Les traquenards de la constitution européenne
À la suite du Sommet européen de Laeken de décembre dernier, les pays membres de l’Union européenne ont convenu de mettre sur pied une convention chargée d’élaborer un projet de constitution pour l’Union. Présidée par Valéry Giscard d’Estaing, la Convention sur l’avenir de l’Europe regroupe des représentants des gouvernements, des parlements nationaux, du parlement européen et de la Commission européenne. Ont aussi été invités à y participer des représentants des pays candidats à l’élargissement de l’Union prévu pour 2004. La Convention devra notamment apporter des réponses à un certain nombre de questions, comme la répartition des compétences entre l’Union et les États membres, l’atteinte d’un meilleur fonctionnement des institutions européennes, la cohérence et l’efficacité de la politique étrangère de l’Union, ainsi que le renforcement de la légitimité de l’Union.
M. Weiler a d’entrée de jeu indiqué à son auditoire qu’il exposerait une vision sceptique du projet de constitution tel qu’en est saisie la Convention. Il constate que le droit issu des Communautés européennes forme déjà un ordre constitutionnel opposable aux États membres et que l’idée d’une constitution européenne formelle est loin d’être nouvelle. Il y a douze ans, le Parlement européen avait déjà approuvé un tel projet. Cependant, avec l’institution de la Convention dont M. Giscard D’Estaing entend faire un « Philadelphia européen », en référence à la convention américaine qui écrivit la constitution américaine de 1787, les pays membres de l’Union paraissent décidés à changer l’architecture constitutionnelle actuelle de l’Union. Quelles sont les raisons invoquées pour justifier ce changement? M. Weiler en voit cinq.
Premièrement, la nécessité d’une constitution formelle découle des exigences de l’élargissement vers l’est. Avec le passage de l’Union de 15 à 25 pays membres, il faudra revoir les méthodes décisionnelles, qui risquent d’être alourdies à moins qu’on n’y apporte des assouplissements. Deuxième, on se persuade que le processus même d’adoption d’une constitution contribuera à mobiliser la population et à prêter une valeur civique à l’exercice même. C’est l’argument processuel. Troisièmement, la logique des traités régissant l’Union et les Communautés européennes ne prévoit pas de limite véritable aux pouvoirs des institutions européennes. Par ses interprétations, la Cour de Justice de Luxembourg a érigé ces traités en ordre juridique de droit international dont l’effet est immédiat et direct sur le droit des États membres. Un juge de la Cour a même récemment admis que les États membres de l’Union ne peuvent invoquer aucun « noyau de souveraineté » qui leur soit propre contre les avancées du droit communautaire. En l’absence de limite juridique à la croissance du droit communautaire, la rédaction d’une constitution paraît le moyen qui s’impose. En quatrième lieu, les traités actuels ont le défaut de ne pas contenir de charte des droits de l’Homme. Les pays membres de l’Union ont bien adopté une telle charte, mais elle n’a pour l’instant aucune force contraignante, faute d’avoir été incorporée dans les traités. Finalement, l’adoption d’une constitution, par la validation populaire qu’elle suppose, permettrait de rendre acceptable aux États membres la discipline constitutionnelle exigée du régime actuel de l’Union. En effet, sous ce régime, les États doivent accepter d’intégrer dans leur droit interne une multitude d’obligations découlant du droit européen, ce qui implique une discipline et une loyauté constantes. Mais comment espérer des États qu’ils se plient à ces exigences si le droit européen n’a pas été préalablement légitimé par la population européenne en ratifiant une constitution?
Le conférencier estime que ces raisons justifient très imparfaitement, voire pas du tout, la création d’une constitution européenne. Tout d’abord, M. Weiler convient qu’il faut modifier les structures actuelles de l’Union, pour les adapter aux nécessités de l’élargissement et réduire le déficit démocratique. Cependant, une telle entreprise peut parfaitement se réaliser en modifiant les traités actuels. Elle ne requiert nullement que l’on passe par la voie plus complexe de la formation d’une constitution. Le conférencier doute que le processus même d’adoption d’une constitution européenne suscite une mobilisation qui lui soit favorable. À supposer que les États membres s’entendent sur un projet, même s’il n’a pour but que de codifier le droit des traités, ils devront un à un modifier leur constitution interne. Processus périlleux qui risque de donner prise à la contestation dans plusieurs États débouchant sur des votes négatifs, comme le référendum négatif de l’Irlande sur le traité de Nice.
