritualise, en se dépouillant de toute corporéité, de toute matérialité. Or, dans le Gorgias Platon n’est pas encore arrivé là.

En effet, à force de se rendre sur le terrain des sophistes, -- en discutant aux fins de savoir ce qui est plus injuste, rendre ou subir l’injustice ! --, Socrate se laisse empêtrer dans les filets des trois sophistes qui le poussent dans ses derniers retranchements, jusqu’à ridiculiser sa philosophie – celles de la loi et de la tempérance (sophrosunè) — et à travers elle toute la  philosophie. Écoutons encore le Calliclès de la même tirade : « Faire de la philosophie, c’est un bien, aussi longtemps qu’il s’agit de s’y former ; oui, philosopher, quand on est adolescent, ce  n’est pas une vilaine chose, mais quand un homme, déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher, cela devient, Socrate, une chose ridicule. Aussi, quand je me trouve, Socrate,  en face d’hommes qui philosophaillent, j’éprouve exactement le même sentiment de gens qui babillent et qui s’expriment comme des enfants. »15 La philosophie comme maladie infantile dont il faut se guérir, une fois devenu adulte ! C’est un peu ainsi que le monde adulte des « vraies affaires » traite ceux qui osent encore aujourd’hui «philosopher» -- pour eux « philosophailler » --, comme des demeurés, de retardés, pas encore complètement entré dans leur « âge ».

Mais rira bien qui rira le dernier, car Socrate — porte-parole de Platon — aura le dernier  mot : en évoquant le tribunal céleste où les morts sont jugés nus, dépouillés de leur vêtements d’apparat dont les affublent leur fonctions politiques et économiques, les sophistes, avocats d’une psukhè pulsionnelle sans brides et de gains matériels rapides sur le dos des faibles, commencent à angoisser. Mais la véritable revanche vient du dialogue central, la Politeia – hélas, mal traduite par « La République » -- où tous les fils qui traversaient les dialogues précédents convergent et se nouent. Puisque le nombre fait la force, Socrate aura  du renfort  grâce à la présence des deux frères de Platon, Glaucon et Adimante. Du coup, le rapport de force se renverse : trois militants de la justice et de la loi contre un seul sophiste, Thrasymaque, promoteur comme ses compères de la force brutale. Ce dernier passe un mauvais quart d’heure jusqu’à suer à grosse gouttes. Thrasymaque confirme clairement ce que Polos, le sophiste du Gorgias, avait annoncé déjà, à savoir la complicité étroite entre sophistique et tyrannie, mus tous les deux par les mêmes ressorts : «Les orateurs, ne sont-ils pas comme des tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n’exilent-ils pas de la cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses.»16 Thrasymaque, son «collègue» de la Politeia platonicienne sait aussi pertinemment que la meilleure façon pour réaliser les deux conditions  de la «parfaite tyrannie» -- libido totale qui passe à l’acte et impunité grâce à la violence, une toute-puissance écrasante --, c’est d’y aller franc port sans scrupules en considérant le pays qu’il dirige avec ses habitants comme sa propriété personnelle et de prendre tous les moyens possibles pour s’en emparer : «La tyrannie qui ne s’empare pas en détail du bien d’autrui mais qui l’envahit par la fraude (latra) et la violence (bia) sans distinction de ce qui est sacré (hiera)ou profane (osia), public (demosia) ou privé (idia).  »17

Évidemment, une loi juste risquait de mettre fin à  toutes ces  « magouilles » entre facilitateurs de tyrans et tyrans véreux eux-mêmes, ces « mangeurs de présents » -- nos « mangeurs de pots de vins » -- dont parlait déjà Hésiode. En suivant leur idéologie fruste, les sophistes avaient vite trouvé comme « inventeurs » de la loi, ceux-là qu’ils considéraient comme leurs « proies ». Vision eudémoniste oblige, ce sont ceux qui avaient le plus à gagner des lois, à savoir les faibles, qui selon eux les ont « inventées ». Écoutons encore Calliclès dans la même tirade déjà citée : «Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les loi, j’en suis sûr. C’est donc en fonction d’eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois […] Car, ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air égaux à des tels hommes [les plus forts, les supérieurs], alors qu’ils leur sont inférieurs. »18 Dans la vision matérialiste du monde des sophistes, les lois, ce sont des élucubrations concoctées dans la tête des faibles pour damer le pion aux « surhommes » avant la lettre qu’ils s’estimaient.  Comme l’a bien vu Hobbes dans sa critique de la sophistique et sa conception erronée de la loi : selon eux sont considérés comme  « criminels », les hommes forts (potent men) qui n’ont pas réussi à « passer à travers les lois araignées »19 (pour les éliminer) …et finalement se faire  prendre. Est criminel, celui qui se fait prendre par les lois : c’est précisément la conception de nos mafias de tout acabit. La loi, une toile d’araignée gênante mais inconsistante, qui ne mérite rien d’autre que d’être balayée d’un coup de mains : les bons débarras !

