Une conversation avec Cézanne

Émile Bernard
L'état actuel de la peinture est le résultat d'une liberté anarchique
qui glorifie l'individu, quelque faible qu'il soit.
Charles Baudelaire


En 1904, au cours d'une de nos promenades dans les environs d'Aix, je dis à Cézanne :

– Que pensez-vous des Maîtres?
– Ils sont bons. J'allais au Louvre tous les matins lorsque j'étais à Paris ; mais j'ai fini par m'attacher à la nature plus qu'à eux. Il faut se faire une vision.
– Qu'entendez-vous par là?
– Il faut se faire une optique, il faut voir la nature comme si personne ne l'avait vue avant nous.
– Vous êtes un nouveau Descartes, vous voulez oublier vos prédécesseurs, pour reconstruire le monde en vous-même.
– Je ne sais pas qui je suis. Étant peintre, je dois être un oeil original.
– N'en résultera-t-il pas une vision trop personnelle, incompréhensible aux autres hommes? Car enfin, peindre n'est-ce pas comme parler ? Lorsque je parle, j'emploie la langue dont vous usez ; me comprendriez-vous si je m'en étais fait une nouvelle, inconnue ? C'est avec le langage de tous qu'il faut exprimer des idées nouvelles. Peut-être est-ce le seul moyen de les faire valoir et de les faire admettre.
– J'entends par optique une vision logique, c'est-à-dire sans rien d'absurde.
– Mais sur quoi ferez-vous reposer votre optique, Maître?
– Sur la nature.
– Qu'entendez-vous par ce mot ? S'agit-il de notre nature ou de la nature elle-même?
– Il s'agit des deux.
– Vous concevez donc l'art comme une union de l'Univers et de l'individu?
– Je le conçois comme une aperception personnelle. Je place cette aperception dans la sensation, et je demande à l'intelligence de l'organiser en oeuvre.
– Mais de quelles sensations parlez-vous? De celles de votre sentiment ou de celles de votre rétine ?
– Je pense qu'il ne saurait y avoir de séparation entre elles ; pourtant, étant peintre, je m'attache à la sensation visuelle, avant tout.
– Vous êtes donc, comme Zola, de l'école naturaliste ?
– Je veux être peintre, et je m'appuie sur mon oeil pour faire un tableau qui s'adresse à celui-ci.
– Bien ! Mais que reprochez-vous aux Maîtres pour les avoir quittés ? La nature et l'art ne sont-ils point différents?
– Je voudrais les unir. Je considère que c'est en partant de la nature que l'on doit aboutir à l'art. Le tort des éducations de Musées est de vous maintenir dans des méthodes qui écartent tout à fait de l'observation de la nature, laquelle doit rester le guide.
– Vous avez raison. Mais je crois que vous confondez ici la routine et la tradition, les professeurs et les maîtres. L’étude de la nature était la base de l'art des anciens. Léonard de Vinci, Michel-Ange, etc., se sont épuisés en efforts pour lui arracher leurs chefs-d’œuvre. Vous savez combien ils ont passé de temps dans ces terribles recherches qu'ils appelaient la théorie, car, pour eux, l'art ne commençait qu'à l'instant où le peintre, devenant artiste, pouvait se livrer à la création d'ouvrages sortis de sa conception.
– Cela est vrai ; mais c'est une route dangereuse, et toutes ces théories tirées de la nature n'étaient point la nature. On étudiait des sciences sorties d'elle ; mais on ne la regardait point ou fort peu. Aussi l'on aboutissait à une vision toute faite, qui ne se modifiait que selon le plus ou moins d'aptitudes de l'élève.
– Nous sommes vis-à-vis du problème capital : Faut-il peindre ce que nous voyons tel que nous croyons le voir, sans rien de plus, ou recevoir une éducation théorique, semblable à la métrique des poètes, qui nous permette ensuite de faire des ouvrages tirés de nous-mêmes, c'est-à-dire associant la nature à nos conceptions ?
– Je penche pour le premier moyen ; la vision réelle du monde n'a pas encore été écrite ; l'homme s'est trop cherché en tout ce qu'il a fait.
– N'est-il pas l'intelligence ?
– Je me tourne vers l'Intelligence du Pater omnipotens, et je dis : que puis-je de mieux que Lui ? Alors je m'efforce d'oublier nos illustrés devanciers, et je demande à la Création la connaissance d'elle seule.
– Je le vois, vous cherchez l'art dans la nature, et la nature en dehors de vous, dans les spectacles perçus par vos yeux ; c'est un acte de soumission, d'humilité, duquel vous attendez toute vertu.
– Je n'ai point l'habitude de tant raisonner.
– Pour les maîtres dont nous parlions, le spectacle extérieur, accidentel, n'était qu'un appel à leur génie. Ils cherchaient en eux la vérité du monde, la vision de l’Univers ; c'était au fond de leur sentiment, dans la pensée et les idées qu'ils tâchaient d'apercevoir les types de leurs ouvrages ; et chacun d'eux créait ainsi de nouveaux tableaux, de nouvelles images avec les lois de l'art, tirées des lois de la nature.
– Parfait : mais ils ont remplacé la réalité par l’imagination, et par l'abstraction qui l'accompagne. Je vous l'ai dit, je vous le répète, il faut arriver à l'image concrète qui fait le peintre... Il faut avoir une vision.
– Les maîtres que vous vénérez ne s'en étaient-ils point fait une, non pas puisée dans les moyens de l'art, mais dans l'expression de l'idée par la conception? Entre Léonard de Vinci et n'importe lequel d'entre eux tout n'est-il pas différencié: la couleur, la forme, la composition, le style ? La vraie personnalité, n'est-ce point l'homme conscient, plus que l'homme sensuel?
– Il faut donner une image consciente de la nature, jusqu'ici on n'a fait que l'homme.
– Peut-il exister une image de la nature qui soit la véritable? Et comment saurons-nous qu'elle est la véritable ? Chaque peintre n'en élabore-t-il pas une différente de son confrère ? Existe-t-il deux tableaux semblables? Goya disait: La nature n'a ni couleur ni ligne. Ne sommes-nous point dupes de nos illusions même dans nos sens? Et puis nos sens eux-mêmes sont-ils assez parfaits, assez sains, pour nous permettre d'entrer en contact, sans erreur aucune, avec ce que vous nommez la nature?
– Je le sais, il y a eu des philosophes qui ont nié la réalité, des philosophes allemands, pour lesquels tout est illusion, rêve, phénomène . Ce sont des littérateurs.
– Vous niez donc la philosophie?
– Je nie ce qui est absurde et que vous nommez à tort philosophie ; le peintre n'a pas d'autre tâche que de réaliser une image.
– La vraie philosophie lui dit ce que doit être cette image pour que la raison n'en soit point douteuse. Pascal traitait d'orgueil inutile la prétention de peindre ce que l'homme voit journellement. Avec des couleurs et des pinceaux, on ne saurait le faire aussi parfait que nous l'offre la réalité. Pascal avait raison de condamner cette tâche laborieuse et vaine ; mais la vraie philosophie, celle qui indique à l'homme la route qu'il doit suivre pour trouver la vérité, nous dit que le Beau est dans les idées bien plus que dans les choses, et pour cette raison engage l'intelligence à remonter des choses aux idées et des idées à l’idéal.