S’agissant des limites à la croissance du droit européen, M. Weiler juge que la situation est catastrophique. Les États membres ne jouissent à l’heure actuelle d’aucun noyau de souveraineté qui soit protégé par les traités. En cinquante ans de jurisprudence, la Cour de Luxembourg a annulé une seule fois une décision européenne pour ultra vires (excès de compétence). La Cour de Luxembourg, comme toute autre cour centrale, a eu tendance à donner une interprétation expansive aux pouvoirs des institutions européennes. Comme policier de la construction européenne, la Cour de Luxembourg a failli à la tâche, estime le conférencier. Dans ce cas, ce n’est pas en adoptant une constitution qu’on réglera le problème; au contraire, il risque d’empirer, puisque la Cour, forte de l’autorité conférée par une constitution, sera invitée à étendre plus encore les pouvoirs européens. En réalité, la meilleure solution consiste à suivre le modèle français de conseil constitutionnel. Il faudrait alors créer un conseil constitutionnel européen composé de membres des cours constitutionnelles ou suprêmes des États membres. En remettant l’arbitrage des conflits de compétence entre l’Union et les États membres à un tel conseil, le contrôle des interventions de l’Union serait mieux assuré. Par la création d’un conseil dont l’esprit sera étatique et non central, on aura la garantie que ce contrôle se fera dans l’intérêt des États. De plus, ce contrôle acquerra alors une plus grande légitimité, puisque les décisions validant les interventions de l’Union émaneront de la haute magistrature des États membres eux-mêmes.
Quant à l’idée qu’il faille une constitution pour y incorporer une charte des droits de l’Homme, M. Weiler y voit là une politique d’évasion, un subterfuge. Il n’y a pas de lacunes dans les protections actuelles accordées par le droit européen aux droits de la personne. Dès 1969, la Cour de Justice de Luxembourg a reconnu que les droits fondamentaux des États membres sont le patrimoine commun des Communautés. De plus, la Convention européenne des droits de l’Homme, interprétée par la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg, a assuré un autre niveau de protection adéquat. Ce dont l’Union a besoin, estime M. Weiler, c’est d’une politique des droits de l’Homme, c’est-à-dire de politiques et de programmes destinés à soutenir la mise en œuvre de ces droits. De la même manière qu’il existe à la Commission de Bruxelles une direction générale dédiée à la politique du concurrence, il devrait y avoir une direction générale appliquant une politique active de soutien des droits de l’Homme. Une telle politique n’existe pas parce que, suivant une décision de la Cour de Luxembourg, la protection des droits de l’Homme n’est pas un objectif des Communautés. Dans ce cas, la meilleure chose à faire est de modifier les traités et non d’adopter une constitution. De plus, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée en décembre 2000 précise à son article 51 qu’elle ne modifie en rien les tâches et les compétences de l’Union européenne. M. Weiler en conclut que cette charte ne peut avoir pour objectif la protection des droits de l’Homme.
Enfin, M. Weiler croit que l’architecture actuelle des traités protège une valeur originale qui risque d’être perdue avec l’adoption d’une constitution : le principe de tolérance constitutionnelle. Dès lors que la discipline constitutionnelle à laquelle sont astreints les États membres ne repose plus sur la réciprocité volontaire mais sur une obligation constitutionnelle, l’éthique de tolérance et de respect de l’autre avec son identité spécifique n’est plus requise pour fonder l’ordre européen. Cette éthique est une valeur précieuse que mettrait en péril une constitution adoptée par le démos européen.
Marc Chevrier
Montréal, le 24 septembre 2002
Liens utiles relatifs à la Convention sur l’avenir de l’Europe
Une note du groupe d’études et de recherches Notre Europe :
http://www.notre-europe.asso.fr/pages/notedeloche1.htm
Le texte de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne :
http://ue.eu.int/df/home.asp?lang=fr
Le site de l’Assemblée nationale de la République française sur la convention :
http://www.assemblee-nat.fr/europe/convention.asp
Le site officiel de la Convention sur l’avenir de l’Europe :
http://european-convention.eu.int/default.asp?lang=fr
La vitrine Internet de M. Joseph Weiler :
http://www.law.nyu.edu/faculty/profiles/fulltime/weilerj.html
Des informations sur la Cour de Justice des Communautés européennes :
http://www.info-europe.fr/europe.web/document.dir/fich.dir/qr000870.htm