Bérulle et l'Incarnation
HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE AU XVIIe
Tome III, La conquête mystique, L'ÉCOLE FRANÇAISE
Extrait
Or ils sont tous ainsi, Condren, Olier, Eudes, et jusqu'au moins mystique des écrivains de l'Oratoire, tous profondément, et commenaturellement théocentriques. De là vient chez eux le prestige particulier qu'ils exercent, leur grand air de religion. Si, comme l'autre, le monde spirituel pouvait avoir ses castes, je dirais volontiers que l'école française confère à tous ses membres des lettres de noblesse : académie, où l'on enseigne la politesse surnaturelle, comme disait le P. Amelote, où nulle « rusticité » n'est permise dans les rapports entre l'homme et Dieu.
B. — La dévotion au Verbe incarné.
N'étant pas celle « des philosophes et des savants », cette religion a naturellement pour objet le Dieu un en trois personnes, mais elle s'adresse plus immédiatement, plus habituellement à la seconde de ces personnes divines, au Dieu fait homme, au Verbe incarné.C'est qu'en effet, remarque à ce propos le premier des biographesde Bérulle, Germain Habert, «bien que la Sacrée Trinité soit le plus grand de tous les mystères que nous adorons, bien qu'ellesoit le principe et la fin de tous, bien qu'ils ne soient tous que pour l'honorer et enfin bien qu'une des qualités mêmes deJésus-Christ soit d'être un de ses vassaux, de ses serviteurs et de ses adorateurs; néanmoins j'ose dire que, pendant le temps de la vie présente, où nous cheminons par la foi, la principale application et la plus grande piété de la religion chrétienne, ne va pas à la Trinité, mais à l'Incarnation. C'est là l'esprit, c'est là la conduite de l'Eglise, qui, en cette dévotion, comme en toutesles autres, suit fidèlement l'esprit et la conduite même de Dieu.En effet, Dieu ne nous révèle en sa divine Parole le Trinité que par rapport à l'Incarnation, il ne nous découvre les trois personnes qu'autant qu'il est nécessaire pour nous faire bien connaître la seconde, et, pendant qu'il réserve la pleine manifestation de ce premier et plus grand mystère, pour la gloire et pour le ciel, vous diriez au contraire qu'il prend à tâche de nous dépeindre amplement, en cette même Parole, le Verbe incarné? C'est à quoi s'étendent toutes les Ecritures sacrées, à nous donner une connaissance parfaite de ses divers états, offices et qualités; c'est de quoi elles nous instruisent en toutes rencontres, et toutes les fois que le Père éternel nous y parle, on dirait qu'il nous le propose toujours,et nous dise, comme sur le Thabor, en nous le montrant : « Voilà mon Fils bien-aimé, écoutez-le et le regardez attentivement, »
L'Eglise suit le même ordre de son côté « Telle a été aussi la piété de ce parfait ecclésiastique (Bérulle)... Il avait comme (l'Eglise) une vénération extrême, et une piété toute singulière pour la Sainte Trinité, et il se retirait tous les ans,le jour de la fête, en quelque lieu solitaire, pour honorer, dans le silence et dans le repos, le repos et le silence des trois personnes sacrées dans le ciel. Tout le long de l'année, il les adorait souventtoutes trois en leurs distinctions et en leurs propriétés divines,et il avait à chacune d'elles une appartenance et une application intérieure, dont il s'était même formé des pratiques ordinaires; mais quelque lumière, quelque piété qu'il eût pour la Sainte Trinité, regardée en elle-même, il faut avouer que dans les principales dévotions qu'il a eues pour elle, il l'a considérée comme ayant part et rapport à ce grand mystère d'amour et de miséricorde, où chacune des Personnes divines a contribué en l'Incarnation. C'est de cette sorte, et avec cette liaison, qu'il regarde ce mystère dans cette pièce qui a pour titre : Elévation à la Sainte Trinité, et qui toutefois semble n'être faite que pour le Verbe qui a pris chair... Et l'on dirait que la Sainte Trinité était dans son coeur comme elle est sur nos autels, où elle est mise par le Sacrifice, mais avec l'Humanité,et par l'Humanité de\ Jésus-Christ, et en sorte qu'elle y vientpour accompagner le Verbe incarné qu'elle ne quitte point. » Or, bien qu'elle paraisse commune à l'ensemble, et plus encore à l'élite des chrétiens, on a voulu faire de cette dévotion, ainsi définie, l'apanage spécial, la gloire singulière, originale, unique même, en quelque façon, du cardinal de Bérulle, appelé parUrbain VIII l'apôtre, c'est-à-dire, l'apôtre par excellence, du Verbe incarné.