– Vous auriez bien fait rire Courbet ! Croyez-moi, tout cela ne vaut pas le mot de Cambronne ; ce sont des rêveries d'universitaires.
– Toute pensée vous semble donc inutile quand il s'agit de peindre ?
– Oui ! Voici un spectacle parfait ; je veux le traduire. Pour y arriver, je m'anéantis en lui, je m'y soumets, j'attends qu'il en sorte ma vérité personnelle. Pourquoi me souviendrais-je des philosophes devant ce grand livre, et des peintres devant ce vaste tableau, le plus beau de tous ? Croyez-moi, avec la nature, il faut redevenir un enfant.
– C'est donc à l'inconscience que vous demanderez votre science
– Ni plus ni moins. Il faut se plier à ce parfait ouvrage. De lui, tout nous vient, par lui, nous existons. Oublions le reste.
– Les primitifs n'ont pas de vision originale; cependant, ils regardent le présent sans être gênés par un passé. L'originalité n'est qu'une éclosion intérieure, c'est une perle née de la profondeur. Je ne crains pas de vous dire que je crois fermement que c'est dans l'homme, ce creuset, que repose le génie. Notre étroit rapport intime avec le monde visible nous conduit, par l'intelligence, bien au delà de lui ; notre âme immortelle est plus grande que la matière qui l'enserre.
– Je m'en tiens à la Peinture, et je m'étonne que vous alliez chercher si loin. Quant à moi, je veux être un enfant, et je me réjouis de voir, d'entendre, de respirer, d'être une sensibilité extasiée, qui analyse et cherche à se traduire sur 1a toile.
– Vous vous interdisez donc toute création ?
– Copier la création me suffit. Ceux qui ont cru imaginer se sont abusés eux-mêmes.
– Pourtant : le Jugement Dernier, les Stanze du Vatican, les Noces de Cana, les Allégories de Rubens !
– Eh bien ! oui, un Delacroix peut se permettre cela; mais quant à nous, il faut nous en tenir à ceci : l'étude du tableau de la nature.
– N'est-ce point se créer une infériorité? Méconnaître le but de la Peinture?
– La peinture n'a pour but qu'elle-même. Le peintre peint ; une pomme ou un visage, c'est pour lui prétextes à un jeu de lignes, de couleurs, rien de plus.
– Je reviens à l'opinion de Pascal : Pourquoi refaire ce que Dieu a si bien fait?
– Pouvons-nous faire mieux que Lui?
– Évidemment non, en tant que choses vivantes ; mais en tant que choses pensées nous pouvons exprimer un ordre plus conforme à l'esprit qu'il représente. Tout ce que nous voyons dans la nature n'y est plus selon l'ordre premier ; l'homme a tout dérangé. Je prends une fleur à part, et je retrouve l’œuvre du Créateur ; mais dans un parterre arrangé par le mauvais goût d'un jardinier je ne vois plus l'harmonie de cette fleur. Or, ce jardinier est partout, et se nomme l'homme, martyrisant le monde pour son utilité. Regardez cette montagne de Sainte-Victoire, n'est-elle pas une ruine ? C'est-à-dire une image de tous les accidents survenus depuis l'Origine? Où trouver la nature dans son ensemble divin, alors que le chaos a passé sur elle ? Acceptez donc que l'artiste porte dans son âme un désir de cette harmonie perdue, et tente de la reconstituer par les fragments magnifiques qui viennent frapper ses regards., comme un appel de Dieu à son intelligence.
– Il y a dans la nature deux agents qui travaillent à l'harmonie, c'est la lumière et l'air. La lumière colore, l'air enveloppe.
– Nous ne pouvons pourtant nous résoudre à ne peindre que ce que cette lumière et cet air diluent. Suffit-il d'invoquer leur pouvoir pour accepter de se limiter au jeu des couleurs et des valeurs ? Ne pouvons-nous point suivre ces lois de la nature et les appliquer à nos sites intérieurs ? Admettez-vous qu'un peintre qui fait un portrait ait achevé son tableau quand il a bien peint et bien copié son modèle?
– Non point, j'entends qu'il l'interprète.
– Comment le fera-t-il s'il ne doit avant tout que peindre, c'est-à-dire le traduire par des lignes et des couleurs qu'il croit voir, sans rien accorder à sa pensée ? Pour aller plus loin et faire de ce portrait une oeuvre durable, l'artiste ne doit-il point enfermer dans cette effigie la pensée qu'il ressent et suppose au modèle? Il ne peint donc pas que des formes, il imite l'âme de son modèle et il est guidé bien plus par l'esprit que par la vue. Eh bien ! le peintre qui ne fait point cela pour tout tableau qui est sous sa main me paraît se fatiguer inutilement. C'est la vie que l'on représente sous le symbole de la matière ; et puis, la peinture ne désincarne-t-elle pas l'être en le dépouillant déjà de tout ce qui est poids, corruption, changement? Cette opération spirituelle présage ses buts et sa destinée. A ce propos, permettez-moi de vous redire une opinion d'un de nos confrères, Socrate, le sculpteur : « Mais si quelqu'un vient me dire que ce qui fait qu'une chose est belle c'est la vivacité des couleurs, ses formes ou d'autres choses semblables, je laisse toutes ces raisons qui ne font que me troubler, et je m'assure moi-même que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de la beauté première, de quelque manière que cette communication se fasse. Car là-dessus je n'affirme rien, sinon que toutes les belles choses ne sont belles que par la présence de la beauté. »
– C'est retourner aux nez droits de David, reprendre l'antique, les classiques nuisibles, Ingres ou Girodet.
– Je ne le crois pas. La beauté n'est point renfermée dans un certain nombre de recettes, mais dans l'idée que s'en fait l'Intelligence. Il faut d'abord la concevoir pour la pouvoir exprimer. Phidias n'a pas reçu des autres la forme qu'il lui a donnée, il y atteignit par des moyens que lui ont enseignés la raison et l'amour. C'est fort ridiculement que l'on pense parvenir au Beau en imitant les canons de la beauté. J'admets qu'ils puissent éclairer sur ses chemins ; mais tant que l'on copiera des formes aveuglément, on ne produira que du mauvais artifice et du désordre. Aussi je ne sais rien de plus trompeur que la routine du faux classique des professeurs.
– Dites et faites ce que vous voudrez, votre Beau absolu est une chimère.
– Je ne le crois pas. Personne ne fut plus platonicien que Léonard, que Raphaël, que Michel-Ange, et c'est eux qui ont précisément atteint, à travers la nature, à la réalisation la plus concrète de l'art. Tout ce qu'ils ont produit était nouveau, en vertu même du mobile qui les guidait, et reste insurpassé, parce que peu d'hommes ont pu s'élever aussi haut, et aucun plus haut qu'eux. Je doute fort que l'Antiquité ait eu un peintre capable de produire un portrait analogue aux leurs ou des compositions aussi sublimes que celles de la Sixtine.



