Le Couvent des Ursulines
Le couvent des Ursulines, - la chapelle et les dépendances qui le prolongent, - est l'un des lieux les plus inspirants, les plus inspirés de la vieille ville de Québec, et sans doute d'Amérique. Cette beauté, c'est le reflet de ses origines.
Son histoire est une odyssée qu'il faut rappeler pour comprendre la profondeur du mythe qui a fondé l'enseignement passé et actuel des Ursulines. L'odyssée est liée dans nos mémoires à Homère et aux voyages merveilleux d'Ulysse. Mais ne peut-on pas parler d'odyssée à propos de la vie et de l'action de Marie de l'Incarnation?
Étant donné le climat de l'époque en France, elle aurait très bien pu déployer son zèle missionnaire dans son propre pays, quitter sa belle ville de Tours pour la Sologne ou pour la Lozère plutôt que pour le Kanada. C'est pour des raisons tout à fait exceptionnelles que son choix se porta sur cette destination lointaine.
Il lui fut révélé en rêve un pays, un lieu ravissant, auquel elle n'accédait que par une route semée d'obstacles. «Ce lieu, écrit-elle, n'avait point d'autre couverture que le ciel; le pavé était comme de marbre blanc ou d'albâtre, tout par carreaux avec des liaisons d'un beau rouge. Le silence y était qui faisait partie de sa beauté.» Dans la suite du rêve, elle voit la Vierge tenant son fils dans son giron et lui parlant. Et elle poursuit: «J'entendais dans mon esprit qu'elle avait du dessein sur moi, duquel elle lui parlait.» Dans un rêve ultérieur, elle comprend que ce pays est le Canada. À la même époque, à des centaines de lieues de Tours, une dame noble d'Alençon, en Normandie, madame de la Peltrie, également veuve mais sans enfants et passionnée par la vie des missionnaires, est frappée par un passage des Relations des Jésuites où il est dit: «Hélas! mon Dieu, si les excès et les superfluités de quelques dames de France s'employaient à cette oeuvre si sainte, quelles grandes bénédictions feraient-elles fondre sur leurs familles! Quelle gloire en la face des anges d'avoir recueilli le Sang du Fils de Dieu pour l'appliquer à ces pauvres infidèles! (Père Le Jeune)».
Un ami commun présente ces deux femmes l'une à l'autre et c'est ensemble qu'elles traverseront le redoutable Atlantique. À notre époque de circulation libre et de pluralisme culturel et religieux, comment comprendre l'esprit missionnaire de ces femmes? Quel est donc cet élan qui poussait des êtres éminemment civilisés à tourner vers un pays étranger et inculte un zèle qui aurait pu trouver à s'employer tout aussi utilement dans leur propre pays?
Ce qui nous semble expliquer le mieux ce zèle, c'est une grande distance entre le primitivisme d'une partie importante de la population, en France aussi bien que dans la colonie, et un haut niveau de civilisation dans une élite souvent généreuse et compatissante, comme celle à laquelle appartenaient Marie de l'Incarnation et madame de La Peltrie.
Une autre explication nous est fournie par un écrivain contemporain réputé, Claude Duneton: « (...) pour enseigner il faut avoir la foi. C'est un vocable qui peut paraître surprenant chez des laïcs patentés, mais c'est le terme exact, celui que l'on emploie abondamment dans la profession. Il faut croire à ce qu'on enseigne, croire à l'avenir, à la culture, au progrès, à la justice. Il n'y a d'enseignants véritables que les missionnaires. C'est ce qu'étaient les bons maîtres nos prédécesseurs; ils avaient des croyances solides en l'homme, en leur mission; ils nageaient dans les certitudes, les participes passés qui s'accordent comme ça et pas autrement. Ils avaient la foi; avec généralement en face, une contre-foi en soutane pour attiser leurs passions. Ça soutient le moral une forte haine, ça occupe une vie (1) .
Cette foi, Marie de l'Incarnation l'avait; à quoi s'ajoutaient de l'intelligence, du courage, et un bon sens dont ne peuvent s'étonner que ceux qui ignorent qu'il est le signe de l'authenticité du sens mystique. C'est l'ensemble de ces qualités, beaucoup plus qu'une pédagogie théorique, qui explique les succès de Marie de l'Incarnation et de ses compagnes en tant qu'éducatrices.