Hobbes a bien vu le dilemme de la loi : pour  gagner  vraiment le titre de « loi », cette dernière doit nécessairement se dé-matérialiser, s’idéaliser si bien que ses ennemis la considèrent comme une nuisance fragile, invisible. L’impératif catégorique de la loi est donc : il faut l’idéaliser, la généraliser au point que tous sans exception et sans exclusive puissent tomber sous le coup de la loi. Car une « loi d’exception » n’est pas une loi, comme ces lois ignominieuses, les « lois raciales » des nazis -- qui présentaient les Juifs comme une sous-race, pire comme une « vermine » -- n’ont pas été des lois au sens plein du terme. C’est ici que nous devons revenir à Platon, le premier grand initiateur de l’idéalisation de la loi dans son agôn contre les sophistes, anciens et modernes, ennemis acharnés de la loi, puisqu’évidemment elle leur arrachait leurs avantages matériels, gagnés sur leurs « proies », les faibles, par les violences de tout genre : rapines, vols, viols, assassinats…

Dans « idéalisation », il y a « Idée ». Nous voilà de retour à la Politeia de Platon. Changeons de perspective, après avoir vu la loi du point de vue des sophistes, regardons-la maintenant de celui de Platon. En effet, pour lui, il s’agissait de savoir comment arracher les pseudo lois qui n’en étaient pas de véritables, comment donc arracher ces lois nominales des mains des politiciens (sophistes), partisans et véreux qui les fabriquent à leur avantage.  Il fallait donc trouver un point d’ancrage, un point d’Archimède au-delà de ce monde qui est dit « réel » mais qui, pour Platon, n’est qu’un monde d’ombres, de spectres inconsistants. La réalité se trouve ailleurs, réalité essentielle (ousia) au règne transcendant des Idées. Transcendance20 qui garantit leur perpétuité (immortalité) et surtout -- ce qui est capital pour l’essence d’une loi -- leur « intouchabilité » par le premier venu, fût-il tyran, roi ou empereur.

La grande beauté de la Politeia consiste dans la description époustouflante de l’ascension (anabase) progressive de l’âme/psukhè qui, difficilement et  laborieusement,  se dépouille de ses attaches, de ses scories matérielles. On sait que Jean-Jacques Rousseau a été fasciné par cette lutte de l’âme contre la matière, incarnée par Glaucos21,  un monstre marin hybride au torse et à la tête humains et au bas de corps en forme de poisson. Selon Platon l’âme dans son séjour terrestre ressemble à ce monstre, étant donné qu’elle reste  attachée au  corps, chargé tel celui de Glaucos de matières lourdes, inutiles, «de coquillages, d’algues, de cailloux. »22  Justement, le fameux « mythe de la caverne », il faut le décoder dans ce  contexte politique -- trop souvent oublié -- de la quête d’un lieu d’ancrage (arkhè) de la loi qui la met hors d’atteinte des manipulateurs terrestres, quels qu’ils soient. Les habitants de la caverne,  ce sont des prisonniers politiques littéralement ligotés par les pseudo lois de la cité, fabriqués pour l’avantage de quelques forts/puissants/sophistes. La libération des  prisonniers passe par une nouvelle conception  de la loi, indexée comme une Idée, une généralité qui ne punit, n’emprisonne plus en fonction de discriminations particulières -- telles, riche-pauvre, blanc-couleur, homme-femme, etc. --,  permettant ainsi de mettre sous sa coupe des cas sans exclusive et sans discrimination. En conséquence, lorsqu’une loi discrimine, d’office elle cesse d’être.
Dans la logique de ce qui vient d’être dit, on comprendra que Socrate ne pouvait se défendre lors de son procès que lui intentait Athènes parce qu’il jugeait qu’il n’était pas justiciable par les pseudo lois de cette cité…

Résumons et ouvrons une brève perspective vers l’avenir. Le moment-Platon est un moment capital pour la « loi » en Occident. Ce nouveau nomos spiritualisé, par sa généralité, fait abstraction des conditions physiques des «sujets» et les soumet potentiellement tous, forts et faibles, riches et pauvres, hommes et femmes, à une même loi. C’est une révolution que tous les sophistes, anciens et modernes, ont toujours combattue avec le plus grand acharnement, ne voyant là qu’un subterfuge des faibles pour «sauver leur peau». Pourtant la question de la loi chez Platon reste sans véritable réponse politique, puisqu’on ignore chez lui qui doit l’édicter. Le philosophe? Hélas, ce dernier tourne le dos au politique. En vérité, la loi politique en Grèce antique ne sera jamais générale. Bref, Platon ouvre un possible que les lois ultérieures pourront réaliser.


