Le Vieux Longueuil
Le vieux Longueuil s'en va, comme le vieux Montréal et le vieux Partout. C'est fatal, et c'est vaine besogne de vouloir, avec un fétu, enrayer la roue du temps!
Le vieux Longueuil s'en va! Les quelques rues anciennes qui serpentaient encore se redressent et s'élargissent. Des cubes de brique rouge s'insèrent sournoisement entre les robustes constructions d'autrefois, bonnes vieilles et patriarcales demeures, faites de la pierre des champs, coiffées de toits français, aux murs percés d’ouvertures cintrées qui sont comme un dernier souvenir de la rosace morte.
Nos vieilles maisons portent alertement, sur leurs flancs de caillou, la patine ambrée d'un siècle qui a vieilli tant de choses. Nos vieilles maisons ont de vieux volets à plein bois, tenus ouverts par des esses rouillées que les gamins font tourner en passant. Nos vieilles maisons ont des marteaux historiés, incrustés dans le chêne indestructible de la porte.
Nos vieilles maisons, bâties au siècle de la conquête, ont une histoire. Elles ont vu les Bostonnais venir et retourner par le chemin de Chambly; elles ont vu passer les capots bleus des voltigeurs et, vingt-cinq ans plus tard, les tuques rouges des patriotes. Sept ou huit générations ont soulevé le marteau de fer, usé la marche du seuil au pas de leurs allégresses et de leurs deuils, de leurs soucis et de leurs amours. Et les mains sans nombre, mais blanches de femmes, mains tremblantes de vieillards, mains fragiles d'enfants qui, aux innombrables matins et pour accueillir le soleil, ont fait grincer les lourds volets! Si chargées de souvenirs, d'images anciennes, de parfums d'âmes ancestrales et obscurément proches, comme nous voudrions les garder ainsi, les empêcher de mourir tout à fait, nos vieilles maisons!
Mais d'autre part, les gens progressistes se frottent les mains: elles s'en vont une à une les affreuses bicoques! Enfin Longueuil se réveille de son sommeil trois fois séculaire! Il y a enfin du ciment et des rails sur la chaussée!
Hélas! oui! Les autos grondent au fond des garages et Longueuil pue l'essence très comme il faut! Sans compter que l'ère des usines étant enfin ouverte, quelques hautes cheminées éructent toute la journée dans les hauteurs du ciel!...
Bientôt personne ne saura plus que la petite ville riveraine assise sous les hauts feuillages, Longueuil-sous-Bois, Longueuil-des-Barons, est illustre entre toutes les villes du Nouveau Monde. On oubliera que la grande maison de pierre qui faisait autrefois, du côté de l'est, l'angle du Chemin de Chambly et du Bord de l'eau, abrita un berceau où s'éveillèrent à la vie toute une phalange de conquistadors et de faiseurs de pays, qui, sur tout le continent, ont promené leurs épées solidement tenues, et attaché à la grande aventure coloniale de la France, un immortel reflet d'épopée.
Qui sait encore que, sous une chapelle latérale de l'église de Longueuil, vaguement éclairé par le prisme de lumière tombant d'un soupirail, un sarcophage de granit rose entouré de stèles fixées au mur, affirme que les cendres des Le Moyne - de ceux du moins qui ne moururent pas l'épée à la main - sont rassemblées ici? Lire les noms gravés sur cette pierre c'est lire la plus belle page de l'histoire militaire du Canada:
CHEF DE L'ILLUSTRE FAMILLE LE MOYNE
QUI S'IMMORTALISA DANS LA NOUVELLE-FRANCE.
NÉ A DIEPPE, EN NORMANDIE, EN 1624.
ÉMIGRA AU CANADA À L'ÂGE DE 15 ANS
ÉPOUSA À VILLE-MARIE EN 1654
DELLE CATHERINE PRIMOT
ORIGINAIRE DE ROUEN, UN MODÈLE DE VERTU.
FONDA LONGUEUIL EN 1657.
FUT ANOBLI PAR LOUIS XIV EN 1668
SOUS LE TITRE DE SIEUR DE LONGUEUIL.
MOURUT EN 1685. IL EUT 14 ENFANTS:
JACQUES, sieur de Sainte-Hélène.
PIERRE, sieur d'Iberville.
PAUL, sieur de Maricourt.
FRANÇOIS, sieur de Bienville II.
JOSEPH, sieur de Sérigny.
LOUIS, sieur de Châteauguay I.
JEAN-BAPTISTE, sieur de Bienville II.
ANTOINE, sieur de Châteauguay II.
FRANÇOIS-MARIE, sieur de Sauvole.
