L'avenir de l'institution religieuse
Après tant de démolitions obstinément concertées, et après tant de prophéties de la fin d'une longue "illusion" (Freud), je n'ai pas le sentiment pour ma part que nous sommes plus près que jamais de voir la grande famille humaine envelopper doucement ses premiers espoirs "dans le linceul de pourpre des dieux morts" (Renan).
La relation au divin, de quelque manière que celui-ci soit conçu et nommé, fonde l'homme bien avant de fonder les "églises", quelles qu'elles soient. Du point de vue où je dois me placer ici, le sens premier de la religion est anthropologique. A cet égard, la relation fondamentale à un Autre que le monde dans lequel je suis, entre tout aussi sûrement dans la construction de l'homme que, par exemple, la relation à l'espace et au temps, ou encore la relation à la lignée biologique (homo sapiens) à laquelle j'appartiens.
Il n'entre donc pas dans mon propos d'aborder de front la question de l'avenir de la religion. Ma tâche sera en réalité beaucoup plus modeste, et concernera plutôt le visage institutionnel de la religion que nous connaissons le mieux - pour la plupart d'entre nous, le christianisme, - pourra éventuellement revêtir dans un avenir pas trop lointain. C'est une tâche plus modeste en effet que celle que j'évoquais en premier lieu, mais elle est déjà assez complexe et assez vaste pour me fournir à mon insu l'occasion de bien des faux pas.
Par définition, puisqu'il s'agit d'avenir, j'explorerai des constantes, sans doute, mais aussi des tendances et des possibilités. Je tenterai d'évaluer celles-ci en regard de celles-là. Mais je ne promets en aucune façon de vous apporter un grand nombre de certitudes en ces matières. En revanche, j'estime évidemment qu'un éclairage même simplement probable, ou possible, pourra être utile éventuellement à l'espoir et à l'action d'aujourd'hui. Après tout, disposons-nous généralement de beaucoup plus de certitudes quand nous décidons de nos propres entreprises?
Je n'ignore pas, d'autre part, que je m'avance sur un terrain mouvant. On me permettra donc de prendre au départ quelques précautions. Et d'abord en ce qui concerne les deux principales catégories qui assisteront notre réflexion.
J'ai en effet présupposé dès le début une distinction que nous devrons avoir toujours présente à l'esprit. Je crois qu'elle est assez généralement reçue, et notamment dans un sujet comme celui qui nous occupe, l'avenir de l'institution religieuse. Je suis moins sûr, cependant, qu'elle soit très claire ni très active dans la pensée de tout le monde, comme en témoignent entre autres la plupart des titres du présent colloque. Pour ma part, je ne saurais me passer, dans le cas présent, de ce précieux instrument d'analyse.
Il importe en effet de bien distinguer ici entre, d'une part, la relation de l'homme au monde, quelle que soit cette relation, et, d'autre part, l'aménagement de fait, ou les aménagements possibles de cette même relation. La relation établie sur le besoin, les goûts et répugnances alimentaires n'est pas une réalité du même ordre que, par exemple, le classement du comestible et du non-comestible, du bon et du mauvais goût qui prévaut à un moment donné dans les conduites d'un groupe, ou même d'un individu. Le lait maternel représente pour le nouveau-né un premier aménagement de la même relation alimentaire. Chacun sait par ailleurs que cet aménagement, sans doute le premier prévu dans une espèce comme celle à laquelle nous appartenons, peut céder la place à d'autres aménagements, et que, de toute façon, à un stade ultérieur du développement de l'enfant, l'aménagement initial par la nourriture liquide reculera progressivement pour céder la priorité à une alimentation fondée principalement sur le solide.
Il serait évidemment très facile de multiplier les grands et les petits exemples de cette sorte. Le rendez-vous d'amitié n'est qu'un des aménagements possibles d'une seule et même relation, qui à travers la succession historique des aménagements demeurera fondamentalement inchangée. Comme disait Montaigne à propos de son amitié pour Etienne de la Boétie: "Je l'aimais parce que C'était lui et parce que c'était moi", au-delà de toutes les circonstances, et bien sûr aussi au-delà de tous les aménagements particuliers plus ou moins imposés par ces mêmes circonstances. De même la relation amoureuse est-elle une réalité d'un autre ordre que, par exemple, l'aménagement institutionnel du mariage. On ne passe pas de plain-pied de l'amour lui-même à ses multiples aménagements possibles, tels que les prévoient ou les acceptent la culture et les institutions d'un groupe donné à un moment particulier de son histoire.
