Apparition du prolétariat

Friedrich Engels
Apparition du prolétariat anglais
La révolution industrielle avait donné naissance à une classe de puissants manufacturiers capitalistes et aussi à une classe d'ouvriers manufacturiers bien plus nombreuse. Cette classe grandit à mesure que la révolution industrielle s'emparait branche à branche de toute la manufacture, et sa puissance grandissait en proportion. Cette puissance se fit sentir dès 1824, en obligeant un Parlement récalcitrant à suspendre les lois interdisant les coalitions ouvrières. Pendant l'agitation pour le Reform Act, les ouvriers formèrent l'aile radicale du parti réformiste; le Reform Act de 1832 les ayant exclus du suffrage, ils formulèrent leurs revendications dans la Charte du Peuple et s'organisèrent, en opposition aux grands bourgeois de l'abolition des lois sur les céréales, en parti indépendant, le Parti Chartiste, le premier parti ouvrier des temps modernes.

Alors éclatèrent les révolutions continentales de février-mars 1848, dans lesquelles le peuple ouvrier joua un rôle si prépondérant et formula, du moins à Paris, des revendications qui, à coup sûr, étaient inadlnissibles, au point de vue capitaliste. Et alors survint la réaction générale. D'abord la défaite des Chartistes, le 10 avril 1848; puis l'écrasement de l'insurrection des ouvriers parisiens, en juin; puis les défaites de 1849 en Italie, en Hongrie, dans l'Allemagne du Sud, et finalement la victoire de Louis Bonaparte sur Paris, le 2 décembre 1851. Enfin pour un temps, l'épouvantail des revendications ouvrières était renversé, mais à quel prix! Si auparavant la Bourgeoisie anglaise était convaincue qu'il fallait développer l'esprit religieux dans la classe ouvrière, combien plus elle en sentit la nécessité après toutes ces expériences! Sans daigner faire attention aux railleries de leurs compères continentaux, les bourgeois anglais continuèrent à dépenser millions sur millions, année après année, pour l'évangélisation des classes inférieures; non satisfait de sa propre machinerie religieuse, John Bull appela à son secours Frère Jonathan, le plus habile organisateur de la religion en commerce qui existe, importa d'Amérique le Revivalism 16, Moody et Sankey et autres divins paillasses, et finalement accepta l'aide dangereuse de l'Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du Christianisme primitif, déclare que les pauvres sont les élus, combat le capitalisme sur le terrain religieux et entretient un élément primitif d'antagonisme chrétien de classe, susceptible de devenir un jour dangereux pour les richards qui fournissent aujourd'hui de l'argent à son développement.

Il semble que ce soit une loi de l'évolution historique, que la Bourgeoisie ne puisse, en aucun pays d'Europe, se servir des pouvoirs politiques — du moins pour un temps assez prolongé — d'une manière aussi exclusive que l'aristocratie féodale le fit au Moyen Âge. Même en France, où la féodalité fut complètement déracinée, la Bourgeoisie en tant que classe, ne s'est emparée du gouvernement que pendant des périodes très courtes. Pendant le règne de Louis-Philippe (1830-1848), une très petite fraction de la Bourgeoisie gouverna le royaume, la fraction la plus nombreuse fut exclue du suffrage par un cens très élevé 17. Sous la deuxième République (1848-1851), la Bourgeoisie toute entière gouverna, mais trois ans seulement; son incapacité amena l'Empire. C'est seulement sous la troisième République que la Bourgeoisie, en son entier, a conservé le pouvoir pendant plus de vingt ans; elle donne déjà des signes de. rapide décadence 18. Un règne durable de la Bourgeoisie n'a été possible que dans des pays comme l'Amérique, où l'aristocratie était inconnue et où dès le début, la société se constitua sur la base bourgeoise. Cependant en Amérique, comme en France, les successeurs de la Bourgeoisie, les ouvriers, frappent à la porte.


Servilité de la bourgeoisie anglaise
La Bourgeoisie ne posséda jamais en Angleterre le pouvoir sans partage. Même la victoire de 1832 laissait l'aristocratie foncière en possession exclusive de toutes les fonctions gouvernementales. L'humilité avec laquelle la riche classe moyenne acceptait cette situation demeura pour moi incompréhensible, jusqu'à ce que j'eusse entendu dans un discours public un manufacturier libéral, M. W.-A. Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d'apprendre le français, comme un moyen de faire leur chemin dans le monde; il citait sa propre expérience et racontait son embarras, quand, en sa qualité de ministre, il devait se mouvoir dans une société où le français était au moins aussi nécessaire que l'anglais. En effet les bourgeois anglais étaient d'ordinaire à cette époque des parvenus sans culture, et ne pouvaient faire autrement que d'abandonner à l'aristocratie les situations supérieures de l'État, où il était nécessaire d'avoir d'autres qualités que l'étroitesse insulaire et la suffisance insulaire, rehaussées de roublardise commerciale 19. Même aujourd'hui les débats interminables de la presse sur une éducation bourgeoise moyenne démontrent surabondamment que la Bourgeoisie anglaise ne se croit pas assez bonne pour une éducation supérieure et ambitionne quelque chose de plus modeste. Ainsi, même après l'abrogation des lois sur les céréales 20, on considéra, comme une chose entendue, que les hommes qui avaient remporté la victoire, les Cobden, les Bright, les Forster, etc. devaient être exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays; il leur fallut attendre vingt ans pour qu'un nouveau Reform Act 21 leur ouvrit les portes du ministère. La Bourgeoisie anglaise est encore aujourd'hui si pénétrée du sentiment de son infériorité sociale qu'elle entretient à ses propres frais et à ceux de la nation une classe décorative de frelons pour représenter dignement la nation dans toutes les fonctions de l'État et elle se considère hautement honorée quand un de ses membres est trouvé assez digne pour être admis dans cette classe sélect et privilégiée, manufacturée après tout par elle-même.