A-t-il mérité, comment a-t-il mérité un pareil honneur, tel est le beau problème que nous avons à résoudre.Nous écouterons d'abord les admirateurs de ce grand homme; nous discuterons ensuite leurs témoignages, à la seule. Lumière des faits et des textes. Le Fils de Dieu, écrit le P. Bourgoing, T'a envoyé devant sa face..., comme un nouveau saint Jean, pour montrer Jésus-Christ au doigt, pour le faire connaître au monde... C'a été, si j'ose ainsi parler, son apostolat et sa mission. C'est l'ancienne et primitive dévotion, qui était en sa plus grande ferveur du temps des apôtres et des premiers chrétiens, lesquels ne pensaient qu'à Jésus et ne parlaient que de lui; et depuis encore plusieurs siècles... Mais il faut avouer que cette piété s'était depuis grandement refroidie, que les docteurs n'avaient pas la pratique si particulière d'enseigner Jésus-Christ, ni les chrétiens le zèle de l'apprendre, et, qu'en ces derniers jours, par une spéciale miséricorde de Dieu, elle s'est aucunement renouvelée. On a entendu les prédicateurs prêcher plus souvent Jésus-Christ, pour le faire aimer et adorer en sa sainte humanité... (et que le) former dans les âmes chrétiennes. J'avoue que ces affirmations dont le P. Bourgoing réalise manifestement l'extrême gravité, surprennent d'abord.
Encore une fois,nous verrons bientôt s'ils exagèrent. Laissons-les parler. Ce ne sont ni des étourdis ni des suspects. Tout le monde confesse, écrit de son côté le P. Amelote, que l'on avait bien pensé à Dieu devant la congrégation de l'Oratoire, mais que c'est elle qui a renouvelé l'application des esprits à Jésus-Christ. Je ne veux pas dire que cette dévotion essentielle fût effacée dans l'Eglise, ou qu'il n'y eût plus que cet Elie (Bérulle) qui gardât la fidélité à son Maître. Dieu se conserve toujours, parmi les plus épaisses ténèbres qui accablent le peuple d'Israël, sept mille hommes, c'est-à-dire, un nombre immense de serviteurs, qui ne tombent pas dans la négligencepopulaire. Il y avait des Madeleine et des saint Jean avant le Père de Bérulle, mais en vérité le gros du christianisme s'était refroidi dans l'ancienne et nécessaire dévotion envers Jésus-Christ.
Sans le comparer en termes exprès à ses devanciers, d'autres nous disent l'exceptionnelle ferveur de sa dévotion au Verbe incarné. Un de ses confidents les plus intimes écrit à l'abbé de Cerisy :Il était dans une si grande plénitude de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que son amour s'épandait comme un torrent sur toutes les parties de sa vie (la vie de Jésus), et que, pour me servir d'une pensée que je tiensde lui, que Jésus-Christ doit être notre plénitude, il avait dès ce mondecet inestimable privilège qui nous est promis dans le ciel, où Jésus-Christ doit être toutes choses en tous. Il ne voulait que Jésus-Christ, il ne goûtait que Jésus-Christ, il ne s'occupait, il ne s'entretenait que de Jésus-Christ. Sa langue ne parlait que de Jésus-Christ, sa plume ne traçait que Jésus-Christ, sa conduite ne tendait qu'à établir Jésus-Christ; et c'était à lui, qu'à l'exemple de saint Jean,il renvoyait tous les disciplesque la Providence lui adressait. Il ne concevait le salut éternel quecomme liaison avec Jésus-Christ, et si l'on eût pu faire une anatomiespirituelle de son coeur, au lieu du désir de se sauver, on y eût vu uneforte passion d'appartenir parfaitement et inséparablement à Jésus...Pareillement vous y eussiez vu le désir de sauver les autres, mais sous cette même et divine vue de les lier étroitement et pour jamais à Jésus1. Ainsi la vénérable Madeleine de Saint-Joseph : Il ne pouvait agir que pour (Notre-Seigneur), ni penser et parler que de lui et de ses mystères. Il en était si plein, et si continuellement occupé,que cela serait incroyable à qui ne l'aurait point connu et n'aurait