La ville: un art de vivre original

Pierre Lucier
Vivre en ville semble être devenu un «problème». Si l'on en croit les nombreuses doléances consignées dans les «lettres du lecteur» et dans les prises de position de plusieurs spécialistes, un grand nombre de citadins ont «mal à leur ville». Ils en dénoncent tantôt l'anonymat, tantôt les dimensions inhumaines, tantôt la pollution, tantôt le rythme de vie. Ici, au Québec, c'est Montréal qui est la principale cible de ces invectives et de ces cris d'alarme.

Sans prétendre faire le contrepoids de ces critiques ou bâtir un plaidoyer en faveur de la ville, les lignes qui suivent -disons-le tout de suite, histoire d'en annoncer les couleurs-seront «sympathiques» pour la ville. Elles entendent simplement dire comment un citadin «honnête homme», qui n'est ni urbaniste, ni écologiste, ni autrement spécialiste de la ville, comprend la logique propre de la vie à la ville et sa cohérence culturelle, et comment il en entrevoit les conditions de survie et de développement. Que l'auteur soit né et ait grandi à Montréal expliquera les références surtout montréalaises de ces propos.
    «La ville: un art de vivre original

    Si la culture est l'ensemble des manières de sentir, de penser et d'agir qui caractérisent un groupe donné, on peut dire que la ville constitue un milieu culturel particulier et, par là, délimite un certain art de vivre. Dans le débat actuel sur la ville, il est important de faire émerger les éléments et la logique propres de ce «milieu culturel», ne serait-ce que pour bien poser les questions et pour éviter de situer la discussion sur un horizon de nostalgie, voire de mélancolie, peuplé d'images bucoliques issues de la vie en forêt ou à la campagne. Et cela importe ici d'autant plus que nous n'avons pas, chez nous, une très longue tradition de vie à la ville et que les schèmes mentaux d'une bonne partie de nos citadins sont encore bien peu «citadins».

    Une véritable phénoménologie de la vie à la ville reste encore à faire, une phénoménologie qui dégagerait les facettes essentielles de ce que c'est que d'«être-en-ville». Un tel projet chercherait à identifier les attitudes fondamentales de la «conscience citadine» et leurs liens organiques avec les structures objectives de la ville elle-même. Mais déjà il apparaît qu'une fidèle saisie de cette «manière d'être» propre à la ville devrait comporter les éléments suivants, seulement évoqués ici sous bénéfice d'inventaire.


    Un lieu d'échange

    L'histoire de la naissance et du développement des villes nous montre à l'évidence que ce sont les impératifs de l'échange sous toutes ses formes qui y sont déterminants. Dans la majorité des cas, on a bâti les villes dans des endroits propices au rayonnement géographique et aux communications. On peut même dire que les villes veulent essentiellement servir aux exigences de la rencontre et du commerce, sortes de carrefours où circulent et se croisent les personnes, les groupes et les biens de toutes sortes.

    Cette orientation fondamentale de la ville détermine chez ceux qui s'y installent une manière d'être déjà radicalement originale. Vivre à la ville, c'est accepter d'intégrer toute son existence dans une sorte de brassage continuel, dans ce grouillement propre aux lieux d'échange. C'est un peu vivre «au marché», là où s'affrontent et se troquent les denrées les plus diverses, qu'il s'agisse des produits de la terre, de l'industrie, de l'esprit ou de l'activité culturelle sous toutes ses formes.

    Cela a d'énormes conséquences au plan des attitudes profondes de la conscience. Pour le citadin, la ville n'est pas ce lieu où l'on vient sporadiquement enrichir ou divertir une vie qui, par ailleurs, s'écoulerait dans la solitude et le silence relatifs de la forêt, de la montagne ou de la campagne. Vivre en ville, c'est vivre sous la sollicitation constante de l'altérité et de la diversité, c'est s'exposer quotidiennement à «l'offre et à la demande», c'est accepter le dérangement, parfois l'agression, de tout ce qui fait le «commerce des hommes» -selon le sens ancien et combien riche du mot «commerce». Il y a quelque chose de «trépidant» dans le fait même de vivre à la ville. Se raidir et refuser de participer à ce chassé-croisé, c'est se marginaliser ou se condamner à être malheureux à la ville.