CATHERINE-JEANNE.
MARIE-ANNE.
GABRIEL, sieur d'Assigny.
Et la liste se continue, glorieuse, sur les stèles, tout autour de l'obscur mémorial, arrivant jusqu'aux barons d'aujourd'hui, les Grant de Blairfindie, anglais et protestants.
Disons-le en passant et sans y insister: quelle tristesse qu'un si beau sang n'ait pas su rester français, et soit allé enrichir l'armorial britannique!
Les Le Moyne ne sont plus, mais il reste aux excentriques qui, en ces jours de démolition universelle, ne veulent pas renier l'héritage du passé, la liberté de se souvenir. Pour moi, il m'est impossible de descendre jusqu'à la grève où le ruisseau Saint-Antoine, - bien déchu depuis le temps où il faisait tourner les moulins, - se perd dans les joncs fleuris, sans revenir à trois siècles en arrière et revoir toute la scène, là, sous mes yeux:
En 1675. Beau soir d'été.
De grands ormes forment rideau devant le défrichement commencé et, penchés sur la rive, les saules flexibles balancent leur feuillage luisant. L'eau est toute bleue, le firmament vierge, et, sur le fond mauve de l'horizon, c'est la hachure noire des arbres, partout.
Parti du Pied-du-Courant, un grand canot file droit sur nous. Les deux avirons, vigoureusement maniés, rythment la marche. Nous distinguons maintenant la fine proue d'écorce et les deux lignes d'eau qui fuient, derrière, sur le miroir brisé.
Trois minutes!... Le canot crisse sur le gravier. Charles Le Moyne et son fils sautent à terre. L'histoire a oublié de nous laisser les traits physiques de cet étonnant pionnier. Mais lui-même a gravé l'essentiel de sa forte personnalité dans les actes de sa vie, et plus encore, dans l'âme et la chair de ses fils. Interprète, traiteur, colon, soldat, Charles Le Moyne fut tout cela, mais il fut surtout un père admirable, un patriarche à l'hébreu, égaré hors de la Genèse sur les bords du fleuve étranger.
Le voici sur la grève, haut de taille, botté, bien serré dans son pourpoint, la main sur la garde de l'épée, l'oeil brillant sous le feutre mou. Son fils Charles, bel adolescent de dix-huit ans, est près de lui, occupé à ranger les avirons et à tirer le canot au sec.
On les a vus venir de la maison, et, dans la porte, madame Le Moyne est apparue, son enfant dans les bras. Quelqu'un qui travaillait au potager a planté sa bêche dans le terreau: c'est Jacques de Sainte-Hélène, seize ans, grands yeux candides où brille une superbe flamme d'énergie. Peut-être, en regardant bien au fond de ces yeux-là, verrait-on déjà sur le bleu noir de l'iris, une flotte anglaise fuyant sans pavillon!...
Les cheveux en broussaille, et troussés jusqu'aux genoux, deux garçonnets pourchassaient des vairons dans l'eau basse du ruisseau. Tout à leur absorbante occupation, ils n'ont pas vu venir le canot; mais au sonore bonjour de Charles Le Moyne, Paul de Maricourt et François de Bienville sont accourus, pieds nus, embrasser leur père. Deux hommes de guerre, deux bons serviteurs de la Nouvelle-France!...
Le Moyne, les petites mains de ses fils dans les siennes, monte le sentier, vers sa maison; mais avant que d'entrer, il met genou en terre pour baiser au front la petite Jeanne, qui sourit aux anges dans le berceau de chêne porté en plein air. Ce devoir rempli envers le dernier venu du ciel, il embrasse l'épouse, prend le bébé dans ses bras robustes, et vient s'asseoir au foyer où François de Sauvole et Joseph de Sérigny sautent sur ses genoux. De Sérigny deviendra beau capitaine sur les vaisseaux du Roy, et le sieur de Sauvole, à côté du plus célèbre de ses frères, fera la grandeur de la France aux plages lointaines du Golfe du Mexique.
Le Moyne, tout à la douceur du soir, narre à sa femme les événements survenus à Ville-Marie depuis quelques jours: départs de missionnaires pour les pays d'en-haut, arrivées de vaisseaux du Roy ou de canots de traite, travaux de Monsieur de Chomedey, derniers actes passés par-devant messire Bénigne Basset.
- Mais où donc est Pierre?
- Parti tout seul, dans son canot, à l'aube! Je crains toujours à le voir s'aventurer ainsi hors de la portée du canon de Ville-Marie! S'il fallait que...