J'ajoute tout de suite, au surplus, que la distinction de la relation et de ses aménagements traverse toute l'étendue, non seulement des institutions et de la culture, à qui j' ai emprunté jusqu'ici mes illustrations, mais aussi du vaste domaine de la "religion" elle-même. Celle-ci est d'abord et fondamentalement relation, c'est-à-dire, à la base, et en termes anthropologiques (non pas théologiques), relation à la limite du monde dans lequel s'établissent et s'aménagent toutes mes autres relations, ou si l'on préfère, relation à l'Autre que le monde familier. La religion n'est que secondairement aménagement historique (culturel et institutionnel) de cette même relation: par exemple, mythe, légende, doctrine, dogme, rite, règles, etc. En ce sens, je ne puis pas dire du même souffle et d'un seul trait: Je crois en Dieu, donc je crois en l'eau bénite, ou encore, Je crois en Dieu, donc je crois au diable et à l'enfer.
De cette distinction fondamentale entre les relations de l'homme au monde et leurs aménagements de toutes sortes, culturels ou institutionnels, on entrevoit déjà qu'il sort bien des conséquences pour l'analyse du phénomène relationnel, d'une part, et pour l'interprétation du phénomène culturel et institutionnel, d'autre part. Je voudrais m'arrêter à quelques-unes de ces conséquences, à celles en fait qui ont un intérêt particulier pour notre propos.
En premier lieu, il doit être assez clair dès maintenant, après ce que nous avons dit, que l'histoire proprement relationnelle des individus et des groupes n'est en aucun cas identique à l'histoire individuelle et collective des aménagements divers adoptés par les relations, et entraînés ainsi de façon plus ou moins importante, et plus ou moins durable, dans leur destin. C'est dire du même coup, -et je rejoins de la sorte la question qui m'a été posée, - que l'avenir d'une relation quelconque, sans excepter la relation au divin, ne peut être apprécié, jugé ni encore moins mesuré sur les avatars ou les métamorphoses historiques de ses aménagements. La relation à Dieu ne s'écroule pas avec les colonnes du Temple, ni même avec l'incendie du saint des saints.
A ce propos, on me permettra de rappeler ici au passage l'émouvant et profond exemple de cette persistance possible de la relation religieuse sous les coups des pires malheurs et des plus grands bouleversements: suivant les termes mêmes d'un auteur de l'époque, on sait que la destruction de Jérusalem et de son Temple par Titus en 70 n'a guère eu pour effet, à long terme, que de forcer le peuple juif à se retirer dans les deux aménagements institutionnels que finalement personne ne pouvait lui enlever: l'Ecriture et la Loi. A la limite, ces deux aménagements devenaient pour la descendance d'Abraham des dispositions permanentes du coeur, d'où devait sortir pour tant de siècles la grande effervescence du rite, de la louange et de la prière.
Par ailleurs, je ne voudrais pas que la distinction de la relation et de son aménagement suggère ici que la relation soit originellement dans une sorte d'état neutre, et qu'elle puisse en conséquence se plier à n'importe quel aménagement. En fait, c'est tout le contraire, et ce qu'il faut plutôt dire, c'est que l'aménagement suit la morphologie de la relation et se conforme en général à ses requêtes propres. Autrement dit, un aménagement plus ou moins désaccordé par rapport à la relation à laquelle il devrait normalement s'intégrer dans une certaine mesure, risque fort à plus ou moins long terme de ruiner la relation elle-même. C'est dire que le destin historique des relations, individuelles et collectives, se joue pour une bonne part autour de leurs aménagements: des aménagements qu'elles se donnent dans le cas des relations individuelles, et des aménagements que le groupe leur donne dans le cas des relations collectives.
Enfin, une troisième remarque me paraît s'imposer ici autour de la distinction entre l'aménagement de la -relation et la relation elle-même. Elle concerne la possibilité théorique, pour une relation quelconque, de se dépouiller ou de se priver de tout aménagement culturel ou institutionnel. C'est ce que j'appelle l'utopie de la relation pure. La plupart de ceux qui sont ici ce matin se souviendront sans doute qu'il y avait quelque chose, et même beaucoup de cela, dans les soubresauts culturels et institutionnels des années '60-'70, principalement en Amérique et en Europe. L'église, ou plus généralement les églises chrétiennes, comme chacun sait, n'ont pas été totalement épargnées en ces circonstances, bien que la profondeur et l'étendue des ébranlements n'aient pas été égales partout.
Il me paraît particulièrement important pour notre propos de bien comprendre ce phénomène, qui peut parfois se manifester en épisodes violents, comme je viens de le rappeler, mais qui travaille constamment de toute façon l'histoire de toutes les institutions et de toutes les cultures.