    Un lieu de transformation et de services

    Second trait essentiel qui ressemble encore à une lapalissade, mais qu'on oublie trop souvent, la ville est un lieu où s'exercent des activités de types secondaire et tertiaire, voire quaternaire. Mais à part le cas de ces villes spécifiquement construites pour desservir certaines grandes exploitations primaires et qui sont davantage des «baraquements» que de véritables villes, la ville n'est pas le lieu de l'activité économique primaire (extraction de matières premières, agriculture, etc.). Elle est plutôt un lieu d'activités secondaires (transformation industrielle, manufacturière, etc.), tertiaires (services de toutes sortes) et même quaternaires (v.g. recherches très sophistiquées). On peut même dire que, avec le développement de l'ère post-industrielle, l'équilibre tend à se faire autour des activités de services.

    Cette orientation de la ville a aussi d'énormes implications pour la «manière d'être» proprement citadine. La principale concerne un type particulier de rapports avec la nature. Il est évident que le citadin ne peut pas vivre avec la nature la proximité qui est celle de la vie rurale. Les espaces verts et l'air pur n'y changeront rien de substantiel: la vie du citadin marque un nécessaire affranchissement -et tout affranchissement s'accompagne d'une certaine privation dans l'intimité avec la nature. Le type même des activités citadines, comme aussi l'organisation de l'environnement qu'entraîne la poursuite de ces activités, obligent à se faire moins dépendants des rythmes naturels: la ville doit vivre même quand il neige ou qu'il fait nuit.

    C'est tout un art de vivre qui est ainsi délimité et qui est marque moins par l'absence que par la différence du lien à la nature. Cet art de vivre a sa poésie propre, ses arcs-en-ciel, ses crépuscules, ses jeux de couleurs, l'harmonie de ses lignes. Quand je passe en revue ma vie à la ville, en particulier mon enfance et mon adolescence vécues en zone maintenant dite «grise», je n'arrive toujours pas à vibrer aux propos de ceux qui s’apitoient sur le sort des «enfants condamnés à s'amuser et à passer l'été en ville»! Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé l'ennui de la «zone grise». Au contraire, c'était une vie plutôt joyeuse, ponctuée de ses rites saisonniers: l'hiver, on jouait au hockey dans la ruelle et on construisait des forts dans la neige; au printemps, on «cassait la glace», l'été, on transformait la ruelle en piste de patin à roulettes ou de «trottinettes» et on jouait au «marchand de glace»; l'automne, on jouait à «la plus belle voiture», etc. Certain hangar devenait la «maison hantée»; le sifflement que faisait le vent en soufflant entre la brique et le numéro de porte annonçait l'orage; certaines variantes de la sirène des «shops Angus» servaient de baromètre, etc. En fait, la ville sécrète une autre façon de communier avec la nature, une façon tout aussi vraie, mais qui obéit à une autre logique que celle de la vie rurale. Tributaire des activités citadines, qui ne peuvent pas être de type primaire, la vie de la ville n'est pas pour autant moins poétique ou moins «naturelle». Il faudrait qu'on comprenne aussi les difficultés que des citadins de souche éprouvent en s'installant hors de la ville ... De toute manière, ici encore, il serait plus fécond de chercher à comprendre la cohérence propre aux activités citadines que de la comparer constamment aux activités primaires de la forêt et de la campagne.


    Un lieu de diversité et d'abondance

    Parce qu'elle est un lieu d'échange et d'activités de types secondaire et tertiaire, la ville est nécessairement le lieu du pluriel et de l'abondance. Non pas l'abondance de la possession et de la richesse, mais cette abondance qui vient de la diversité et de la pluralité. Il y a une sorte de «générosité» qui est liée au nombre et à l'échange. Le citadin, c'est quelqu'un qui vit quotidiennement la pluralité des rencontres, des informations et des sollicitations. C'est celui qui vit aussi dans un constant «trafic» d'événements, d'idées et de mouvements sociaux.