* * *


Cézanne semblait fatigué, je lui proposai l'ombre d'un arbre qui étendait son tapis obscur sur le talus de la route.

Nous nous assîmes.

– Je suis malade du diabète, me dit-il, je ne puis guère discuter. Je sens que je suis possédé par un mal qui m'emportera.

Il s'essuya le front, et reprit :

– Soyez peintre et non pas écrivain ou philosophe ! Moi aussi, j'ai voulu goûter à l'imagination. Delacroix m'entraînait, les maîtres du Louvre m'y poussaient. Ma jeunesse a été remplie de toiles exaltées, où tour à tour je refaisais à ma manière Véronèse, Ribera, Le Caravage, le Calabrèse, Courbet et Delacroix lui-même. J'ai compris lorsque je rencontrai Monet et Pissarro, qui eux s'étaient débarrassés de tout ce bagage, qu'il ne fallait demander au passé que l'enseignement de la Peinture. Ils avaient comme moi l'enthousiasme du grand romantique; mais au lieu de se laisser entraîner par ses vastes machines, ils ne recherchaient en lui que les bénéfices du coloris d'où devait sortir une nouvelle application de la palette. Pissarro a fait la nature comme personne, quant à Monet, je n'ai jamais rencontré un pareil metteur en place, une facilité si prodigieuse à saisir le vrai... L'imagination, c'est très beau ; mais il faut avoir les reins solides ; moi, au contact des impressionnistes, j'ai compris que je devais redevenir un élève du monde, me refaire étudiant, tout simplement. Je n'ai pas plus imité Pissarro et Monet que les grands du Louvre. J'ai tenté une oeuvre à moi, une oeuvre sincère, naïve, selon mes moyens et ma vision.
– Vous avez voulu recommencer l'art, comme Descartes avait recommencé la philosophie ; vous avez fait table rase de tout ce qui avait été trouvé avant vous.
– Oui. Je suis le primitif d'un nouvel art. J'aurai, je le sens, des continuateurs.

En disant cela, Cézanne me regardait profondément. Je lui répondis :

– Lorsque j'avais dix-huit ans, au sortir d'une académie où j'étais mal vu pour avoir choisi mes maîtres au Louvre, je rencontrai votre oeuvre. Vous aviez alors quelques toiles chez Julien Tanguy, le marchand de couleurs de la rue Clauzel, que l'on a appelé, depuis, familièrement, le père Tanguy (1).
– Un brave homme !
– Je ne vous cache pas qu'aussitôt mes prédilections allèrent à vous. Je vous préférai de suite à tous les peintres de notre génération et aux impressionnistes dont l'art séducteur me semblait une dangereuse sirène. Dès lors, je devins l'élève de vos ouvrages.
– On faisait donc de bien mauvaises choses en ce temps-là?
– Votre recherche de solidité, de peinture vraie, me passionna, je trouvai injuste que l'on vous méconnût. Je fis tous les efforts possibles pour que l'on vous assignât votre place. C'est alors que j'écrivis la petite notice que vous avait passée Paul Signac, et qui vous fit croire que je n'étais pas un peintre, mais un biographe. Car telle est l'injustice des hommes qu'ils tournent encore contre celui qui la tente la justice qu'il entreprend. Parmi tous ceux qui cherchaient, vous étiez pour moi celui qui avait trouvé.
– Je n'ai jamais pu réaliser. Ah ! si je l'avais pu !… Mais un autre fera peut-être ce à quoi en vain j'ai usé mes forces.
– Vous avez fait la trouée... Je vous dois toute la vérité. Si, en cet instant, je vous avais rencontré, vous auriez, sans nul doute, fait de moi votre disciple. Je l'étais de vos toiles, je l'eusse été de votre esprit ; mais j'avais hâte de tout voir, d'apprendre... et je partis en Italie.
– Vous auriez dû vous renfermer dans la nature.
– Je le sais ; mais ce que je voyais autour de moi, et qui ne s'appuyait que sur elle, me semblait en contradiction avec ce que j'aimais de plus beau. Je l'entendais invoquer par de si bornés écrivains, de si mauvais peintres, que je pris le sentiment que la nature seule ne pouvait suffire à faire oeuvre; que l'artiste qui s'y attache trop perd la raison de son travail; bref, que ce modèle tout puissant, loin de l'aider, quand il s'y soumet trop volontiers, le subjugue et l'entraîne à la négation de lui-même. L'histoire de l'art, que je lisais au Louvre, dans les salles pleines d’œuvres de tous les siècles, me le montrait sous trois phases : la première mystique, la seconde humaniste, la troisième réaliste. Je me mis à rêver au primitivisme mystique, pour sortir de l'ornière de la phase réaliste, qui semblait alors toucher à son extrême déliquescence, et, sans le vouloir, par un simple effet de ma nature contemplative et religieuse, j'enfantai le symbolisme.
– Il faut réaliser sur la toile l'image sensible; vous vous égariez.
– Je le devais peut-être au primitivisme de votre oeuvre, qui me poussait dans l'amour de la naïveté; et puis j'avais quelque chose à dire... Donc je partis en Italie, et je vous oubliai.
– Vous fîtes bien.
– Non point que votre art me fût devenu indifférent. J'y pensais souvent, je désirais vous connaître, et j'avais résolu de m'emparer du jour propre à notre rencontre. Cela arriva bien tard, puisque j'ai aujourd'hui trente-six ans et que j'en avais alors dix-huit... (2)