Il faut songer en effet que tout aménagement, de sa nature, impose un nombre plus ou moins considérable de contraintes, et de la sorte un certain poids à la relation qu'il se propose fondamentalement et initialement de servir. Si l'on veut, selon une image que je conserverai par la suite, tout aménagement, même le plus léger, alourdit fatalement et nécessairement la relation qu'il concerne. Dans la même ligne d'observation, il faut retenir avec soin que le poids relatif de l'ensemble des aménagements reconnus possibles dans un univers culturel ou institutionnel donné peut varier considérablement d'un aménagement à l'autre. En conséquence, il appartient à une politique de l'homme comme tel, expressément et clairement orientée vers la priorité des relations sur leurs aménagements, de décider du poids relatif des modèles culturels ou institutionnels sur lesquels elle choisira de se guider. Mais de toute façon, ce poids ne sera jamais nul. Un état généralisé de relation pure, équivalant au degré zéro de la culture et des institutions, est manifestement une utopie.
Mais cela dit, on ne peut non plus, à l'inverse, se laisser aller à favoriser de façon continue, en matière d'aménagements, les modèles lourds par rapport aux modèles plus légers. Dans ce registre, c'est l'attitude qui représente le poids minimal de tous les modèles d'aménagement, et c'est l'impératif de la loi, telle que nous la connaissons aujourd'hui, en Occident à tout le moins, qui à l'autre bout impose le poids le plus lourd à la relation de l'homme au monde, quelle que soit cette relation, religion comprise. Entre ces deux extrêmes, il y a toute la variation des modèles intermédiaires: habitudes, usages, coutumes, rites, croyances, mythes, idéologies, etc.
Assez curieusement pourtant, la tendance générale de tous les groupes, à travers leur histoire, ou leur durée, est d'ajouter les aménagements aux aménagements, et même de remplacer un modèle léger par un modèle lourd, par exemple, un usage par une règle, un contrat ou une loi. La raison première de cette tendance, qui favorise la stabilité du groupe mais limite sérieusement le choix de l'individu, doit sans doute être cherchée dans un ensemble de perceptions tournant autour du problème permanent de la sécurité. En somme, on se dit: comme deux précautions valent souvent mieux qu'une, deux aménagements vaudront probablement mieux qu'un seul. Mais alors, pourquoi pas même trois plutôt que deux, puis quatre plutôt que trois?
Sauf qu'on ne peut pas aller non plus indéfiniment dans cette direction. La raison en est simple, et elle relative en premier lieu de l'observation anthropologique: c'est que les ressources relationnelles des individus et des groupes sont forcément limitées, et au surplus, pour employer un langage fort actuel, largement non renouvelables. C'est dire qu'un volume et un poids excessifs des aménagements culturels et institutionnels peuvent très bien finir par écraser littéralement les relations que ces mêmes aménagements étaient pourtant originellement, ou en principe, destinés à servir. On accumule usage sur usage, règle sur règle, étiquette sur étiquette, mode sur mode, croyance sur croyance, idéologie sur idéologie, dogme sur dogme, loi sur loi, jusqu'à ce que le poids total de ces amoncellements inconsidérés étouffe la vie profonde des relations elles-mêmes, où se logent pourtant en premier lieu toutes les valeurs humaines.
A ce propos, je signale tout de suite, - et j'aurai à y revenir dans un instant, - que la création de l'espace urbain comme espace d'habitation a été dès le départ l'occasion et le lieu d'une véritable explosion, en partie culturelle (l'écriture, l'architecture, etc.), mais surtout institutionnelle. La grande urbanisation que nous connaissons en ce moment, et depuis bientôt deux siècles, n'a en aucune manière ralenti, il va sans dire, la prolifération plus ou moins sauvage des aménagements institutionnels, tous plus ou moins justifiés dans le détail et pourtant tous aussi redoutables les uns que les autres dans leur ensemble.
Je m'excuse de ces longues préparations. J'espère qu'elles serviront effectivement à mieux faire comprendre ce qui me reste à dire. La question posée était la suivante: peut-on prévoir quel sera dans un avenir pas trop éloigné le visage institutionnel de la religion?
Me sera-t-il permis de proposer en premier lieu une réponse un peu brutale: en ce qui concerne le christianisme, qui nous occupe plus spécialement ici, le meilleur indicateur de l'avenir demeure encore le passé. Je veux dire: l'allégement institutionnel auquel certains pensent, et qui a même en plusieurs domaines importants commencé à s'instaurer dans les faits, ne poursuivra sa route que fort lentement. Ainsi, pour une large part, aux yeux de nos contemporains comme aux yeux de nos enfants, ce qui a été, sera.