    Dans sa structure même, la ville est un lieu de concentration des services et des grandes décisions, d'influx économique et d'élaboration de la culture elle-même. C'est à la ville que les gouvernements s'installent, que les sièges sociaux se côtoient, que se multiplient les écoles de pensée et les écoles tout court, que se déploie l'activité artistique. Si le non-citadin vient y puiser selon ses besoins, le citadin, lui, est plongé en permanence dans ce carrefour de la créativité humaine. Avoir à choisir parmi cinquante salles de cinémas, quinze quotidiens, quatre universités, deux milles boutiques - pour ne citer que ces exemples-, c'est intégrer des schèmes de pensée et de comportement qui finissent par déterminer spécifiquement l’intentionnalité de la conscience elle-même. Qu'une certaine fébrilité ou nervosité soit le prix à payer pour la diversité, cela est indéniable. Mais il n'est pas dit que l'homme soit davantage fait pour un monde lent et unitaire que pour un monde qui, à l'image même du système nerveux de l'homme. soit marqué au sceau de la variété, de la simultanéité, de la mobilité et même de la rapidité, tous signes de l'évolution de l'intelligence à partir de formes plus «lourdes» de la vie. Voir des multitudes de visages dans le métro, dans la rue, dans les couloirs d'édifices, dans les magasins; entendre parler des langues étrangères; voir défiler tous les accoutrements vestimentaires et clignoter les néons multicolores, etc.: tout cela est de nature à ouvrir les horizons de la conscience à l'altérité, par-delà les limites du même.

    Un des aspects les plus fondamentaux de cette «abondance» concerne peut-être finalement la perception de la réalité humaine elle-même. À la ville, on a plus de chances d'être mis en contact avec toutes les facettes de la réalité humaine. À cet égard, Montréal a pratiquement rejoint les grandes métropoles occidentales -pour ne parier que d'elles- comme New York, Paris ou Londres: s'y côtoient les misères et les grandeurs extrêmes, les échecs et les réussites de tous ordres. Tout se passe comme si la ville permettait à la nature humaine de se déployer avec une générosité et une richesse qui constituent pour la conscience une incessante interpellation. La vie à la ville, par ce biais très radical, détermine une manière d'être sui generis: ici, une certaine ouverture à l'homme, difficilement réalisable autrement.


    Un lieu de choix et de liberté

    Un quatrième trait fondamental de la ville, étroitement lié aux trois précédents, c'est l'espace de choix et de liberté qu'elle crée pour ceux qui l'habitent. Vivre à la ville, c'est pouvoir choisir ses réseaux de relations, qu'il s'agisse du nettoyeur, du boucher, du médecin ou, surtout, des relations de loisirs ou d'amitié. Jusqu'à un certain point, le citadin peut même choisir ses voisins, du moins ceux qu'il veut faire exister pour lui et pour lesquels il veut exister. Par -delà les liens que la nécessité impose au non-citadin, ne serait-ce qu'en raison même du nombre, le citadin construit la plus grande partie de ses relations personnelles. Ainsi tisse-t-il, à travers l'anonymat des côtoiements impersonnels de la ville, son propre réseau de liens et de lignes de communication. On peut même dire que cet anonymat contribue à sauvegarder une intimité et une discrétion qui favorisent la vitalité des liens librement choisis. Vivre à la ville, c'est pouvoir aller et venir sans attirer l'attention, c'est pouvoir ne pas être surveillé derrière toutes les fenêtres du voisinage, c'est pouvoir se vêtir comme on veut, etc. En même temps, c'est pouvoir s'inscrire dans la trame affective de liens personnels vivants et soutenus. Paradoxe étonnant à certains égards, mais couramment vécu par un grand nombre de citadins, même par ceux qui habitent dans des appartements de grands immeubles: silence et distance avec des voisins de palier, relations personnelles riches grâce au téléphone et aux moyens de transport. Bien sûr, il y a d'autres lectures possibles de cette liberté de la ville. Ainsi, certains mettront davantage l'accent sur le prix qu'il faut payer en retour: solitude dans la foule, froideur et indifférence des rapports de voisinage, sentiment de déréliction du nouvel arrivant, etc. Mais, plus que des handicaps à une vie heureuse, ce sont là des défis dont la libre assomption sont facteurs d'autonomie, de responsabilité et de maturité.