- À quatorze ans, c'est un homme. J'ai parlé aujourd'hui au capitaine du vaisseau du Roy qui veut bien le prendre comme garde-marine. Pierre y servira vaillamment, j'en suis sûr!
Un coup de mousquet qui claque dans l'air plus dense du soir, du bruit, des cris! Jetant sur les chenêts deux gros castors,; Pierre d' Iberville, rouge et suant, vient embrasser son père. Il a déjà l’œil corsaire. Le nez court donne au visage une expression de malice qui sera bientôt de l'audace, et fera de lui le plus terrible homme de guerre du Nouveau-Monde. D'Iberville! Des forts qui s'écroulent, des caravelles anglaises éventrées qui sombrent! Le drapeau fleurdelisé courant au pas de charge, du pôle à l' Équateur!
- Pierre, mon fils! grande et bonne nouvelle! Je dînai aujourd'hui sur le vaisseau du Roy où tu entreras demain comme garde-marine. Tu as quatorze ans! À cet âge, les Le Moyne sont des soldats. Tu vas donc servir Sa Majesté Très Chrétienne. Aie souvenance qu'un bon français ne capitule jamais devant l'ennemi de la France.
Et la voix de la mère, très douce:
- Et n'oublie pas d'être toujours fidèle à Dieu, de dire tes pâtenôtres et de prier la Benoîte Vierge du Bon Secours qu'elle t'ait toujours en sa sainte garde!...
Sur le seuil des pas lourds résonnent: Michel Dubuc, Pierre Benoist, Jacques Trudeau viennent saluer leur seigneur. On approche des escabeaux, et le cercle se forme à la lueur des bougies allumées sur le manteau de la cheminée. On discourt sur l'état des moissons, sur le temps qu'il fait et qu'il fera, sur le progrès du défrichement et la santé des familles. On parle aussi de la grande rivière que viennent de découvrir, le Père Marquette et Louis Jolliet, de l'immense et fabuleux empire dont ils viennent de doter la France.
Un son de cloche lointain, porté sur les eaux! Le couvre-feu de Ville-Marie! Les tenanciers sortent en saluant. Devant le crucifix de bois pendu au mur, Le Moyne s'agenouille avec ses enfants, près de son épouse dont la main balance le berceau de chêne. Et la voix mâle du patriarche de 1a Nouvelle-France commence le Notre Père.
Au dehors, la nuit est délicieuse, les feuillages bruissent, le flot se repose et les grillons psalmodient sous les étoiles pâles ......
«Que votre règne arrive!»
Les mains bien jointes sur le coin de la table, Pierre d'Iberville ne voit plus le crucifix, ni l'estampe de la Benoîte Vierge….. Il est déjà sur les flots bleus, flamme à la drisse, courant les léopards! . . . . .
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La Traverse
La traversée de Longueuil à Montréal, ou vice versa, peut évidemment paraître la chose la plus banale du monde aux Longueuillois de vieille date qui font ainsi la navette, chaque jour, et durant huit mois de l'année, depuis leur enfance. Pour beaucoup d'autres, cependant, pour les étrangers, pour les gens de l'intérieur des terres, et qui n'ont pas vu la mer, elle présente une pointe d'agrément et un brin d'inédit.
Mais surtout, pour une multitude de petites gens de la grande ville, pour la foule noire enchaînée dans la puanteur des usines et la fièvre des comptoirs, c'est le voyage idéal et rêvé qui fait patienter six jours de la semaine, et qui, pour cinq sous, donne quelques bonnes heures de soleil, de fraîcheur et d'oubli. Simples promeneurs, cueilleurs de fraises ou de cerises à grappes, chasseurs d'improbables perdrix, ou fervents de la pêche à la ligne, on les voit, par les après-midi du samedi ou les beaux dimanches, s'engouffrer dans le couloir de la rue Poupart qui, par une courbe soudaine, les déverse sur le quai, dans la pleine lumière d'un horizon bleu.
Semaine ou dimanche, beau temps ou mauvais temps, de cinq heures du matin à minuit, il y a toujours affluence au quai de la Traverse. Mais la plus grande activité s'y manifeste nécessairement aux heures du commencement et de la cessation du travail, et sur le haut du jour. Dans l'ombre d'une baraque grise, un policier, généralement du type dodu, laisse doucement couler les heures. Derrière un comptoir, à l'intérieur, les réclames coloriées, les chocolats insinuants et les cigares premier choix encadrent la figure joviale du fonctionnaire de la compagnie qui vend billets et douceurs, et donne pour rien sourires et bons mots. Le gros des passagers stationne sur le quai, et goûte, sans toujours bien se l'exprimer à soi-même, le channe du si joli tableau: un horizon très vaste, les petits flots olive caressant le cou mince de la grosse bouée rouge qui tire sur son ancre; en face, à plus d'un mille, épousant les contours adoucis de l'autre rive, la dentelle de verdure, le pointillé blanc des villas, la flèche hardie de l'église qui dénonce le village embusqué dans les frondaisons.