Le problème majeur me paraît être ici celui de la sorte de conscience que les institutions peuvent avoir d'elles-mêmes. Les institutions, comme les civilisations, sont mortelles: l'histoire le constate et le sait. Mais la difficulté, c'est que les institutions elles-mêmes ne le savent pas, et surtout ne puissent pas le savoir. Cela fait qu'elles sécrètent constamment des durées fictives qui leur font croire qu'il y aura toujours pour elles un lendemain, et que ce lendemain sera à son tour semblable à leur aujourd'hui. Les individus ne disposent évidemment pas d'une telle ressource: ils apprennent vite, par l'expérience, et par l'âge, que les aménagements personnels de leurs relations, même les plus précieuses, sont périssables dans l'heure même. C'est malheureusement ce que les institutions, par elles-mêmes, ne peuvent ni apprendre, ni savoir, ni même bien souvent admettre.
Et pourtant, malgré tout, les institutions se meuvent, poussées au changement moins par des forces qu'elles choisissent et mesurent elles-mêmes, que par des énergies venues du dehors, qui souvent s'imposent à elles sans mesure, et qui de la sorte les conduisent là où elles ne voulaient pas aller.
Mais il y a un deuxième aspect de la question qui m'a été posée auquel je voudrais m'arrêter pour conclure.
Nous l'avons déjà souligné: toute relation à besoin d'un aménagement minimal pour s'assurer une certaine durée, qu'on pense à un aménagement culturel ou à un aménagement institutionnel. C'est une condition générale d'existence des relations elles-mêmes. La relation religieuse n'est pas exemptée de cette condition, ni non plus évidemment la relation spécifiquement chrétienne. Il n'y a donc pas lieu, et il ne me paraît pas non plus utile de rêver pour le christianisme de demain d'un dépouillement institutionnel si radical que la relation s'en trouve en quelque sorte abandonnée à ses propres forces.
Un mot que Jean prête à Jésus mérite ici d'être rappelé: "Crois-moi, femme, disait-il à la Samaritaine, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père ... L'heure vient, et nous y sommes, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car ce sont là les adorateurs tels que les veut le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c'est en esprit et en vérité qu'ils doivent adorer" (Jean, 4:21-24). Du point de vue de n'importe quelle religion, c'est me semble-t-il le plus loin qu'on puisse aller en matière d'allégement ou de dépouillement institutionnel. Il faut compter, du reste, comme l'histoire du christianisme en témoigne surabondamment, que les hommes sont généralement plus prompts à élever des montagnes nouvelles pour y asseoir leurs temples qu'à s'appliquer plus modestement et plus simplement à gravir les hauteurs de l'esprit.
Ce n'est pourtant pas une raison suffisante pour renchérir, et pour entasser des montagnes d'aménagements institutionnels sur les moindres conduites religieuses, sous le prétexte qu'en cette matière on ne prend jamais trop de précautions. Ce n'est surtout pas une raison pour opter de préférence pour les aménagements lourds, dont le modèle par excellence est celui de la loi. On peut très bien croire sans dogmes, et sans définitions dogmatiques, et sans défendre en surplus les dogmes par les sanctions. C'est déjà un progrès notable d'avoir renoncé, pour toujours espérons-le, à soutenir la foi chrétienne par les tribunaux et les armes. Mais remarquons que ce très humble progrès est encore très loin d'occuper toute la scène religieuse actuelle.
Tout compte fait, où allons-nous en matière d'aménagements institutionnels de la. religion? Il serait, je pense, insensé de se risquer à prédire quoi que ce soit. Pour ma part, je suis porté à croire que nous avançons lentement, très lentement, vers un allégement institutionnel généralisé de la relation religieuse. Nous n'y viendrons d'ailleurs probablement pas toujours de bon gré. Mais les ressources relationnelles de l'homme étant de toute façon limitées, il serait illusoire de prétendre y puiser indéfiniment. Un jour viendra sans doute où il faudra relâcher la demande.
À cet égard, le grand concurrent du phénomène religieux, ce sera le phénomène urbain. Celui-ci est en ce moment le plus grand dévoreur d'énergies relationnelles, et un dévoreur passablement sauvage. Ce ne sera pas une mince entreprise de le domestiquer. Mais si la parcimonie est parfois le chemin de la sagesse, peut-être arrivera-t-il par surcroît que nous pourrons apprendre en même temps à domestiquer quelques fureurs séculaires de l'institution religieuse. Il est de toute manière absolument inconsidéré de se comporter comme si l'église et la cité pouvaient se permettre l'une et l'autre d'entamer le fond même des ressources relationnelles de l'homme. Dans ces conditions, chacune devra se contenter de partager le possible. Autant dire du même coup que chacune devra renoncer à d'illusoires totalités, ce qui reviendrait à rendre une fois de plus à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Que faudra-t-il encore pour que nous apprenions le chemin conduisant à cette sagesse?