    Un lieu de socialisation

    En raison de ce qui a été dit jusqu'ici, la ville est aussi un lieu de socialisation poussée, c'est-à-dire un lieu où, pour vivre heureux, les individus sont amenés à adopter des habitudes qui tiennent grand compte des autres. Non pas ce genre d'attention aux autres qui finit par enfermer l'individu dans les contraintes du «qu'en dira-t-on» ou de la pression sociale -ce qui contredirait nos analyses précédentes sur la liberté -, mais cette aptitude à composer, même dans l'anonymat, avec la présence et les agissements d'autrui.

    À cause de la forte concentration de population et de services sur le territoire relativement restreint de la ville, le citadin est conduit à ajuster bon nombre de ses comportements à ceux de la collectivité. Emprunter les transports en commun, baisser le volume de la radio aux heures tardives, utiliser la lessiveuse de l'étage ou du «bloc-à-appartements», stationner à des endroits variables selon les heures, tenir son chien en laisse, patienter au volant aux heures de pointe: tout cela finit par marquer profondément la conscience du citadin dans le sens d'une «composition» effective avec autrui. En fait, c'est un ensemble complexe d'habitudes et d'attitudes qui, dans le détail de la vie quotidienne, déterminent un comportement et une manière d'être. Le citadin ne peut pas avoir l'allure de «grand seigneur» de bien des habitants de la ferme, de la forêt ou même du petit village: il est moins indépendant, moins maître de ses programmes quotidiens, davantage marqué par cette espèce d'effacement que donne la vie dans les grands ensembles.

    Ces notations sont bien brèves, mais elles me semblent devoir figurer en filigrane à tout débat sur la ville. En dépit des vicissitudes qui peuvent aussi se rattacher à ces traits caractéristiques de la ville -nous y reviendrons plus loin-, il y a là un ensemble cohérent vraiment sui generis. La ville découpe un véritable milieu culturel qui fait du citadin un être qui vit, pense, sent et agit d'une manière qui lui est propre. Aborder les problèmes de la ville avec la nostalgie, plus ou moins avouée, de la vie paysanne, c'est se condamner à fausser des perspectives pourtant essentielles. Très tôt, la ville est apparue comme une nécessité dans l'histoire de l'humanité. À travers les transformations successives qu'elle a connues, elle a progressivement façonné une certaine image de l'homme et de la vie humaine, image que des générations de citadins ont été et sont encore heureux et fiers de porter et de vivre.


    La ville: un art de vivre menacé

    Une fois rappelé ce qui devait être rappelé, on ne peut quand même pas nier que bien des citadins développent actuellement à l'égard de la ville une attitude franchement négative. Ce qui précède aura seulement voulu suggérer que ce n'est pas la vie citadine considérée dans ses structures essentielles qui est en cause, mais bien plutôt certaines agressions dont elle est elle-même la victime. Car, comme d'autres modes de vie, la vie citadine représente une économie et un équilibre relativement fragiles. Si l'on en bouleverse inconsidérément les éléments et les conditions de possibilité, on peut s'attendre à des troubles importants, voire à une véritable crise de la vie citadine.

    Les lignes qui suivent énuméreront succinctement les défis auxquels la ville doit actuellement faire face et les dangers qu'elle doit surmonter pour demeurer un art de vivre encore fécond et ouvert.


    Le spectre de la démesure

    Il ne semble pas y avoir unanimité sur les dimensions optimales de la ville. Les situations locales sont trop diversifiées pour qu'on puisse formuler des règles précises: tout dépend de l'emplacement géographique, des ressources disponibles, de la composition de la population, de l'aménagement du territoire, du climat, des voies de communication, etc. Ce qu'on peut cependant dire sans grand risque d'erreur, c'est qu'il y a des seuils quantitatifs en deçà et au-delà desquels la qualité de la vie est presque fatalement affectée. Entre le gigantisme de la mégalopolis et l'harmonie d'une cité aux dimensions humaines, il y a plus qu'un écart quantitatif: il y a un certain art de vivre qui est ou n'est pas possible.

    Ce sont les villes qui écopent le plus de l'explosion démographique, puisque la croissance naturelle de la population s'y ajoute aux mouvements migratoires venus de la campagne. Il en résulte des regroupements qui ressemblent souvent à des entassements dont il ne peut pas sortir beaucoup de bon. Au-delà de certains seuils critiques, le nombre engendre des troubles qui affectent l'espace vital lui-même. Certaines congestions de circulation, certains délais de services, certains déséquilibres du marché du travail, certains taux de violence et de délinquance -pour ne citer que ces exemples- ont un rapport direct avec le nombre et la taille.