À mi-fleuve le vapeur s'avance, souillant le ciel d'une longue traînée de fumée noire. À mesure que la proue fait tête au courant, les hautes lettres du mot LONGUEUIL paraissent une à une sur le flanc de bois. Déjà, la salle d'attente est évacuée. Dans le bruit des machines, les cris de la manœuvre, le bateau accoste, au grincement des amarres, perdu dans le clapotement des eaux troublées. Les passerelles, hâtivement baissées, dégorgent pêle-mêle piétons, voitures, ouvriers, touristes. Immobile comme un récif au milieu de cette vague humaine, conscient de son importance, le placide policier veille à la sécurité publique. La descente opérée, la cohue des montants s'ordonne et défile sous l’œil atone du contrôleur. Un coup de cloche, les passerelles se relèvent, et le bateau, tournant sur lui-même, s'éloigne, porté par le courant rapide. Les bras tendus par de lourds paquets, quelques retardataires, haletants et navrés, paraissent sous le viaduc, pendant que d'un pas automatique, le policier retourne à l'ombre pour une autre demi-heure.
Au sortir de la fournaise urbaine, le passager aspire délicieusement la bouffée d'air pur venue du sud, tout en laissant l’œil courir en liberté au long des lignes douces du paysage. Là-bas, vers l'est, la courbe gracieuse des deux rives étreint toute une troupe d'îles basses et verdoyantes qui s'estompent légèrement dans le lointain. Les voyageurs s'émerveillent devant ce fleuve qui prend, quand il lui plaît, l'ampleur d'un bras de mer. Dans la vieille Europe, il baignerait des centaines de villes et refléterait les ruines pleines de passé d'innombrables châteaux. Ici, le fleuve roule ses eaux royales entre deux files de chaumières et se met en beauté pour d'humbles paysans.
Intéressante aussi pour l'étranger, la longue théorie des piliers du pont Victoria, qui semble, -. effet de perspective - amarrer aux deux rives le radeau verdoyant de l' Ile Sainte-Hélène, l'île légendaire où les arbres vieillis racontent toujours le geste du grand soldat brisant sa bonne épée, et l'héroïque flambée des drapeaux vaincus.
La ville est là, aussi, dévalant la courbe molle du Mont-Royal, et vient de terrasse en terrasse, déborder sur le port encombré et grouillant. Le bateau fait rêver. Si le capitaine Jacques Cartier, après avoir dormi trois siècles, voulait enfin faire son cinquième voyage sur le «fleuve de Saint-Laurent» son étonnement serait considérable de voir, remplaçant la bourgade d'Hochelaga et la forêt primitive, cette végétation serrée de gratte-ciel et de clochers, entre lesquels monte, noire et torse, la fumée de centaines d'usines!
Il ne faut pas oublier de saluer les deux vieux pilotes qui ont blanchi là-haut, à la roue, et qui, depuis trente ans, voient défiler, à leurs pieds, la figure changeante et cependant toujours la même, de la fourmi humaine. Songeons que depuis un demi-siècle environ, le traversier de Longueuil est le carrefour flottant où passent, se croisent, se heurtent deux vies, deux activités, la vie grouillante
de la métropole, la vie plus saine, mais abondante aussi, de la campagne du sud. Sans doute, le quai de Longueuil n'est plus, comme avant la construction du pont Victoria, le point de convergence de toutes les routes ferrées venant de la république américaine, mais telle quelle, tranquille et déchue, la Traverse présente encore un des aspect curieux de la vie montréalaise.
La charge de foin et la voiture du laitier y frôlent démocratiquement l'auto du touriste et l'attelage soigné du fermier riche. Le fromager de Marieville se range près du maraîcher de la Savane. C'est là aussi, que, sans descendre de la charrette de marché, Célina du Petit-Lac taille une bavette avec Catherine du Coteau-Rouge. À jours fixes, c'est l'essaim bourdonnant des collégiens qui envahit le pont supérieur, et rappelle aux bourgeois sur le retour, leurs frasques de jeunesse. Le premier mai, le bateau est encombré de camions surchargés où s'empilent, pattes en l'air, les trésors domestiques des déménageurs. Enfin, quand vient l'automne, on peut voir les gens des vingt-sept de Sainte-Julie, juchés sur une charge de balais de branches, fumer leur pipe en supputant la recette. Ce ne sont là que quelques notations, quelques couleurs, mais comment peindre au naturel le protéisme du flot humain qui passe! Mieux vaudrait essayer, avec un vrai pinceau, de jeter sur la toile cette inexprimable glaucescence des eaux vivantes que les aubes des grandes roues font bouillonner autour de nous!
