L'amour d'une mère

Hélène Laberge
De tous les sentiments que notre époque aura châtrés en prétendant les libérer, l?amour maternel aura peut-être été le plus durement touché. Quelle mère, après s?être abandonnée à son inclination pour un de ses enfants, oserait ensuite raconter candidement qu?elle l?a toujours aimé passionnément?

    Il y eut de telles mères dans le passé, comme il y eut des amis comme Montaigne et La Boétie. Madame de Sévigné fut l?une de ces mères. Elle n?était pas psychanalatiquement correcte, mais elle avait un coeur et... il était libre et à la bonne place!

    «Que la sérénité soit toujours avec vous, ô mère.» En Inde, qu?on ait quinze ans ou cent ans, on salue toute femme de ce nom.

    Mystérieuse Madame de Sévigné! Les milliers de lettres qui restent d?elle, dont une grande partie, sauf erreur, n?a pas été publiée, que nous révèlent-elles réellement sur elle? Sous les apparences de l?abandon, de la confidence, rien de personnel; cette grande dame, rompue aux usages du monde, ne les enfreint pas, ou plutôt n?enfreint que ceux qui sont acceptables et acceptés. Ces lettres qu?on expédiait par des courriers soumis à tous les coups du sort et de la température, aux espions du Roi, et qui, arrivées heureusement à destination, étaient le plus souvent lues, commentées, recopiées, diffusées, ne jouaient-elles pas le rôle de nos journaux actuels? En femme avisée, Mme de Sévigné était consciente de tout cela; aussi ne faut-il pas s?attendre à trouver dans ses lettres l?histoire de sa vie personnelle.

    Le seul aspect d?elle-même qu?elle nous révèle, c?est son amour pour sa fille. Dont on disait déjà ceci à l?époque: «Il paraît que Mme de Sévigné aime passionnément Mme de Grignan? Savez-vous le dessous des cartes? Voulez-vous que je vous le dise? C?est qu?elle l?aime passionnément.» (M. de Pomponne). Mais toutes les lettres valent d?être lues; car la marquise est une observatrice infatigable de la société de son époque; par sa naissance, elle a ses entrées à la cour et dans tous les salons de l?aristocratie. Elle est aussi une amoureuse de la vie à la campagne où elle passe de nombreux mois chaque année selon la coutume de l?époque.

    16 octobre 1673: «Ma chère fille, j?arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin, à la même place où je les avais laissés. [...] On a élagué des arbres devant la porte, ce qui a fait une allée fort agréable. Tout crève ici de blé...

    Pour ma vie, vous la connaissez: on la passe avec cinq ou six amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi l?on est obligé, et ce n?est pas une petite affaire. Mais, ce qui me fâche, c?est qu?en ne faisant rien, les jours se passent, et notre pauvre vie est composée de ces jours, et l?on vieillit, et l?on meurt. Je trouve cela bien mauvais.»

    Dans les lettres suivantes, la Marquise nous donne à admirer la permanence, la vivacité et la fraîcheur de son amour pour sa fille. On sait que cette dernière ayant épousé M. de Grignan, receveur général, ira vivre en Provence et sera séparée de sa mère pendant vingt-cinq ans, entrecoupés de quelques rencontres. La Marquise lui écrira presque tous les jours...

    19 mai 1676: «Vous écrire, ma chère enfant, c?est mon unique plaisir quand je suis loin de vous; et si les médecins, dont je me moque extrêmement, me défendaient de vous écrire, je leur défendrais de manger et de respirer, pour voir comment ils se trouveraient de ce régime». Cette lettre est expédiée de la ville d?eaux où elle suivait un traitement pour des rhumatismes.

    29 janvier 1672: «Me voici dans un lieu (Sainte-Marie-du-Faubourg, couvent où la fille de Mme de Sévigné avait été élevée) qui est le lieu du monde où j?ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus amèrement: la pensée m?en fait encore tressaillir».