    Le spectre de la pollution

    Autre danger, dont les citadins sont heureusement de plus en plus conscients, la pollution menace actuellement l'art de vivre de la ville. Les déchets de l'industrie et du transport, le bruit, la saleté atteignent parfois de tels taux qu'on comprend que bien des citadins soient tentés de s'éloigner de la ville, ou, à défaut de pouvoir le faire, de s'insurger contre la détérioration de la situation. Il y va finalement de la santé et de la vie elle-même.

    Un milieu de vie qui porte ainsi atteinte aux besoins biologiques eux-mêmes porte sur lui-même un jugement terrible: c'est l'apprenti-sorcier qui prend conscience de ce qu'il a déclenché. Mais il faut voir que la pollution n'est pas due à ce que nous avons appelé les structures de la ville elle-même. Il s'agit plutôt des conséquences de notre inconscience ou de notre incurie. On ne dira jamais assez combien s'imposent des mesures fermes pour contrer les effets de la pollution. Bien sûr, les citadins auront à faire des choix cruels -chacun ne peut pas toujours vouloir rouler seul dans sa voiture et espérer ne pas respirer les déchets carboniques!-, mais ils ne peuvent pratiquement plus les reporter.


    Le spectre de la laideur

    Liée aux dangers déjà mentionnés, la laideur menace aussi l'art de vivre des citadins. On l'a dit et répété: la croissance industrielle a déjà saccagé trop de quartiers et de monuments, et produit déjà trop d'ensembles de mauvais goût.

    Ici non plus, il n'est pas dans la nature de la ville d'être laide! Bien au contraire, il y a un charme et une poésie de la rue, du carrefour, de la place, et même du béton, des autoroutes et des gratte-ciel. Il a parfois fallu des générations de citadins pour ciseler tel pâté de maisons, tel bouquet de verdure, tel ensemble de boutiques, ou pour ménager tel coup d'oeil, telle perspective d’ensemble, tel parfum du matin. Quand on voit la légèreté avec laquelle on sacrifie tant de choses à une certaine idée du progrès, on a vite un goût de cendres à la gorge. L’harmonie et la grâce des constructions récentes sont souvent elles-mêmes déjà à protéger contre de mauvaises insertions dans la trame du tissu urbain.

    La beauté de la ville est d'autant plus délicate à maintenir qu'elle n'est pas le fruit du hasard ou de la nature. En milieu rural, forestier ou maritime, la nature se charge elle-même de peindre le décor. À la ville, au contraire, la beauté est le plus souvent due à la main de l’homme. Et elle est d'autant plus nécessaire au citadin que celui-ci n'est pas dans un milieu «naturellement» beau. La beauté de la ville est quelque chose de délicat et de nuancé, où l'on détecte partout la trace du passage de homme. C’est pour cela qu'elle est fragile et qu'elle invite à la vigilance. Actuellement, il est évident que cette beauté est menacée: croissance désordonnée et pollution en sont deux des pires ennemis.


    Le spectre des disparités socio-écnomiques

    Parce qu'elle est au centre du développement technologique et industriel, la ville constitue aussi un fidèle miroir des soubresauts que subissent actuellement nos économies. Inflation, chômage, pénuries réelles ou artificielles y frappent sans merci et prennent vite des allures de fléaux sociaux. Tout se passe comme s'il fallait un certain minimum d'aisance matérielle pour jouir des plaisirs de la ville. On a parfois l'impression que, pour une partie relativement importante de la population, l’abondance, la liberté, l'altérité et l'échange qui caractérisent la vie sont vécues de manière plutôt négative, justement parce qu'il est difficile -voire impossible- d'y accéder.