Je n'eus pas de peine à comprendre, en voyant les chefs-d’œuvre dont l'Italie est pleine, que nous ne pouvons nous faire au Louvre qu'une imparfaite idée de ce que sont les grands Maîtres. Arrachés des monuments pour lesquels ils furent conçus, dans le jour froid et rare de nos musées, parmi nos salles nues et tristes, où on les aligne comme des soldats, leurs tableaux semblent des défunts respectueusement rangés dans une nécropole. Dans leur pays, parmi l'ensemble harmonieux des villes historiques intactes, sous le soleil, ils s'animent d'une vie singulière et semblent plus existants que nous. A leur approche je sentis la toute-puissance d'un art éternel dont l'origine se perd dans la nuit des temps, et que l'amour invincible du Beau a continué, afin de satisfaire un des besoins les plus impérieux de l'âme humaine. Dès lors, pardonnez-moi, Maître de mon choix, je me rendis indépendant des influences immédiates, je me tournai vers l'Art, comme vous vous êtes tourné vers la nature. Il me parut que c'était l'art qu'il fallait faire revivre parmi nous, après tant de siècles de réalisme, ensevelissant sous leur monotone poussière l'ère sublime des humanistes du XVIe siècle, des Raphaël, des Vinci, des Giorgione, des Bellini, et la période céleste des mystiques du moyen âge.
– Certes, nous ne devons pas nous en tenir à la stricte réalité, au trompe-l’œil. La transposition que fait le peintre, dans une optique à lui, donne à la nature reproduite un intérêt nouveau; il écrit en peintre ce qui n'est pas encore peint ; il le rend peinture absolument. C'est-à-dire autre chose que la réalité. Ceci, ce n'est plus l'imitation plate.
– Non. Mais une traduction exécutée dans un langage particulier, qui comporte les qualités de l'art mis en jeu.
- Et dont l'agent est le tempérament, le don.
– Votre ami Zola disait que l'art était la nature vue par le tempérament. Vous êtes sans doute de cet avis?
– La définition me paraît bonne ; mais j'y ajouterai par un tempérament discipliné, qui sait organiser ses sensations.
– Un tempérament qui a ses méthodes propres.
– Et qui se méfie de toutes les autres.
– C'est donc le recommencement de l'art à chaque peintre?
– Non pas. Il y a sans doute dans la nature des choses que l'on n'a pas encore vues. Si un artiste les découvre, il perce une voie à ses successeurs. Si je n'ai pas tout dit, ils diront le reste.
– Il en serait donc en peinture comme en science, où un savant continue et perfectionne un autre savant. Savez-vous que par une telle conviction vous donnez raison au classique, vous infirmez votre théorie?
– Nous voyons en science des révolutions de systèmes; pourquoi n'y en aurait-il pas en peinture ? Une nouvelle vision peut être apportée, continuée, parfaite.
– C'est une recherche qui demande bien du temps, surtout si vous recommencez l'édifice par sa base. Les décadences ont toujours montré un goût, immodéré, pour la nouveauté ; elles ont été la cause de la perte des meilleures traditions.
– Nous devons vivre de notre vie !


***


II y eut une pause, durant laquelle une cigale se mit à chanter dans un champ voisin.