«Piété, bonté, charité», disait Marie de l'Incarnation; la religion catholique était le canal à travers lequel ces grandes vertus civilisatrices, qui avaient progressivement imprégné les rapports des êtres humains dans l'ensemble de l'Europe, pouvaient atteindre l'Amérique.
Marie de l'Incarnation qualifiait son oeuvre de «francisation»; il s'agissait de faire participer à une civilisation des êtres humains qui en étaient privés. Cette civilisation, c'était le christianisme; un christianisme qui avait encore toute la fraîcheur, toute la vivacité, toute la profondeur du Moyen Âge. Toute sa naïveté aussi. Un christianisme qui n'avait pas encore été atteint par le Jansénisme (lorsqu'un prêtre janséniste tentera de diffuser cette doctrine, il sera mal reçu par les religieux et religieuses déjà sur place et devra retourner en France).
«Nous avons francisé, écrit-elle, plusieurs filles sauvages, huronnes et algonquines, que nous avons ensuite mariées à des Français et qui font fort bon ménage. Nous n'avons néanmoins francisé que celles dont les parents l'ont bien voulu, et quelques orphelines dont nous étions les maîtresses.» On voit combien cette «francisation» était fondée sur le bon sens et dénuée de tout esprit sectaire: le consentement des parents était une condition sine qua non; on n'éduquait que les sauvagesses dont on avait obtenu l'accord des parents.
Le regard que Marie portait sur les autochtones était bien au-delà du racisme. Elle admirait chez eux «une candeur d'enfance, qui fait voir que ce sont des âmes lavées et régénérées dans le sang de Jésus-Christ. Quand j'entends parler le bon Charles Montagnais, Michel Tekerimat, disait-elle, je ne quitterais pas la place pour entendre le premier prédicateur de l'Europe.»
Ailleurs, elle écrit à propos d'une petite Huronne de sept ans: «Cette fille a l'esprit si ouvert qu'elle est capable d'instruction comme une fille de vingt ans.» Cette distinction entre l'âge chronologique et l'âge mental de l'élève, les maîtresses d'école dans tous les villages du Québec en tiendront spontanément compte. Qui a connu l'école traditionnelle sait que les enfants doués sautaient une année!
Quant aux parents de l'époque (car l'éducation des filles s'adressait à toute la colonie), ils répondaient au respect dont ils étaient l'objet, en faisant les plus grands sacrifices pour assurer l'éducation de leurs enfants. Les chroniques nous apprennent que malgré la modicité de leur fortune et leur carrière si périlleuse, les colons se rendaient parfaitement compte de ce que l'avenir d'un peuple emprunte à l'éducation. Magistrats, médecins, marchands, fermiers, tous amènent leurs filles au Monastère. Même les filles des explorateurs dont les noms nous sont, ou du moins nous étaient familiers, figurent sur la liste des premières élèves des Ursulines: De Tonty, De la Vérandrye, De Bienville, Hertel, De Lamothe-Cadillac, etc. Placés par devoir sur les limites les plus distantes de la colonie, pas un d'eux n'a négligé de faire instruire ses filles et lorsque leurs propres ressources font défaut, ils réclament l'indulgence des Religieuses. Une indulgence qu'elles pouvaient pratiquer grâce aux fonds auxquels contribuaient à la fois les gens du pays et la noblesse française.
Pourquoi les parents étaient-ils si bien disposés à l'égard de l'enseignement des Ursulines? Dès 1668, le R.P. Le Mercier note dans un récit de voyage que «les Mères Ursulines ont eu tant de bonheur dans l'instruction des filles qu'on leur a confiées, qu'en voyant les ménages du Canada, et chaque maison en particulier, très aisément on distingue, par l'éducation chrétienne des enfants, les mères de familles qui sont sorties de leur maison, d'avec celles qui n'ont pas eu cet avantage.»
Qu'en est-il de nos jours? Malgré l'éclatement des structures religieuses au cours de la révolution dite tranquille, l'école de Marie de l'Incarnation continue sa mission. Rien ne peut en rendre mieux compte que le témoignage d'une jeune ancienne, devenue cadre supérieur dans un important centre de recherches en alimentation, à St-Hyacinthe.
Note
1. Claude Duneton, Je suis comme une truie qui doute, Paris, Seuil, 1976.