    En fait, tout porte à croire que bien des récriminations contre la ville viennent de ce que les potentialités de la ville ne sont pas vraiment à la portée de tous les citadins. Dans des quartiers délabrés et mal entretenus, où sévit le sous-développement sous toutes ses formes, il est gênant et odieux de parler avec enthousiasme des avantages et des grandeurs de la vie à la ville. Non pas qu'il faille être riche pour être citadin heureux. Disons seulement que, ici aussi, c'est une question de seuil critique en deçà duquel la vie citadine devient pénible et sécrète toutes sortes de maladies sociales. Je me souviens d'avoir vécu dans la joie une jeunesse modeste et frugale, résolument intégrée à ce que la ville avait à offrir. Mais l'âpreté et la dureté avec lesquelles doivent actuellement se mener les combats pour la vie ont rompu cet équilibre de la simplicité. L'étalage des richesses, les sollicitations intempestives à la consommation, le coût des biens élémentaires comme le logement et la nourriture, les problèmes d'emploi ont enlevé à beaucoup de citadins la joie de vivre qui fleurissait en bien des quartiers modestes de nos villes. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que plusieurs revendications pour l'amélioration de la qualité de la vie citadine soient enracinées dans une conscience toujours plus vive de la nécessité de réaménager le partage des services, des ressources et des chances.


    Les contrecoups de la mutation culturelle

    Par-delà les menaces cernables qu'on vient d'évoquer, la ville semble le creuset des grandes mutations que traversent nos cultures actuelles. C'est la ville qui est le lieu majeur où sont en train de se transformer les «manières de vivre, de sentir, de penser et d'agir» de l'Occident contemporain. Mutations fondamentales qui ont bien des traits de la crise et qui ébranlent les sécurités les mieux établies. Les institutions économiques, politiques, sociales et religieuses, les schèmes de pensée et de comportement sont à se modifier radicalement. Chacun sait cela et ce n'est pas le lieu de déployer ici ces perspectives. Je veux simplement souligner que la ville est le principal creuset de ce brassage culturel. Si bien que les citadins, peut-être plus que d'autres, sont à même d'éprouver, souvent de manière diffuse, le défi et la souffrance de cette pâque. Les citadins vivent quotidiennement au carrefour de ces transformations et de ces explorations, de ces essais et de ces erreurs. On a l'impression que c'est dans les grandes villes que la recherche culturelle est la plus active et la plus fébrile, et que vont émerger les traits d'une humanité transformée pour le meilleur ou pour le pire.

    Cette expérience est difficile à vivre: elle comporte un «stress» très incisif pour la conscience. Aussi ne faut-il pas trop s'étonner que, dans les grandes villes surtout, «tous les problèmes surgissent à la fois». C’est que les citadins ont peu de possibilités de prendre des distances -même physiques- par rapport aux soubresauts d'un monde qui cherche sa voie. Ils sont sans cesse plongés dans l'éclatement du même, dans l'envahissement de l'altérité et de la diversité, dans les affrontements sociaux et idéologiques, dans la mort d'un certain univers familier et dans les bourgeonnements multiformes d'une société en gestation. Tout cela pèse parfois lourd sur les épaules des citadins, surtout de ceux qui sont plus démunis pour assumer positivement ces changements. À cet égard, c’est comme si les citadins étaient aux premières lignes des «combats de géants» que livre l'humanité actuelle avec des adversaires encore imparfaitement identifiés: défi terrible auquel sont vitalement confrontés les citadins. Défi exaltant, ajouteront les citadins «heureux dans leur peau.»


    Voilà les grandes lignes de réflexions qu'il me semblait important de rappeler. Elle tiennent finalement en peu de mots:

    1. La ville découpe un art de vivre original, dont il importe de saisir la dynamique et les virtualités propres, un art de vivre qui a fait ses preuves et qui est porteur de bonheur, à condition de ne pas vouloir y transposer la campagne et son art de vivre.

    2. La conjoncture actuelle comporte des menaces et des défis qui nécessitent de toute urgence des vigilances nouvelles et des corrections de trajectoires, car c'est la logique même de la vie à la ville qui pourrait y être finalement compromise.

    3. La ville demeure une nécessité et une possibilité toujours ouvertes. Il faut seulement voir qu'une culture façonne ses villes comme elle façonne tout le reste. Un échec majeur de la ville pourrait signifier la fin de notre culture. Un réaménagement réussi de la vie citadine signifierait aussi la vitalité de notre culture. De toutes manières, les citadins n'ont pas encore dit leur dernier mot, surtout chez nous, où nos villes n'ont pas encore tellement de citadins de très vieille souche.»

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