Mais voici Longueuil! La dentelle devient une forêt où se cache le village, la ville, si vous y tenez. La grève, toute rose de joncs fleuris, monte insensiblement jusqu'à la blancheur liliale des chalets en sentinelle sous les ormes. Mais que font donc, près du rivage ces deux sauriens d'acier, qu'on dirait échappés d'un musée paléontologique, et dont le cou noir s'allonge, sinistre, au-dessus de l'escadrille des canots en danse sous la brise? Des dragues, sans doute!
D'instinct, on se retourne, pour jouir du contraste. Ici, le vert, l'espace, la fraîcheur; là-bas, sur l'autre rive, un mouvant rideau de fumée qui n'arrive pas à dissimuler la laideur carrée des usines, le prosaïsme des gazomètres et le jet brutal des hautes cheminées.
Un son de cloche, qui se perd dans le tapage des eaux rebroussées! Le pilote se raidit à la roue. Doucement, sans heurt, le flanc du bateau frôle le limon du quai de bois. D'un geste sûr, un manœuvre lance l'amarre à son camarade déjà rendu à terre; la passerelle s'abat et le défilé s'institue sous le geste engageant des cochers. Les piétons, conscients de leur dignité, résistent courageusement à l'invite, et se dirigent, par l'interminable trottoir, qui vers les épaisses frondaisons ou la brousse de Montréal-Sud, qui vers le pré où l'on fera dînette en famille, ou, par le raccourci de la grève, vers le fin clocher et le grand Christ priant qui flamboie, là-haut, dans la gloire du soleil clair.
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Que pensez-vous de la glace?
La même petite brise dégourdie qui soulève la page de mars sur nos calendriers, souffle sur Longueuil en vent de prophétie! Les braves riverains qui, en temps ordinaire, ont peine, tout comme vous et moi, à parler pertinemment du présent, se mettent tout à coup à vaticiner sans broncher sur la grande préoccupation du jour: le départ prochain de la glace.
Et bon gré mal gré, il vous faut faire comme les autres. Dans les rues, dans les boutiques, dans le tramway, on vous aborde pour vous poser, avec une gravité bouffonne, l'angoissante question:
- Que pensez-vous de la glace?
Si vous êtes un Longueuillois dans le ton, vous vous ferez une physionomie sibylline, vous avalerez votre salive en allongeant légèrement le cou, et, les yeux perdus comme il sied dans la fumée de votre cigare, vous irez de votre petite prophétie.
Il y a cela de bon qu'une coutume locale, antique et vénérable, tolère toutes les affirmations, même les plus contradictoires! Vous pouvez opiner que le printemps sera long ou qu'il sera court, que la glace est encore épaisse ou qu'elle est mince comme carton, que l'eau est basse ou qu'elle est haute, que les brise-glaces sont à Rimouski ou à Verchères, que l'on aura le bateau à Pâques ou... à la Trinité! Ça ne fait rien, ça n'a pas d'importance! Une seule chose est mal portée: n'avoir pas d'opinion tranchée là-dessus. Tenez-vous-le pour dit, si vous voulez passer pour quelqu'un qui connaît les règles de la civilité!
Mais c'est charmant, malgré tout, de voir aux mêmes heures, les vieilles barbes du village, descendre par petits groupes, vers la grève prochaine. Les pieds bien au chaud, ils vont à pas lents, car les jours sont longs et les distractions menues. En marge de la plaine blanche, d'où pointent de-ci de-là des glaçons iridescents qui bavent sous le soleil d'avril, les vieux, la main au fourneau de leur pipe, guettent d'un oeil connaisseur les signes avant-coureurs «qu'elle va partir». La glace, en effet, pour les Longueuillois, c'est presque une chose vivante qui va et vient, arrive et part, comme les oiseaux. On en jouit, on s'en sert; c'est une compagne, une amie. Il y a des jours où, scintillante et adamantine, elle n'a que des sourires; d'autres où elle se fait coléreuse et barbare, où elle écrase et dévaste.
Et c'est pour cela que les vieux ne se lasseront pas de venir «la voir», de tâter son pouls, jusqu'au jour où le soleil, vainqueur et rajeuni, pour retrouver son miroir, la chassera vers le golfe lointain ....