point vu les actions grandes et saintes que... produisait... ce don si grand et si saint, que Jésus-Christ lui fit de soi-même, La soeur Marie de Saint-Jérôme parle tout de même, mais avec une précision plus émouvante : Il avait un très grand pouvoir d'imprimerJésus-Christ dans les âmes, par ses paroles et même par ses lettres. Il avait un don particulierpour faire rendre les âmes à Dieu par Notre-Seigneur... Quelquefois même, en se resouvenant seulement de lui, on sentait une liaison à Jésus-Christ..., en une manière qui ne se peut expliquer. J'ai reçu aidede lui par le seul souvenir diverses fois; tout est remarquable dans cette naïve confidence; et l'aide qu'il donnait faisait effet de liaison avec Jésus-Christ plus quede connaissance, bien qu'elle ne laissât pas de répandre en l'âme quelquelumière de grâce. «Une autre religieuse du même ordre remarque que, comme il disait lui-même, qu'il y a des saints dont les âmes sont opérantes en autrui, la sienne avait ce don d'opérer et de produire en ceux qui l'approchaient une liaison amoureuse à la divine personne de Jésus-Christ, et que si la grâce de saint Jean était de préparer les voies à Jésus dans les âmes, la sienne était de l'y faire entrer, et de l'établir au milieu des coeurs. Elle ajoute même une chose, après laquelle il me semble qu'on ne peut rien ajouter : c'est que, dans une lumière qui lui fut un jour donnée de Dieu, elle vit l'amour de ce saint cardinal, si grand et si ardent envers Jésus-Christ, qu'il lui paraissait comme la marque qui le distinguait en l'ordrede la grâce d'avec les autres saints, et que la clarté qui rendait cette étoile différente des autres étoiles, ne luivenait que de l'éclat de cette sainte et divine flamme \ »
L'on ne saurait en effet rien dire de plus. Et cependant, chose étonnante, nombre de graves auteurs, historiens ou théologiens, font de Bérulle un éloge tout pareil. Que l'on médite, par exemple,les réflexions que j'emprunte au savant éditeur des Oeuvres complètes du bienheureux Jean Eudes : Depuis 'l'Incarnation, écrit-il, le centre d'attraction des âmes religieuses s'est, comme on l'a dit, déplacé, non pour s'éloigner de Dieu, mais pour nous permettre d'aller à lui par une route plus facile, et de le rencontrer dans la personne du Verbe incarné. Je ne sais si ces idées furent jamais mieux comprises qu'à l'Oratoire de France, dont le fondateur mérita d'être appelé par Urbain VIII «l'Apôtre du Verbe incarné ». On y professait une dévotion singulière pour Jésus-Christ,que l'on s'appliquait à considérer et à honorer et toutes choses. Disciple fidèle du cardinal de Bérulle, le bienheureux P. Eudes nous invite à concentrer sur la personne adorable du Sauveur tous les efforts denotre dévotion. Il veut qu'à l'exemple du Père céleste, nous mettions en Jésus «toutes nos complaisances», que nous en fassions «l'objet unique de nos pensées et de nos affections, la fin de toutes nos actions, notre centre, notre paradis, notre tout ». C'est à quoi il nous invite sans cesse dans leRoyaume de Jésus. Car, comme il le dit lui-même, son livre« ne parle que de Jésus »,et « ne tend qu'à établir dans les âmes ».Il veut« qu'on n'y voie que Jésus, qu'on n'y cherche que Jésus, qu'on n'y trouve que Jésus, et qu'on n'y apprenne qu'à aimer et à glorifier Jésus». A ces témoignages si catégoriques j'en aurais pu joindre beaucoupd'autres, qui ne le sont pas moins et que j'aurais demandés à Dom Guéranger, au P. Faber, à Mgr Gay, au R. P. Lhoumeau, supérieur général de la Compagnie de Marie, à M. le curé de Saint-Sulpice Tous unanimement, ils font honneur à Bérulle d'une spiritualité,ou nouvelle ou renouvelée, laquelle aurait pour fondement une dévotion « singulière », autant dire une dévotion originale auV erbe incarné. D'un autre côté, on ne peut se dissimuler que