    La quantité de pleurs versées par Mme de Sévigné tout au long de ses lettres aurait de quoi surprendre si on oublie qu?au XVIIe siècle les pleurs n?étaient pas frappés d?interdit: le roi Louis XIV pleurait en public; et on n?était pas plus étonné de voir pleurer qu?on l?est à l?heure actuelle de voir se moucher ou tousser. Toute la haute société pleurait fréquemment et ardemment!
    «Ma chère enfant, je n?en puis plus; votre souvenir me tue en mille occasions: j?ai pensé mourir dans ce jardin , où je vous ai vue si souvent. Je ne veux point vous dire en quel état je suis: vous avez une vertu secrète, qui n?entre pas dans la faiblesse humaine. Il y a des jours, des heures, des moments où je ne suis pas la maîtresse; je suis faible et ne me pique point de ne l?être point».

    Voici une lettre extrêmement révélatrice sur la fille de Mme de Sévigné, dont la correspondance a disparu. Car les lecteurs indiscrets que nous sommes aimeraient bien savoir comment la fille tant aimée répondait à la passion maternelle.

    13 janvier 1672: «Eh! mon Dieu, ma fille, que me dites-vous? Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre personne, de votre esprit; à rabaisser votre bonne conduite; à trouver qu?il faut avoir bien de la bonté pour songer à vous? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela, j?en suis blessée, vous me fâchez; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m?empêcher de vous en gronder, préférablement à tout ce que j?ai à vous mander. Vous êtes bonne encore quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits; hélas! si vous saviez qu?ils sont petits de près, et combien ils sont quelquefois empêchés de leurs personnes, vous les remettriez bientôt à hauteur d?appui».

    On n?a aucune peine à se représenter la fille d?une telle mère tout de même un peu inhibée par rapport à elle. D?autres lettres, nous ne pouvons pas tout citer, laissent entrevoir que la réunion des deux femmes n?est pas toujours paradisiaque; et on retrouve dans ces lettres un contenu analogue à celle citée ci-haut: la Marquise y emploie toute sa force de persuasion et tout son amour à rassurer sa fille sur sa beauté, son esprit, son intelligence, etc. Mais la séparation qui suit ces quelques semaines passées ensemble continue toujours d?inspirer à la mère des expressions nouvelles de son amour:

    15 juillet 1671: «Si je vous écrivais toutes mes rêveries sur votre sujet, je vous écrirais toujours les plus grandes lettres du monde; mais cela n?est pas bien aisé: ainsi je me contente de ce qui se peut écrire, et je rêve tout ce qui se peut rêver; j?en ai le temps et le lieu. [...] Je ne vous dis point, ma fille, à qui je pense, ni avec quelle tendresse; quand on devine, il n?est pas besoin de parler».

    13 mars 1671: «Adieu, ma très aimable enfant. Vous dirai-je que je vous aime? c?est se moquer d?en être là; cependant, comme je suis ravie quand vous m?assurez de votre tendresse, je vous assure de la mienne, afin de vous donner de la joie, si vous êtes de mon humeur. Et ce Grignan, mérite-t-il que je lui dise un mot»?

    Ce Grignan! Voilà un mot qui révèle bien quelque chose sur les sentiments qu?inspire son gendre à sa belle-mère. Mais il faut dire aussi à son honneur que toutes les allusions à M. de Grignan dans les autres lettres sont parfaitement courtoises, et avec le temps, empreintes d?affection.

    Vendredi-Saint, 27 mars 1671: «Je n?ai jamais pensé que vous ne fussiez très bien avec M. de Grignan, je ne crois pas avoir témoigné que j?en doutasse; tout au plus, je souhaiterais en entendre un mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me confirmer une chose que je désire avec tant de passion».

    Par là, Mme de Sévigné nous livre un témoignage important: son détachement au coeur de sa passion pour sa fille, qu?elle aime au point de souhaiter qu?elle soit parfaitement heureuse, quelles que soient les souffrances que lui inflige son absence.

    1er avril 1671: «Vous aimer, penser à vous, m?attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m?occuper de vos affaires, m?inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous s?il était possible, [...] comprendre vivement ce que c?est que d?aimer quelqu?un plus que soi-même, voilà comme je suis».

    C?est avec cette magnifique description de l?amour que nous terminerons. Une description qui vaut pour toutes les formes d?amour; qui contient toutes les couleurs de l?amour. Sait-on que c?est en allant soigner Madame de Grignan tombée gravement malade que la Marquise sera elle-même atteinte mortellement, et qu?elle mourra dans les bras de sa fille bien-aimée, juste, et rare, retour des choses?

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