Cette réalisation de l’universalité d’une loi permettant de comprendre/embrasser tout le genre humain, nous vient de deux sources: l’une judéo-chrétienne, l’autre stoïcienne. La première est introduite avec l’Ancien Testament par Yahvé comme législateur, fonction totalement ignorée par l’Antiquité qui ne connaît que des lois au pluriel23, et des colligeurs de loi (nomothètes), pas de véritables « législateurs » à l’image de nos princes souverains. Or, le parti pris de Yahvé pour son «peuple élu» laisse un doute quant à l’universalité de ses législations. Le christianisme lève ce doute en ouvrant résolument les bras à tout le genre humain, prenant ainsi la relève, après son effondrement, de l’imperium romanum. De l’autre côté, la Stoa gagne des adhérents à Rome à partir d’une expansion exorbitante de son empire, mettant sous sa gouverne un grand nombre de nations et d’ethnies, de mœurs différentes. La «loi naturelle» (lex ou ius naturale) stoïcienne, universelle et éternelle, « écrite dans le cœur humain » de tout humain, convenait parfaitement à une telle « macédoine » multi-ethnique.

Nous vivons aujourd’hui, comme lors de la fin de l’empire romain,  les bouleversements de grand flots migratoires, fuyant guerres, famines, persécutions, en quête, comme jadis, de « conditions de vie meilleures ». Qu’on les appelle, ces migrations,  comme les historiens français — détenteurs par définition de la  « civilisation » — ,« Invasions barbares » ou comme les historiens allemands « Völkerwanderungen » (migrations des peuples), probablement parce que les anciens Germains ont déjà été des barbares — chacun étant le barbare d’un autre —, donc peu importe la désignation du phénomène, nous devons aujourd’hui comme jadis faire face à ce migrations. La question se pose alors : comportons-nous à l’égard des migrants et plus généralement à l’égard des immigrants que nous disons «accueillir» chez nous, comme les sophistes, anciens et modernes, par des pseudo lois qui les discriminent en confortant  nos propres privilèges, à l’exclusion de l’Autre, ou les accueillons-nous à bras ouverts avec des lois véritables, générales qui mettent tout un chacun à la même enseigne ?

Notes

1 Heinz Weinmann, État-nation, tyrannie et droits humains, archéologie de l’ordre politique, Liber, 2017.
2 Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, 2 vol., Le Seuil, 1995 et 2008.
3 Peter Singer, The Animal Liberation, 1975 ; traduction française, La libération animale, Grasset, 1993.
4 Jacques Derrida, La bête et le souverain I, Galilée, 2008 et le deuxième volume, La bête et le souverain II, Galilée, 2010. Et du même L’animal donc que je suis, Galilée, 2006.
5 Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis : Theory of Animal Rights, Oxford, University Press, 2011.
6 Jean Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme [1496], in Œuvres philosophiques, éd. bilingue, PUF, p. 3 et 5.
7 Voir là-dessus les travaux de Norbert Elias, exilé juif du régime nazi allemand, qui a bien illustré ce «procès de civilisation» qui fait du «petit sauvage» potentiel un être humain «civilisé» (La civilisation des mœurs).
8 «Nomade» est de la même famille. Voir là-dessus notre «Le nomade et sédentaire ; une définition comparée» notre premier article publié dans la revue Critère, no 10, janvier 1974 ; repris dans Agora.qc.ca.
9 Voir le dernier écrit de Luc Brisson, Platon, Les Éditions du Cerf, 2017, où il analyse les multiples aspects de cette œuvre révolutionnaire tout en la confrontant à ses critiques modernes ; voir particulièrement le chapitre « Platon et les sophistes, Platon fut-il le fossoyeur des sophistes ? ».
10 Luc Brisson, op. cit.
11 Gorgias, 482e ; traduction de Monique Canto, Flammarion, 1987.
12 Frère d’Hésiode à qui s’adresse cet écrit.
13 Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1982, v. 202-224 ; nous soulignons.
14 Ibid., v. 273-280.
15 Ibid., 485a-c.
16 Gorgias,  466bc ; nous soulignons.
17 Politeia, I, 344a, trad. É., Chambry, Les Belles Lettres, 1996 (6). Pour un développement du rapport entre tyrannie et sophistique voir notre État-nation, tyrannie et droits humains.
18 Gorgias, op. cit., 482b-c.
19 « Breaking through the cob-web Laws of their country », Leviathan, [1651], éd. Macpherson, établie d’après la première édition, Penguin, 1985,  chap. 27, p. 339.
20  « Bien » et « Justice » ne dépassent pas seulement les « objets connaissables » mais se trouvent même au-delà de l’essence (ousia) : «Le bien n’est point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin (huperekho) l’essence en majesté (prebeia) et en puissance (dunamei) […] quelle merveilleuse transcendance (huperboles) », op. cit. 509b-c. --- Dans ses Lois, Platon dérive nomos de noos, «intellect », « raison », Lois, 714a.
21 Politeia, 611b-612a.
22 Ibid., 611d.
23 On notera les titres pluriels de Platon et de Cicéron, Nomoi (Les lois) et De legibus.

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