de telles affirmations étonnent à première vue, qu'elles risquent même de contrister, de scandaliser peut-être certains esprits, formés par d'autres méthodes, et qui ne permettent pas que l'on accuse leurs maîtres d'avoir ignoré le « Mystère de Jésus ». Il nous faut donc critiquer ces affirmations, les expliquer, les justifier par une étude plus détaillée et plus technique de la spiritualité bérullienne, telle que nous la présentent soit le cardinal de Bérulle lui-même, soit l'élite de ses disciples. Sauf une synthèse, facile du reste à construire, il n'y aura rien de moi dans les pages qu'on va lire, aussi puis-je promettre aux vrais chrétiens qu'ils les trouveront divinement belles. Pour ceux qui n'auraient que la curiositédu christianisme, ou simplement, pour les profanes, ce Discours de la méthode spirituelle leur donnera les éléments d'une discipline philosophique, morale et littéraire qu'ils demanderaient vainement aux autres écoles. Le jeune Barrés fondait jadis son culte du moi sur les Exercices de saint Ignace, le culte du non-moi que nous enseigne l'école française, et qui est une véritable initiation au lyrisme, ne paraîtra pas d'un moindre intérêt. — § i. ET VERBUM CARO FACTUM EST. «Il faut donc remarquer,dit le P. Bourgoing, que ce serviteur de Dieu... regardait et adorait PRINCIPALEMENT LA PERSONNE DIVINE DE JÉSUS-CHRIST... UNIE A NOTRE NATURE, C'EST-A-DIRE LUI-MÊME, CONSIDÉRÉ EN SON ÉTAT PERSONNEL, EN SON ÊTRE DIVINEMENT HUMAIN, non seulementcomme Dieu, ni en tant qu'homme, ou en son humanité prise séparément, mais en tant qu'Homme-Dieu, en son état substantiel, qui comprend ses grandeurs et ses abaissements, sa filiation divine et humaine en la même personne, et les propriétés de l'une et l'autre nature, en la seule hypostase du Verbe-Dieu. »
Je voudrais soulignerici tous les mots :il est impossible en effet de mieux fixer l'attitude spirituelle de Bérulle, et le principe fondamental d'où découlera tout le système. Les modernes, d'ailleurs, moins occupés de Bérulle lui-même que de tel ou tel de ses disciples, préfèrent donner pour devise à l'école française le texte de saint Paul : c'est le Christ qui vit en moi, ou d'autres paroles analogues. Mais soit que l'on considère l'activité intérieure de Bérulle, soit que l'on cherche le premier anneau de sa doctrine, il faut, je crois, remonter plus haut, c'est-à-dire à cette réalisation intense et constante de la personne divine de Jésus. Chez ce grand homme, le point de vue théocentrique prédomine toujours. Il adore certes le Christ qui vit en lui, mais « principalement » le Christ « lui-même, considéré en son état personnel ». On aura bientôt montré que cela n'est pas commun, ni de peu de conséquence. « Ce point est grand, continue le P. Bourgoing, important et très considérable, comme étant la base et le sujet de tous les autres mystères. Car nous célébrons la naissance de l'Homme-Dieu, sa manifestation au temple... et tous les autres mystères de sa vie. Ces mystères ont été passagers, et se sont écoulés quant à leur action et à leur substance; mais l'auteur et le sujet de ces mystères, Jésus-Christ, qui en contient la grâce, la vie et l'esprit perpétuel, est permanent et demeure en l'éternité, comme dit l'Apôtre : Jésus Christus heri, et hodie, ipseet in scecula... Il n'est pas toujoursnaissant ni toujours souffrant; mais il est toujours Jésus, toujours lui-même, toujours possédant les grandeurs éternelles, même comme subsistant en son humanité, quoiqu'il ne les ait pas par son humanité, et toujours un Dieu anéanti en notre nature. C'était donc là son OBJET PRINCIPAL, c'est sa vie, et sa vie éternelle, de connaître, d'adorer et d'aimer Jésus en lui-même, en ses états et grandeurs; c'était là toute sa plénitude, car Jésus AINSI CONSIDÉRÉ lui était toutes choses. »