– Peindre, c’est chanter comme cette cigale, me dit Cézanne.
– Je le crois ; mais cette cigale ne fait que du bruit, et l’artiste aspire à l'harmonie ; or, pour la découvrir ne faut-il pas la pressentir et l'aimer?
– L'étude de l'art est très longue et très mal conduite. Aujourd'hui le peintre doit tout découvrir seul, car il n'y a plus que de très mauvaises écoles, où l'on se fausse, où l'on n'apprend rien. Il faudrait d'abord étudier sur des figures géométriques : le cône, le cube, le cylindre, la sphère. Quand on saurait rendre ces choses dans leurs formes et leurs plans, on saurait peindre.
– Elles sont évidemment contenues dans tout ce que nous voyons, c'en est l'échafaudage invisible. Les anciens avaient mis à la base de l'étude de l'art le géométrique, le géométral et le perspectif.
– Qu'entendaient-ils par là?
– Le géométrique évalue les masses et détermine les superficies. Le géométral établit les rapports de hauteur, de largeur, de profondeur; le perspectif écrit les contours selon l'éloignement, par rapport au spectateur. Ces deux derniers sont mathématiques, soumis à des lois invariables (3)
– Cet enseignement était évidemment le meilleur.
– Partant du point, qui est l'origine de toute ligne, après avoir passé par le cercle, les angles, ils aboutissaient à l'étude des superficies, planes, sphériques, concaves, convexes, composées, et à celle des rayons visuels. Peut-on trouver un appui plus positif ?
– C'est ce que j'ai découvert de plus juste dans ma longue carrière ; mais les couleurs ?
– Les peintres grecs les plus célèbres, Apelle, Echion, Mélanthe, Nicomaque, etc., n'auraient, d'après Pline, employé que quatre couleurs, le jaune, le sinople, le blanc et le noir. Pline fait remarquer que de son temps on s'attachait moins à l'art et plus à la matière; car on prodiguait toutes les couleurs, et le talent avait disparu. Alberti donne quatre couleurs au peintre, plus le blanc et le noir qu'il ne compte que pour la lumière et l'ombre. Léonard de Vinci fait de même. Ces couleurs sont dérivées des éléments : le jaune est le feu, le rouge la terre, l'azur le ciel, le sinople l'eau.
– C'était une palette bien restreinte. Depuis on a connu, par le prisme, la composition de la lumière. Je suis partisan d'une palette étendue, pour l'abréviation des mélanges et les richesses du tableau. La nature nous offre des variétés infinies de nuances.
– La constitution du tableau exigeait trois choses pour les maîtres dont nous parlons : la circonscription ou dessin par les contours, la composition et la distribution des lumières.
– Ils faisaient le tableau ; nous tentons un morceau de nature.
– Enfin, la variété, la convenance et la beauté étaient demandées comme le charme même de l'art cela entraînaît l'étude des mouvements, des passions et conduisait à la science exacte de l'anatomie et de l'expression.
– C'était demander beaucoup au peintre.
– Alberti conseillait la nature, il disait que seule, elle mène l'artiste à la supériorité, car il est enclin à des vices et des conventions s'il ne se fie qu'à son propre génie. Mais il exige la science de l'art: que personne, ajoute-t-il, ne mette la main à l’œuvre, s'il n'est de propos délibéré et l'esprit bien éclairé.
– Je vous avoue que j'ai peur de trop de science, que je lui préfère la naïveté.
– Pourquoi rejeter ce qui a tant coûté ? La science n'exclut pas la naïveté, qui est un effet de la sincérité du sentiment, et non un don de l'ignorance. L'âme se fait difficilement une voie à travers la matière, il n'est pas superflu de lui déblayer le chemin à l'avance.
– Si les critiques savaient seulement le quart de tout ce que nous avons dit précédemment, ils écriraient moins de sottises.
– J'ai repris, il n'y a pas longtemps, désireux de le relire, l'Art moderne de Huysmans. J'ai été épouvanté de la sécheresse de ce style gamin qui crie ses opinions sur les toits sans les étayer de quelque bonne raison, ou qui, lorsqu'il se met en peine de les justifier, les présente dans la nudité de leur indigence intellectuelle. La plupart ne dépassent pas l'argument d'un petit boutiquier ignorant de l'art, incapable de goûter à une création, et réclamant toujours la vérité que ses yeux voient.
– C'est comme Zola... Le naturalisme...
– Et quelles opinions sur Puvis de Chavannes, par exemple! Quel manque de tact, quelle apologie des productions les plus canailles, quel goût outrecuidant de la vulgarité !La spiritualité était décidément ce qui manquait à ces écrivains. Et comment juger l’œuvre d'art sans elle ?
– Ces critiques n'avaient qu'un objectif, servir la modernité qu'ils poursuivaient eux-mêmes en littérature, en s'étayant des peintres.
– Huysmans à cette époque n'avait que ce critérium : et il nommait ainsi je ne sais quel besoin vicieux de retrouver de la prostitution et de la voyoucratie dans les œuvres peintes. Quant à une recherche comme la vôtre, il la méconnaissait ?
– Zola n'a-t-il pas fait ainsi ?
– Il en va de même de l'histoire de l'art en général. J'ai lu beaucoup d'ouvrages sur la peinture, et je me suis rendu compte que la plupart des écrivains qui ont eu la témérité de s'en mêler n'ont vu dans son déroulement que des écoles, dans lesquelles ils ont piqué, ainsi que des insectes, des séries de peintres qui leur étaient aussi étrangers que les habitants de Mars.
– Le seul critique fut Baudelaire.
– Le point de départ de l'art étant spirituel, ce n'est pas par écoles, mais par aspirations que les peintres doivent être unis. On arriverait ainsi à démontrer que les plus grands ont été ceux dont l'esprit s'est porté le plus haut ; et que, par un accord étroit de la science acquise et de la sublimité des conceptions, ils ont atteint à une cime qui n'a pu être gravie que deux ou trois fois tout au plus, et par des hommes ayant un idéal commun.
– Il serait trop long de vous dire ce que je pense de la critique ; jusqu'ici elle m'a fort maltraité, peut-être qu'un jour elle me couvrira d'éloges aussi sots qu'elle me lapide actuellement d'absurdes méchancetés. Je ne lui en veux pas. Je ne la lis plus. Le peintre doit se renfermer dans son oeuvre; il faut répondre non pas avec des mots, mais avec des tableaux.
– Attendons que quelque toile de vous se vende un bon prix : ce sera le suprême argument pour une société qui ne connaît plus l'art.
– Il serait drôle qu'un jour j'atteignisse les sommes de Bouguereau ou de Meissonier !
– Il n'y a rien d'impossible à cela. Vous enrichirez votre marchand. Ce sera une légitime vengeance vis-à-vis de ceux qui vous ont méconnu, et vos compatriotes vous élèveront une statue, si vous êtes mort, ou vous salueront, chapeau bas, si vous êtes vivant.
– Mes compatriotes sont des culs auprès de moi. Je les méprise tous.

Ici Cézanne eut une expression inénarrable de mépris, et montra le poing à la ville d'Aix.

– Il faut leur pardonner, le premier coupable n'est-ce point le critique parisien ? lui dis-je.
– Vous m'avez parlé du tableau tel que les anciens l'entendaient, je voudrais que nous en discutions encore. Vous savez que je ne suis pas hostile à la composition : je l'admets seulement exécutée sur nature. Que diriez-vous d'un Poussin fait ainsi ?...
– Je n'ose vous répondre, exposez-moi votre idée dans le détail. Je ne doute point que, fait par vous, cela ne soit très nouveau.
Nous nous remîmes en marche ; et Cézanne dit :

– J'ai exécuté souvent, vous le savez, des esquisses de baigneurs et de baigneuses que j'aurais voulu faire en grand et d'après nature ; le manque de modèle m'a obligé à me borner à ces aperçus. Des obstacles se dressaient devant moi; comme de trouver le lieu où placer la scène, lieu qui ne différerait pas beaucoup de celui que j'avais choisi en idée, comme de réunir plusieurs personnes ensemble, comme de trouver aussi des hommes et des femmes qui voulussent bien se déshabiller et rester immobiles dans les poses que j'avais déterminées. Enfin, aussi je rencontrai l'obstacle du format de la toile à transporter, et les mille difficultés du temps propice ou impropice, de l'endroit où se placer, et du matériel inhérent à l'exécution d'un ouvrage de dimension. Je me suis donc vu forcer d'ajourner mon projet du Poussin entièrement refait sur nature, et non point construit de notes, de dessins et de fragments d'études; enfin d'un Poussin réel, de plein air, de couleur et de lumière, au lieu d'une de ces oeuvres pensées à l'atelier, où tout à la couleur brune du jour rare et de l'absence des reflets du ciel et de la lumière.
– En vérité, je m'étonne qu'un esprit si indépendant que le vôtre soit à la recherche de tant d'asservissements matériels. Vous semblez vouloir traiter le tableau par le système de l'étude ; comme si le tableau n'était point avant tout une oeuvre de l'artiste bien plus qu'une oeuvre de la nature, quoique celle-ci y soit constamment présente et respectée. L'étude est la raison de la peinture, mais le tableau me semble la raison de l'art. J'ose croire que Poussin refait sur nature serait moins beau que sorti de l'imagination de Poussin. Je le sais, la manière de se servir de la nature est la plus difficile et la plus grave de toutes les questions qui puissent embarrasser un artiste. Je la tranche pourtant comme voici : chacun y prendra ce qui est propre à son appétit. Et puis les temps qui nous précédèrent sont si riches en tentatives diverses qu'il s'y trouve pour l'analyste des persuasions utiles, des conclusions péremptoires. Dans le premier âge, alors que l'idée dominait dans l'homme, nous voyons que les peintres n'avaient pour but que de nous raconter des anecdotes divines; et ils sacrifiaient le réel au sens de ces « hystoires ». L'essentiel pour eux n'était point l'imitation exacte, mais la représentation de l'idée. Aussi tout l'effort se concentrait-il vers l'expression, et appuyait-on le plus que l'on pouvait sur le sentiment, le caractère et le style ! Dans la seconde période, un respect plus grand de la forme perçue s'est fait jour dans les âmes ; les artistes commencent, à la faveur d'une philosophie moins mystérieuse et toute divine, à vénérer dans la chose vue l’œuvre de Dieu ; l'Esprit est cherché sous l'apparence de la beauté pure. C'est l'ombre du pinceau du Créateur, comme le disait Michel-Ange, que l'on essaie d'apercevoir pour guider son propre pinceau. Le Platonisme, uni étroitement au spiritualisme chrétien, montre la Beauté dans l'univers aux hommes de bon vouloir, les seuls capables de perfection (4). Le réel est étudié avec respect et il ne fait pas obstacle à la spiritualité, car il est regardé par elle, admiré par elle, contemplé par elle, qui cherche en lui le chemin de l'absolu. C'est à l'incrédulité qu'il faut attribuer le caractère décadent de la troisième époque de l'art. Alors on se sert de la nature en ne la considérant plus dans son esprit; mais en la copiant, en l'admirant pour elle-même. D'abord un certain sentiment règne encore, puis peu à peu, machinalement, paresseusement, sensuellement, l'artiste, dénué de mysticisme, s'égare dans les sentiers de la spéculation, raffine sur le métier et ne dit plus rien de haut ni de grave.
– Comment regarder la nature sans songer à son auteur ? L'artiste doit considérer le monde comme son catéchisme; il doit s'y soumettre sans discussion. La nature est un dogme. La preuve en est là, sous ses yeux, sous ses sens. Et je pense qu'il ne les a pas reçus pour être trompé.
– Oui, mais l'être humain est un instrument qui se fausse souvent lui-même. N’y a-t-il pas le péché ? Ceci nous entraînerait dans la théologie... J'admets comme vous que la vérité est sous nos yeux, mais le récepteur n'est pas indemne d'accidents. J'en conclus donc que pour avoir une vision droite, il faut avoir un cœur droit, et que pour voir le beau, il faut être bon. Sentir n'est pas tout, il faut penser, trouver la vérité par les choses et au delà des choses.
– Nous retombons dans la philosophie !
– N'est-elle pas le fondement de tout ? Je défie de parler d'art sérieusement sans y aboutir. Mais dites-moi ce que vous pensez de la nouveauté dans l'art ?
Je ne la comprends qu'appuyée sur la logique et l'observation.
– Il y a dans chaque époque une sorte de charme magique qui émane de la nouveauté et qui trompe les meilleurs ; il est dû à un air de jeunesse, de rajeunissement, dont nous ne pouvons pas plus nous défendre que des influences du printemps de l'année ; mais il est rare qu'il donne les fruits qu'on en espère ; et c'est souvent d'une Atlantide que l'on croyait engloutie que nous arrivent les productions fortifiantes et durables.
– Vous m'avez parlé de la liberté que les anciens prenaient vis-à-vis de la nature pour réaliser leurs tableaux ; je n'ai pas eu le temps d'étudier à fond cette question, qui m'intéresse vivement. Pouvez-vous m'en dire quelque chose ?
– Rien de plus libre et de plus simple que leur manière de procéder. Nous n'avons pas élargi le domaine de l'art sous ce rapport, nous l'avons plutôt enfermé dans des barrières de plus en plus étroites.

Je vous étonnerai peut-être en vous disant que les difficultés que vous rencontrez aujourd'hui quand vous voulez faire un tableau de nu, Michel-Ange les a dû éprouver comme vous. A ces époques de religion, il n'était pas facile de dénuder une femme en dehors de la sienne propre ou de sa maîtresse; or, celui qui n'avait ni l'une ni l'autre devait éprouver quelque embarras. Michel-Ange se servit donc toujours de dessins faits d'après les hommes pour peindre ses admirables Sibylles. Il a créé ainsi la plus belle femme de l'art dans la Sibylle Libique.

Il y a à la bibliothèque du roi, à Turin, une tête de femme de trois-quart qui n'est autre que celle qui a servi à Léonard de Vinci pour inventer son ange de la Vierge aux Rochers. Je dis inventer, parce que cette tête, qui est presque laide et vulgaire, a été l'origine de la merveille angélique que vous savez.

J'avais lu dans un livre de Louis Dolce, qui vivait au temps du Titien, que ce dernier avait souvent utilisé son frère pour faire les corps des femmes de ses tableaux. Je m'en suis assuré au Musée du Vatican dans la grande composition où se voient divers saints, et, parmi eux, un saint Sébastien tout nu. Je n'ai pas eu de peine à reconnaître en lui les jambes et les plus belles parties de la Vénus de la tribune de Florence, que peignit sans doute d'après son frère ce même Titien. La tête et les mains furent peut-être tirées de Violante, la fille de Palma, ou de Lavinia, la propre fille de l'artiste. Il serait trop long, mais édifiant, d'apporter les preuves que ces grands maîtres si personnels, outre les libertés que je vous montre ici, s'en donnaient encore une foule d'autres relativement à ces emprunts qu'ils se croyaient en droit de faire aux artistes antérieurs à eux, voire à ceux de leur époque. On connaît les prédilections de Michel-Ange pour l'Antique, l'étroite imitation qu'en fit Raphaël ; Poussin copiait entièrement des figures, des groupes sur les tombeaux; on sait la discussion des érudits sur la paternité des tableaux de Giorgione et de Titien, ces deux artistes s'étant passé mutuellement leur génie, et reproduisant dans leurs ouvrages les mêmes figures et les mêmes sites.

Dans le Jupiter et Antiope du Louvre, le Titien nous montre, couchée, la Vénus de Giorgione. C'est la même pose du corps, du bras gauche, de la main; le bras droit a été relevé, la tête a été retournée. Quant à Rembrandt, malgré qu'on l'eût dit ennemi de l'Antique, il n'en a pas moins fait descendre sa Betsabé d'un bas-relief que François Perrier a dessiné à Rome et a publié dans un recueil d'eaux-fortes en 1645. On y retrouve la servante, la femme assise, et jusqu'à la grande draperie qui fait le fond du tableau. Nécessairement, ces emprunts, comme les tableaux faits d'après les dessins tirés du naturel, sont très libres, n'ont jamais le bas caractère d'une impuissante copie.

L'art et la nature étaient donc, pour nos grands modèles, des réceptacles d'idées et de formes dont ils se croyaient en droit d'user sans blâme. Le Beau une fois trouvé leur paraissait digne d'être redit par eux, à leur manière. Et Rubens lui-même, ce génie si inventif, s'est plu à refaire les chefs-d’œuvre les plus réputés de son temps comme la Transfiguration, le Jugement dernier, la Communion de saint Jerôme (dont il tira celle de saint François d'Assise, un autre chef-d’œuvre qui égale celui du Dominiquin). Ainsi l'art se nourrit de l'art et forme du nouveau avec ce qui est devenu ancien.
– Je suis tout à fait de l'avis de ceux qui disent : liberté ! mais, pour moi, je crois qu'il nous viendra des peintres plus inattendus de l'étude de la nature seule.
– Permettez-moi d'en douter. Rembrandt, que l'on a souvent cité comme le plus instinctif des peintres, avait passé chez quatre maîtres et possédait une collection nombreuse de tableaux et de gravures. Il n'ignora pas le Titien, dont il avait acquis quelques oeuvres, et dont sa peinture s'est incontestablement ressentie. Vous savez qu'il commença par une manière lisse et tout à fait hollandaise.
– Mais quelle merveille ce serait de peindre comme si la peinture n'avait jamais existé !
– Il me semble que c'est une erreur de notre temps de vouloir que chacun fasse de la peinture à son gré, sans fondement. On ne saurait être médecin sans étudier la médecine. Or, il y a une science dans l'art. C'est proprement cette science qui fait l'artiste comme elle fait le docteur. La peinture exécutée ainsi me paraît analogue à une opinion que l'on demanderait à chacun. Il en résulte cet amateurisme qui fait perdre complètement le goût des chefs-d’œuvre. Quelques jolies couleurs tirées d'une palette chimique, quelques arrangements selon le style du jour enchantent facilement une critique, indulgente pour les gens, superficielle et sévère pour les maîtres. On arrive par là à oublier ce qui a été acquis et légué, de générations en générations, par des recherches ardues, longues et géniales. Ainsi les plus grands artistes semblent avoir travaillé pour un autre siècle que le nôtre qui, dans sa suffisance, met sur ses yeux le bandeau de ses niaiseries et se croit au-dessus de tout ce qui a paru avant lui.
– Le véritable artiste est humble, il se défie de la mode de son temps, il vit à part. Il cherche, il ne crie jamais: J'ai trouvé !
– Oui ! mais d'autres le dérobent et le créent pour lui, en essayant de le maintenir dans l'obscurité.
– Il n'importe ! La vraie satisfaction du peintre est de peindre. Il ne cherche pas la gloriole.
– Vous, maître, vous êtes ainsi; mais ceux qui vous imiteront ne seront pas de même ; ils vous exalteront pour se grandir ; ils formeront dans l'art une nouvelle coalition d'intérêts et peut-être d'erreurs.
– On ne sait jamais qui on enfantera. Bouguereau n'est-il pas né de Raphaël ?
– Et pourtant Raphaël a fait Ingres ; il avait fait Jules Romain ; Titien, et Rubens, et Vélasquez lui doivent quelque chose. Ses portraits n'ont pas été sans influencer jusqu'à Courbet, qui professait publiquement de s'en railler, pour énerver les classiques un peu ennuyeux de son temps.


***


Malgré toute la passion qu'il apportait à ce dialogue, Cézanne paraissait un peu las de la longueur qu'il prenait. Je crus bon de garder un moment le silence. Nous marchions dans le plus serein des paysages sous un soleil ardent. De temps à autre, mon vieux maître me désignait un motif, en me disant :

– Ne croyez-vous pas que ceci, rendu comme l'eût fait un ancien, mais dans une vision jusqu'ici inédite, ne formerait point un tableau magnifique ?

Je me faisais muet, éprouvant que le repos de toute contradiction était nécessaire. Je méditais, je sentais de plus en plus les points sur lesquels Cézanne avait raison et ceux sur lesquels il avait tort. Son excessive admiration pour la nature lui montrait en elle le tableau tout fait ; moi-même, je le voyais peint par lui, avec ses empâtements, son style, ses gammes, ses hésitations et ses naïvetés. Mais je pensais que la démonstration de l'erreur de mon vieux maître se ferait de suite, en rapprochant sa tentative sincère, puisée dans la sensation des choses extérieures, d'un tableau de Claude Lorrain, d'un paysage du Titien, ou, plus près de nous, d'une composition élégiaque et mystérieuse de Corot. Je me taisais et nous marchions.

Sans doute Cézanne méditait aussi de son côté, car il s'écria :

– Sachez bien que je ne méprise rien de ce qui a été laissé par nos illustres devanciers. J'ai le Charles Blanc et le Magasin Pittoresque, et je les feuillette souvent. L'accord de l'art et de la nature doit se faire. Vous avez raison de le poursuivre selon vos vues. J'insiste cependant pour que cela ne devienne pas une oeuvre d'érudition, mais de sensation.

Je répondis :

Il y a dans l'homme deux raisons, la raison bornée et la raison infinie. La première considère la nature et s'arrête à elle. La seconde la voit, la traverse et y contemple l'idée; elle regarde au delà. C'est la première raison qui fait l'admiration de notre siècle; elle est observatrice, elle découvre, elle invente. La seconde, qui fut puissante autrefois et qui nous valut tant de grands hommes, s'attache plus à la profondeur qu'à l'aspect, à l'esprit qu'à la sensation, à la création qu'à l'imitation littérale. Elle découvre aussi, elle invente aussi, et ce qu'elle fait est plus grand et plus beau que tout ce que met au jour la raison bornée, parce qu'elle le tire de son propre fonds du sentiment et de l'âme. Par malheur, et par un effet du goût que les sciences exactes nous ont donné, on ne s'attache plus dans les arts qu'à la raison pratique : on spécule sur les formes, sur les moyens, on renouvelle sans doute des apparences; mais on perd l'harmonie trouvée par la raison contemplative.

L'art italien a obéi à la raison supérieure, et c'est ce qui l'a fait tour à tour mystique, platonicien, imaginatif. L'art flamand et hollandais ont obéi, après le XVIe siècle, à la raison pratique. Ils avaient été pénétrés si longtemps de la raison contemplative que la flamme de l'esprit brûle encore au bout de leurs pinceaux, transmuant la matière en pierres précieuses, dégageant l'âme et le sentiment des aspects les plus faits pour les voiler ; ensuite tout se perd, ce dernier rayon de poésie intime disparaît, le matérialisme, qui n'est que la raison bornée, envahit les arts ; et ils s'altèrent peu à peu, malgré quelques réactions isolées et brillantes, dernières étoiles d'un ciel obscurci.

– Ce que vous dites là paraît la condamnation de ma propre recherche. Savez-vous que je tiens pour vaines toutes les théories, et que personne ne me mettra le grappin dessus !

Je fus effrayé de cette attitude soudaine de mon vieux maître; je m'excusai, protestant que je ne disais que ma pensée sans viser à rien de particulier. J'ajoutai :

– Les spéculations de l'art moderne comme celles de la science, dont elles sont un corollaire, reposent toutes sur le monde objectif, sans discernement de sa cause. Il en résulte pour la science l'absence de la vérité générale, pour l'art, l'absence de la Beauté. Plus ces tendances analytiques iront se répandant, plus la science expérimentale matérialisera l'homme, plus l'art s'écartera de sa voie et arrivera à la négation de lui-même. La morale repose sur le principe du Bon, la science sur le principe du Vrai, l'art sur le principe du Beau. Il faut partir de ces principes et non des moyens secondaires. Il faut aller sur la montagne, et se précipiter avec la source dans le fleuve et dans ses mille affluents, parcourir sans crainte, en la fécondant, la terre de l'art, et se jeter dans l'océan de la tradition universelle. Quant à s'arrêter devant un bras d'eau, et ne voir en lui que son court trajet, n'est-ce pas volontairement se murer dans l'aveuglement et l'ignorance ?

Cézanne s'était arrêté, il me regardait avec des yeux terribles où je crus apercevoir quelques larmes.

Alors il se retourna brusquement et j'entendis :

– Je suis vieux... il est trop tard... la vérité est dans la nature, je le prouverai...

Maintenant il s'en allait, me laissant comme un étranger au milieu de la route. Il prit insensiblement un pas pressé.

Je ne savais que faire. Je connaissais l'extrême susceptibilité de mon vieux maître. Habitué à vivre seul, la moindre contradiction le jetait dans des colères qui ressemblaient à de la folie. Je résolus de ne pas insister et de le laisser se retirer ; sans doute la solitude et le chemin dissiperaient son humeur. Pendant que je le regardais s'éloigner, il me semblait que je venais de soutenir l'Art tout entier contre les entêtements d'un seul homme se fermant ses voies par l'absolutisme de sa recherche ; et cette recherche me semblait se borner des barrières les plus singulières et les plus inattendues. Mon vieux maître ne s'obstinait-il pas à un suicide ?

Je le suivais des yeux, regardant sa silhouette faire lentement corps avec le paysage. Il s'agitait énormément, brandissait les bras, montrait la terre, le ciel et lui-même. Avec qui parlait-il ? Tout à coup il se retourna, cria quelque chose, dont il ne me parvint que ces mots : « Sur nature ! »

Puis il disparut au tournant de la route, et je demeurai seul sous le soleil.

Notes

(1) Voir le Mercure de France : Julien Tanguy, dit le Père Tanguy, no 16-XII 1908.
(2) Voir : Souvenirs sur Paul Cézanne, par Emile Bernard. La Rénovation Esthétique (15, quai Bourbon, Paris).
(3) Voir : Esthétique fondamentale. Crès, éditeur.
(4) Michel-Ange: Dialogues avec François de Hollande.

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