Cardinal Nicolas de Cues

Paul-Émile Roy
« Jean Bédard a publié en 1998 un livre qui a connu un succès immédiat. Il s’agissait d’une vie romancée de Maître Eckhart, un théologien du quatorzième siècle, très célèbre et très discuté de son vivant (voir L’Agora, mai/juin 1998, p. 41). Jean Bédard récidive avec cette fois la vie romancée de Nicolas de Cues, un cardinal allemand, disciple de Maître Eckhart, qui a vécu au quinzième siècle, à l’époque troublée des Guelfes et des Gibelins, quand les conflits entre le pouvoir temporel et l’Église étaient très vifs. À l’époque aussi de la guerre entre chrétiens et musulmans, qui se soldera par la prise de Constantinople par ces derniers en 1453.

Jean Bédard a bâti ce nouveau roman un peu comme le premier. Le narrateur a été le secrétaire du cardinal. Plusieurs années après la mort de ce dernier, il rencontre Léonard de Vinci qui le décide d’écrire le roman de la vie du cardinal. Et alors nous suivons le grand ecclésiastique dans ses pérégrinations à travers l’Allemagne et l’Italie.

L’époque de Nicolas de Cues était aussi trouble que la nôtre, et le cardinal se retrouvait au cœur de la tourmente. Il s’efforçait de réconcilier les hommes, d’opérer la réforme de l’Église. Nous le voyons défendre les petits, résister aux grands, subir le choc des soubresauts de son temps, sans pour autant se perdre dans l’action, mais s’alimentant à une réflexion et une contemplation d’une hauteur exceptionnelle.

Jean Bédard fait preuve de grandes connaissances historiques, mais aussi d’imagination, de sensibilité, d’humanité et d’une singulière pénétration d’esprit. Il s’intéresse à la vie mouvementée du cardinal, aux combats qu’il a livrés, mais surtout à la spiritualité qui l’animait, une spiritualité qui peut encore alimenter l’homme d’aujourd’hui.

Malgré les guerres et les conflits de toutes sortes qui assombrissent l’existence, le cardinal de Cues maintient que l’homme est voué à la joie parce que sa conscience n’est pas prisonnière de la contingence. L’univers est pénétré d’infini, il est tout entier dans chacune de ses parties, et quelque chose de l’être humain est du côté infini des choses. Dieu n’est pas un concept, une donnée arrêtée et possédée, il est toujours à chercher, et la grandeur de l’homme est dans cette démarche de sortie de lui-même. Pour le cardinal, «la béatitude c’est de tressaillir dans toute son intelligence du tressaillement créateur qui renouvelle le monde». Le sens de la vie, c’est moins la possession de la vérité que l’amour de la vérité. L’amour est présent dans les contradictions mêmes de l’existence, mais la vérité n’est là que dans son manque. Nous ne connaissons le fond de rien, ni du monde, ni de notre conscience. «L’homme n’aime que l’infini mais ne rencontre que le fini, aussi son âme est un hiatus, un écartèlement, une douleur, un abîme, une noirceur».

C’est la doctrine de la «docte ignorance». L’intellect ne peut se saisir lui-même. Nous n’avons la raison ultime de rien. Pourquoi dès lors entrer en conflit pour des vérités insuffisantes? «Jamais, dit le cardinal, les hommes ne peuvent s’entendre sur une connaissance affirmative de Dieu, mais ils peuvent s’entendre sur leur ignorance de Dieu». Voilà qui pourrait désamorcer les conflits entre musulmans et chrétiens, et qui est encore d’une grande actualité. La religion est le moyen que les hommes ont trouvé pour assumer l’inconnaissable, et c’est pourquoi elle «peut apporter à la liberté ce qu’il lui faut de civilisation pour qu’elle ne se retourne pas contre l’homme». Si les musulmans et les chrétiens s’entretuent, c’est parce qu’ils ne sont pas de vrais musulmans ni de vrais chrétiens, c’est parce qu’ils se sont éloignés de leur commencement.

À travers l’histoire de ce cardinal, c’est une époque qui se dessine et c’est une vision de la condition humaine qui se précise. Même si le roman de Bédard recourt à l’histoire, il n’est pas un roman historique mais plutôt une incursion dans le monde de la spiritualité. Jean Bédard se laisse enseigner par le cardinal, il se met à son école, tente d’approfondir sa doctrine, et lui ajoute son propre témoignage. «Le roman d’un homme, écrit-il, c’est la vérité de la vie de quelqu’un dans la vie de quelqu’un d, libérée des faits et remplie par l’amour». On est loin ici du récit biographique porté par une curiosité indiscrète ou un certain goût du «potinage». Cette écriture n’a qu’une intention, témoigner du sens de l’univers, de la place de l’homme dans le concert des choses créées et du Créateur. »

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