La Bourgeoisie industrielle et commerciale n'était pas encore parvenue à chasser l'aristocratie foncière du pouvoir politique, quand un autre rival, la classe ouvrière, fit son apparition. La réaction qui suivit le mouvement chartiste et les révolutions continentales, aussi bien que le développement sans précédent du commerce anglais de 1848 à 1866 (vulgairement attribué au seul libre-échange, mais dû bien plus au colossal développement des chemins de fer, de la navigation à vapeur et des moyens de communication en général) avaient une fois encore courbé la classe ouvrière sous la dépendance du Parti libéral, dont elle avait formé dans les temps pré-chartistes l'aile radicale. La revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu à peu irrésistible; tandis que les leaders whigs 22 du Parti libéral s'effaraient, Disraeli montra sa supériorité en forçant les tories 23 à saisir l'occasion et à introduire une extension du suffrage dans les villes et un remaniement des circonscriptions électorales. Puis vint le vote secret et, en 1884, l'extension du suffrage dans les campagnes et un nouveau remaniement des circonscriptions, égalisant à peu près celles-ci. Toutes ces mesures augmentaient considérablement la puissance électorale de la classe ouvrière, au point que dans 150 à 200 collèges électoraux, les ouvriers forment la majorité des votants. Mais le parlementarisme est une excellente école pour enseigner le respect de la tradition; si la Bourgeoisie regarde avec vénération et crainte religieuse ce que lord Manners appelait plaisamment «notre vieille noblesse», la masse des ouvriers regarde avec respect et déférence les bourgeois qu'elle est habituée à considérer comme ses «supérieurs». L'ouvrier anglais était, il y a une quinzaine d'années, l'ouvrier modèle, dont la respectueuse déférence pour son maître et la timidité à réclamer ses droits consolaient nos économistes de l'école des Katheder-Socialisten 24 des incurables tendances communistes et révolutionnaires du prolétariat de leur propre nation.

Notes
[En préparation]

Autres articles associés à ce dossier

Il faut une religion pour le peuple

Friedrich Engels

Il faut une religion pour le peuple Mais les bourgeois anglais, qui sont des hommes d'affaires, virent plus loin que les professeurs allemands. Ils n'

À lire également du même auteur

Socialisme utopique
I. — SOCIALISME UTOPIQUEL'ensemble d'idées que représente le Socialisme moderne n'est que le reflet dans l'intelligence, d'une part, de la lutte des classes qui règne dans la société entre les possédants et les dépossédés, entre les bourgeois et les salariés, et,

Le matérialisme et la Révolution française
Emancipation de la bourgeoisie : 3º Matérialisme du XVIlle siècle et Révolution françaisePendant ce temps, le matérialisme passait d'Angleterre en France où il rencontra une autre école matérialiste, une branche du cartésianisme avec laquelle il se fondit. Tout d'abord,

La conception matérialiste de l'histoire
La dialectique hegeliennePendant ce temps grandissait, à la suite de la philosophie du XVIIIe siècle, la philosophie allemande moderne qui, dans Hegel, trouva son couronnement. Son grand mérite est d'avoir remis en honneur la dialectique, comme la forme la plus élevée de la pensée.

Il faut une religion pour le peuple
Il faut une religion pour le peupleMais les bourgeois anglais, qui sont des hommes d'affaires, virent plus loin que les professeurs allemands. Ils n'avaient partagé qu'à contre-cœur le pouvoir avec la classe ouvrière. Ils avaient appris durant les années chartistes de quoi était

Émancipation de la bourgeoisie anglaise
Croissance sociale de la bourgeoisieQuand l'Europe émergea du moyen âge, les bourgeoisies grandissantes des villes constituèrent chez elle l'élément révolutionnaire. Elles avaient conquis dans l'organisation féodale une position qui déjà était devenue trop étroite po

Biographie de Karl Marx par Engels
L'homme qui a donné le premier au socialisme et, par suite, à tout le mouvement ouvrier contemporain une base scientifique, Karl Marx, est né à Trèves en 1818. Il étudia le droit à Bonn et à Berlin, mais il se consacra bientôt exclusivement à l'étude de l'histoire et




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué