Les Madelinots

Marie-Victorin
Où on voit que le frère Marie-Victorin était également un fin linguiste. Voir Croquis laurentiens, version intégrale.
Parmi les groupes français disséminés sur la terre d'Amérique, il n'en est guère, je crois, d'aussi intéressant, d'aussi nettement caractérisé, d'aussi sympathique et d'aussi peu connu que celui des Madelinots - ne pourrait-on pas désigner ainsi les habitants des Iles de la Madeleine?
Leur histoire est tragique, leur livre de famille ne porte d'autre tache que celle des larmes brûlantes des ancêtres acadiens. Au milieu d'un siècle acharné à niveler toutes les différences et à détruire le pittoresque, ils ont gardé une physionomie légèrement vétuste qui charme, une âme solidement traditionaliste qui réconforte le voyageur habitué à voir sombrer partout, avec les vieilles vertus et les vieux atours, les vieux pensers et les vieux dicts, l'ambiance même de nos aïeux.
Les Madelinots sont presque tous des Acadiens, des arrière-petits-fils des déportés de Grand'Pré. Ils sont la preuve vivante de l'un des trois ou quatre grands crimes de l'histoire, de ce que Winslow a cyniquement appelé «l'une des grandes actions qu'aient jamais accomplies les Anglais en Amérique» .
Je le sais, les Acadiens, chrétiennement, ont pardonné à leurs bourreaux. Ne l'avaient-ils pas déjà fait au pied du Christ, dans l'église de Grand-Pré, quand le feu qui consumait leurs demeures rougeoyait encore sur la dalle où ils priaient à genoux?... Ils ont pardonné, oui, mais ils se souviennent, et il m'a semblé que ce grand malheur a imprimé à la race - aux femmes, aux mères surtout - un atavisme très perceptible, une pointe de mélancolie qui tempère la vivacité latine. Ces fils de martyrs ne sont pas blagueurs, pas frondeurs, pas conteurs d'histoires, et leur bon sourire se dilate rarement en un rire un peu large. Les Madelinots, aurait dit Rostand, sont Grand-Pré vivant qui se promène!
Et cette physionomie d'âme, un peu douloureuse et d'autant plus attachante, se traduit merveilleusement ici par le langage, le dialecte, qui, sorti de France au grand siècle, a cristallisé pour les conserver comme de précieux bijoux de famille, tant de vieilles et graves façons de voir, de sentir et d'aimer!
Un peu saccadé, émaillé de délicieux archaïsmes, d'inexplicables aberrations grammaticales, ce langage est en somme – surtout au point de vue de la phonétique - aussi près du français moyen que ce que nous parlons dans la vallée laurentienne. Faucher de Saint-Maurice a-t-il raison de prétendre qu'en cette matière, les Acadiens sont des Bordelais réussis? En tous cas, l'étranger est de suite frappé d'entendre les enfants parler de la terre (taïre) et de la mer (maïre) avec une ouverture de voyelle inusitée, et dire avec le sérieux et presque l'accent d'un Anglais sur le continent:
«Celui-ci est à moâ», «Tais-toâ» Comme tous les Acadiens; je crois, nos insulaires ont gardé très nette l'articulation du d, consonne qui s'est, chez nous, lâchement prostituée au th anglais; le plus intraitable professeur de diction applaudirait à la façon impeccable dont le premier mousse venu frappe cette linguale délicate dans les mots: Dieu, dimanche, dune, dire, etc. D'ailleurs, très peu d'anglicismes, sauf certains vocables introduits avec les moteurs à essence dont sont maintenant pourvus tous les pêcheurs.
Chacune des îles a ses particularités linguistiques que les gens des autres îles vous font malicieusement observer, et parfois plusieurs variations notables se rencontrent sur la même île. Ainsi les gens du Havre-aux-Maisons qui prononcent malaisément l’r et le v ont un parler fort distinct de ceux du Havre-au-Ber, et sur l'Ile de l'Étang du Nord vous discernez les gens de la Vernière de ceux du Cap-aux-Meules. N'est-il pas remarquable que, dans un espace si restreint - les Iles n'équivalent pas en étendue à un petit comté de la province de Québec - les parlers soient à ce point diversifiés? Quelques bouts de conversation notés au passage renseigneront plus vite qu'une ennuyeuse dissertation.
Vous arrivez sous le ciel de la Madeleine et, descendant la passerelle du Lady Evelyn vous tombez dans le groupe des Madelinots, gens en service ou simples curieux, pour la plupart chaussés de longues bottes de caoutchouc. On vous salue poliment, et, sans le moindre embarras, on vous embauche dans une familière causerie.
- D'où est-ce que vous appartenez?
- De Montréal.
- C'est la première foâ que vous venez aux Iles?
- Oui, monsieur!
- Vous allez espérer une p'tite élan sur le tchais. François à Polyte va arriver avec son cab-à-rouet.
Cab-à-rouet semble une substitution récente, car le mot s'emploie ici pour désigner la voiture de promenade sur ressort - en usage depuis quelques années seulement. Appartenir de est peut-être un anglicisme, et l'expression convient bien à des gens de mer en ce qu'elle comporte l'idée de port d'attache. Quant à élan, les Madelinots emploient ce mot toutes les fois où, dans notre langage populaire, nous disons escousse. Ce dernier mot n'est pas, comme quelques-uns le croient, une corruption de secousse, mais un bon vieux terne français qui eut longtemps sa place au soleil. Les deux mots: escousse et élan, d'ailleurs presque synonymes dans la vieille langue, ont subi des déviations de sens parallèles, ainsi qu'on peut s'en assurer en compulsant les vieux dictionnaires.
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La brave hôtesse acadienne, pour vous remettre du mal de mer, vous a servi une affriolante tarte aux fraises. Elle apporte maintenant un pot de crème douce qui se répand sur la croûte dorée comme de l'ivoire liquide:
- Elle n'est pas (sans liaison) abondante, mais elle est fraîche. La vache que nous avons à présent ne nous donne pas une beauté de lait comme l'ancienne! Mangez-en, ça vous remettra l'estomac si vous avez été malade à la mer!
La canadienne du peuple n'a pas le mot: «abondant» dans son vocabulaire; elle aurait plutôt dit: «On n'en a pas gros!» Par ailleurs une beauté de lait est une ardiesse d'expression qui peut déplaire aux augustes barbons qui ont perpétré le dictionnaire, mais pour sa plénitude et sa sonorité elle mériterait à coup sûr une place d'honneur à la lettre B. Et celle-ci donc:
- Il y a un fort aiguail ce matin; le temps va beausir!
N'est-il pas dommage que nous ayons laissé tomber dans l'oubli, qui est le linceul des mots, ce bel aiguail de lignée infiniment plus pure que rosée qui l'a supplanté! Aiguail! Mot qui brille dans la phrase comme la goutte irisée au fin bout des brins d'herbe et sur les épis glauques des pâturins! Mot qui réveille toute la gloire tombée de la vénerie, qui ressuscite le son du cor, au fond des bois! ......
Le verbe beausir n'a probablement pas ses papiers, mais il est de frappe shakspearienne - et c'est bien quelque chose. Il découle sans doute de la loi du moindre effort qui opère dans la langue comme dans la nature; et beausir n'aurait-il que le mérite de remplacer la périphrase bancale: «se mettre au beau» qu'il serait déjà bien légitimé pour ceux que le glaive de fer-blanc des académiciens n'épouvante pas.
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- Adèle! passe donc la douceur à monsieur, pour qu'il adoucisse son thé. Vous allez goûter à mes tourteaux doux et à mes tourteaux blancs!
On ne parle que rarement de sucre chez les Madelinots, et seulement lorsque le sucre n'est pas encore incorporé à une autre substance. Presque toujours on dit douceur, doux, adoucir, et ces trois mots produisent souvent dans la phrase le plus pittoresque effet. Peut-être, cependant ont-ils un peu trop de sang britannique dans les veines, et il faut le regretter! Il n'en est pas de même pour les tourteaux qui sont d'authentique roture française. Ce vieux mot, né de la huche et du four, désigne chez les Acadiens, comme chez les ancêtres du Perche et de l'Anjou, de petits gâteaux ronds, avec ou sans sucre - d'où tourteaux doux et tourteaux blancs.
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Vous êtes maintenant sur le point de quitter les Iles. Vos bagages sont sur le tchais et vous vous promenez en attendant le départ du bateau. Un vieux Madelinot coiffé d'une casquette à visière vous aborde sans façon:
- Eh bien! vous larguez? Vous vous en allez aujourd'hui?…
- Oui, nous voudrions jouir encore de votre bonne hospitalité, mais le devoir nous rappelle. Pensez-vous que ce soit le temps de monter à bord?
- Vous avez bien le temps! Il n'a pas encore huché (appelé) du borgo (sifflet). Vous en avez encore pour une bonne p'tite élan!
- Quand arriverons-nous à Souris?
- S'il embarque encore beaucoup de maquereau, vous arriverez haute heure demain matin.
Les Madelinots distinguent assez curieusement entre s'en aller et partir. Pour eux, partir c'est quitter avec l'intention de revenir sous peu; s'en aller est définitif. Pour ce qui est de haute heure, je trouve délicieuse cette vieille expression, suggérant l'idée d'heure solaire. Les Madelinots sont, en effet, admirablement indépendants des horloges. Ils ne connaissent guère cette affreuse tyrannie du cadran placide et impitoyable, qui nous force à apprécier toutes choses à la valeur de l'angle des aiguilles, qui morcelle notre vie, fait durer nos peines et déchiquette nos courtes joies!
En ces temps d'heure avancée, l'anarchie est complète chez les insulaires. Les uns ont gardé, sans conviction, l'heure ancienne, d'autres ont adopté la nouvelle, une troisième catégorie ont même fait, par fantaisie, un compromis d'une demi-heure entre la chèvre et le chou. Mais au fond, personne n'a cure de celle-ci ni de celles-là. Et n'ont-ils pas raison, tous? Chacun est son maître et rien ne se présente à heure fixe; pas de chemins de fer, un vapeur très indépendant du sablier, pas de sifflet d'usine pour striduler deux fois le jour dans un air enfumé: «Allons! esclave! viens reprendre ta chaîne!» Enfin, la cloche de l'église n'appelle que lorsque le sacristain, - qui a généralement autre martel en tête - est prêt à tirer sur la corde. Le soleil, le vent et la marée - trois variables pour parler le langage des mathématiciens - sont les régulateurs, les coordonnées pourrait-on dire, de la vie des Madelinots qui d'ailleurs ne s'embarrassent pas de l'équation, et sont les plus incorrigibles des pas-pressés. Pour les gens de la grand'terre, habitués à une existence compliquée et à l'émiettement méthodique du temps, il y a de quoi se ronger les poings plusieurs fois par jour. Attendre sur le tchais trois ou quatre heures est normal sur les Iles de la Madeleine, et douze ou quinze heures n'est pas inouï... C'est, par excellence, le pays où il ne faut pas s'embarquer sans biscuit. Vous partez pour une demi-journée et vous reviendrez peut-être dans une semaine. Il doit y avoir dans l'air un microbe modérateur, un gaz refroidissant, car les étrangers les plus réfractaires se mettent vite au diapason et finissent par être encore moins pressés que les indigènes. C'était mon état d'âme quand il fallut quitter les Iles pour le bon.
Lorsque les Madelinots veulent parler d'un homme de grande taille ils disent volontiers que c'est un homme haut! Un gros homme est un homme puissant! Et cela rappelle invinciblement la médiévale formule: «le haut et puissant seigneur X.», qui a peut-être originé au sens physique. Si vous soignez beaucoup votre langage, vous parlez à la grandeur, et si vous avez peine à vous faire au régime de vie du pays, on vous dira aimablement que vous vous y habituerez par les petits (peu à peu). Les liaisons ici, sont toujours considérées comme dangereuses, car on les évite soigneusement; on dit par exemple: les jeun' hommes. Les auxiliaires «avoir» et «être» sont aussi constamment inter changés, généralement au détriment du verbe substantif. Les j'avions et les j'étions sont particuliers à certains groupements assez restreints. Écoutez ce brave matelot raconter comment on prend les goélands rapaces à l'hameçon:
- On étend sur la prée une ligne à morue boettée avec des têtes de hareng. Les goélands y veniont, y mordiont, et y s'preniont!
Beaucoup plus générale est la belle désinvolture avec laquelle les Madelinots traitent la vieille règle grammaticale du pluriel des noms en al. Vous vous rappelez, ami lecteur, des exceptions apprises à la petite école?... Les gens d'ici ont, depuis des siècles, réformé cette fantaisie et presque tout le monde dit sans sourciller: des chevals et des canals. Observons en passant que lorsque les Madelinots vous proposent de vous conduire quelque part à cheval, ils veulent dire en voiture, et que les canals dont ils parlent, sont les fossés ou les rigoles de la prée.
Peut-être fera-t-on difficulté à me croire, mais j'affirme néanmoins que le vocabulaire des Madelinots, en tant qu'il se restreint aux objets concrets qui les entourent, est très riche comparativement à celui de nos habitants. À l'encontre de ces derniers, nos insulaires ont par exemple des noms vulgaires pour beaucoup de plantes sauvages. En certains cas, ces désignations sont exactement à l'inverse de celles usitées dans le Québec. Comme les Bourguignons et les Francs-Comtois d'aujourd'hui et d'autrefois, les Madelinots ne connaissent que sous le nom de vernes les aulnes dont ils se servent pour teindre leurs étoffes, d'où le nom de la Vernière, hameau de l'île de l'Étang-du-Nord. Les vernes croissent par bouillées (groupes, touffes) dans les ravins et sur les coteaux. L'on dit aussi d'une manière analogue, une bouillée de bois, une bouillée de framboisiers, une bouillée de bluets. Le genévrier de Sibérie s'appelle ici le genève, le genévrier horizontal est le sévigné, les fruits de la camarine sont des goules noires. La zostère marine - mousse de mer, herbe-à-Bernache sur le bas Saint-Laurent - devient ici l'arbe-outarde, la petite oseille des champs sablonneux passe sous le nom de vignette, et l'orge saline a reçu le joli nom de finette. Les petites airelles alpines connues le long du bas Saint-Laurent sous le nom de pommes de terre deviennent ici des berris, corruption évidente de l'anglais berry. Par contre la gaulthérie, le petit thé des bois des continentaux, se nomme là-bas pomme de terre. Suivant leur espèce, nos canneberges ou atocas sont des graines ou pommes de pré, et des môcôques. Je pourrais allonger la liste indéfiniment, mais, pour ne pas donner davantage dans le catalogue, je m'arrête.
Je viens de parler des curiosités grammaticales du dialecte madelinot. Si l'on veut absolument enfourcher le dada de la pureté de la langue - de la pureté dernier cri, s'entend - ces défauts sont sans doute sérieux, mais pour être quelquefois autres, il ne sont pas plus graves que ceux qui distinguent le parler des Canadiens-Français. Cette réserve faite, ne faut-il pas admirer à cœur joie, comme des reliques fragiles, ces délicieux archaïsmes,

...handed down from mother to child through long generations!
(Longfellow)
ces vieux mots qui, bien morts ailleurs, continuent d'informer là-bas tant de belles choses anciennes et de beautés morales révolues! Je plains les odieux vandales, en redingote ou en habit, qui voudraient ravir aux Madelinots leurs vieux mots d'Acadie, qui ne comprennent pas que ces mots-là tiennent à l'intime de l'âme comme l'écorce au tronc, et que, s'ils arrivaient à détruire ce par quoi ces âmes tiennent si fortement au passé, c'en serait fini du doux parler de France le long des côtes de l'Atlantique. Si - ce qu'à Dieu ne plaise! - les Acadiens abandonnent un jour complètement leur dialecte, je crains bien qu'ils ne parlent plus alors que l'anglais et soient perdus pour nous! Je plains aussi, et plus encore, les Madelinots - s'il y en a - qui ont honte de leur admirable parlure et qui voudraient nous empêcher d'entendre ces lointains échos d'un grand siècle de gloire, passé sans retour!
Les Iles de la Madeleine ont été en grande partie peuplées par cinq familles venues de l'Ile-du-Prince-Edouard lors de la deuxième dispersion, vers 1763. D'après la tradition orale, ces cinq malheureuses familles étaient celles de Louis Thériault, de Sylvère d' Ithurbide, de Pierre-Marie Loyseau, d' Isaac Arsenault et d'un Poirier dont on paraît ignorer le prénom. Les proscrits s'établirent d'abord sur la Grosse-Isle, la moins étendue du groupe. Le croira-t-on? A peine étaient-ils débarqués sur ce rocher, mangeant le pain de la misère, que, comme le vautour suit la trace du sang, l'Anglais commença à arriver à son tour sur l'îlot. Habitués désormais aux humiliantes et navrantes migrations, les Acadiens quittèrent encore une fois leurs champs à peine ensemencés et leurs petites maisons de bois rond pour aller chercher sur une autre île - le Havre-aux-Maisons - le droit de ne pas entendre à toute heure la langue de leurs bourreaux. En un naïf langage qui fleure la mer et le cordage, le vieux Vital Chevari m'a narré la chose, qu'il tient de son grand-père:
- C'est sur la Grosse-Isle que les Français s'étaient mis après le Grand Dérangement. Mais les Anglais sont arrivés presque tout de suite!... Y s'mettaient! Y s'mettaient! Alors les Français qui savaient ce qu'était arrivé sur l'Ile-Saint-Jean, ont bien vu qu'ils seraient obligés de larguer, et au bout d'un ans, ils ont levé! Avec le temps, d'autres épaves du grand naufrage d'Acadie se sont échouées sur les Iles. Des familles réfugiées à Miquelon, rejoignirent les autres dans l'archipel. Presque tous les ans des terre-neuvas, mousses ou matelots, fuyant la trique du patron de barque, demandaient asile aux insulaires et se fixaient parmi eux. Les catastrophes maritimes apportèrent aussi divers éléments vite absorbés et fondus dans la petite population. Les Turbide (d'Ithurbide), les Chevari (Etchevarie) et d'autres, sont des Basques; les Eloquin, les Hubert sont des Français de France. Aujourd'hui, les Madelinots forment une population relativement dense de 7000 à 8000 âmes, tous Acadiens ou acadianisés, sauf les petits groupements anglais de Old Harry, de la Grosse-Isle et de l'Ile-d'Entrée. Les deux races vivent d'ailleurs en bonne intelligence mais sans se compénétrer; elles sont également honnêtes et hospitalières. Il serait à souhaiter que partout, au Canada, la question des races fût aussi aisément solutionnée.
L'honnêteté proverbiale des Acadiens, cette vertu qui faisait écrire à Longfellow:

Neither locks had they to their doors nor bars to their windows
But their dwellings were open as day and the hearts of of the owners.

cette honnêteté dis-je, s'est intégralement conservée ici. Le grand évêque Plessis, ayant, pour la première fois, visité les Madelinots vers 1813, écrivait les lignes suivantes :
«Ces heureux colons, qui savent mourir sans médecins, savent aussi vivre sans avocats. Ils n'ont nulle idée de la chicane, non plus que de l'injustice; si quelquefois il s'élève des contestations entre eux, elles sont aussitôt soumises à un arbitrage et terminées sans retour. Ils ignorent l'usage des clefs et des serrures, et riraient de celui qui fermerait sa maison autrement qu'au loquet, pour s'en éloigner de deux ou trois lieues; si quelques hardes les incommodent en route, ils les laissent tout simplement le long du chemin, assurés de les y trouver à leur retour, n'eût-il lieu que le jour suivant.»
Cette coutume de laisser ainsi un vêtement gênant au bord de la route existe encore après un siècle de progrès! Je l'ai vu pratiquer sous mes yeux. J'ai vu aussi dans la sacristie de la Grande-Entrée où aucun prêtre n'avait pénétré depuis quatre mois, la porte simplement fermée au loquet, et sur la table, bien en vue, les vases sacrés laissés à la garde solide du septième commandement de Dieu!
Les marchands des Iles de la Madeleine avancent aux pêcheurs, l'hiver, les diverses choses dont ils ont besoin. Il est inouï que l'un d'eux ait manqué à payer ses dettes. Si cependant, la pêche ne donne pas, le débiteur est parfois dans l'impossibilité de s'acquitter cette année-là, et comme le pêcheur est absolument dénué de nervosité, il ne s'en inquiète pas autrement; la mer qui le nourrit paiera tôt ou tard le créancier. C'est là tout le danger du commerce local et c'est tout ce qu'on peut reprocher aux Madelinots, les plus honnêtes des hommes.
Formulée dans les vieux mots du parler ancestral, la foi catholique est restée vivace au cœur des insulaires. Nous savons par monseigneur Plessis qu'une partie des premières familles fixées aux Iles les abandonnèrent pour se rapprocher des lieux où il y avait des prêtres, mais qu'elles y revinrent, attirées par le séjour d'un missionnaire venu de France, M. le Roux. Celui-ci les quitta après quelques années, et les fidèles Acadiens auraient à leur tour déserté leurs Iles si, peu d'années après le départ du missionnaire français, ils n'avaient été visités par un prêtre irlandais du nom de William Phelan, puis par un intrus dont ils se servirent sans le connaître. Enfin, en 1793, ils eurent un pasteur fixe, le père Jean-Baptiste Allain, prêtre vénérable qui, à l'époque de la Révolution, et pour ne pas prêter un serment auquel sa conscience répugnait, quitta Miquelon avec une partie des résidents Acadiens, pour s'établir dans l'archipel. Après 1812, les abbés Beaubien, Lejantel et Champion continuèrent l’œuvre du père Allain. Depuis ce temps, guidés par des prêtres de leur race, les Madelinots n'ont pas cessé d'être dignes de leurs ancêtres, les martyrs de Grand-Pré. Cinq clochers blancs, au flanc des collines vertes, regardent moutonner le Golfe, appellent à la prière, et parlent d'espérance et d'immortalité à ces gens toujours sur l'océan marâtre, et qu'une faible planche sépare seule de l'abîme et de la mort.
Et ils ne parlent pas en vain, les beaux clochers de la Madeleine. Nulle part ailleurs, peut-être, l'Évangile n'est autant vécu au pied de la lettre. C'est que le livre divin, écrit beaucoup par des pêcheurs, s'adapte à leur vie comme un vêtement fait pour eux. Ici, les vieilles vertus n'ont pas fléchi. On ne fait pas au prochain ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fît. On s'aime comme les fils d'un même père qui est aux cieux. On regarde les oiseaux du ciel et les fleurs des champs, et l'on ne s'inquiète pas de ce que demain apportera. Le matin, ayant élevé son âme dans la prière, l'on dit en mettant son suroît: «Allons pêcher!»... Et quand la mer, prise d'un frémissement soudain, se cabre et hurle, quand la vague se fait bélier pour démolir la frêle embarcation, on regarde la croix, là-bas sur la Butte-Ronde, et l'on dit en son cœur, sans lâcher la barre du gouvernail: «Sauvez-nous, Seigneur, nous périssons»!... On honore son père et sa mère, et les vieillards voient les enfants de leurs petits-enfants. Enfin, point n'est besoin de bons samaritains, car la charité règne en tous les cœurs.
Si l'on n'entendait parfois - très rarement - quelques jurons anglais dans la bouche des pêcheurs, l'on pourrait dire que le blasphème est totalement inconnu ici.
- Capitaine, demandait devant moi un touriste anglais, au patron d'une goélette amarrée au quai du Cap-aux-Meules, dites-moi donc pourquoi les gens des Iles ne sacrent qu'en Anglais?
- Les gens d'ici, répondit le marin en calant sa casquette, ne savent pas sacrer en français. Ce sont les Anglais qui leur ont appris ces patois-là. Ils n'en savent pas d'autres!
Et de fait, leurs imprécations - puisqu'aussi bien il faut que l'âme humaine crie ses joies et ses douleurs! - sont extrêmement anodines: batêche, bleudi, gibier au vol, espèce d'andouille, etc.
Les Madelinots sont essentiellement pêcheurs: de hareng ou de homard, de morue ou de maquereau, suivant la saison. Il faut y ajouter la chasse au loup-marin, qui est la première dans l'ordre du temps. Cette chasse - cela s'appelle aller aux glaces - a lieu entre le 15 mars et le 15 avril. Dès le début du Carême les préparatifs commencent. Plus de dîners, plus de promenades, chacun prépare son canotte, ses garcettes, ses grappins, ses longues-vues. A partir du 10 mars une surveillance active s'établit. Des hauteurs des Demoiselles, de la Butte-Ronde, du Cap-Nord, du Cap-de-l'Est, des guetteurs fouillent le Golfe dans l'espoir de découvrir les troupeaux de phoques à la dérive sur les glaces. D'un bout à l'autre des Iles tout le monde est sur pied. Le téléphone joue sans discontinuer. A la moindre nouvelle on part. Les jours où le vent colle la banquise sur la Dune-du-Nord, on va à la découverte, on s'aventure jusqu'à dix, quinze milles sur les glaces mobiles. On revient bredouille. Deux jours, trois jours se passent. Tout à coup, grande nouvelle, qui se répand comme une traînée de poudre:
- Les loups-marins sont découverts!
- Où?
- A la Pointe-au-Loup! A la Pointe-du-Ouest! A la Grande-Étang!…
- Qui a découvert les loups-marins?
-C'est Dori qui les a trouvés à dix milles de l'Hôpital!
La chasse va commencer pour de bon. Depuis longtemps les escouades de huit ou dix hommes sont organisées: l'escouade des David, l'escouade à Grand Jean, etc.
A minuit on se lève. Des étoiles à plein ciel. Y a-t-il de la lumière chez les Turbide? Oui! C'est le temps! A une heure on saute dans les traîneaux, et l'on glisse sur la neige des chemins pour être sur les glaces au point du jour. Et de fait, quand le soleil paraît, les chasseurs sont déjà à cinq ou six milles sur la banquise que le vent maintient fermement sur la dune. On traîne le canotte qui sert à franchir les mares et qui sera la ressource suprême en cas d'accident ou d'une saute de vent. L'air est vif et les hommes vont vite, blancs de givre, courant presque, s'aidant
du long bâton qui est leur seule arme. Dans l'étendue glacée, les escouades se croisent venant des différentes îles. On s'interpelle:
- Les avez-vous trouvés?
- Non! rien à la Pointe-du-Ouest.!
On continue son chemin sur la banquise... Tiens! là-bas! une escouade qui revient... Elle est chargée.
- Où sont-ils?
- A la Pointe-au-Loup.
- Une petite mouvée?
Non! Une grande mouvée! Allez vous charger!
Bientôt les chasseurs sont au milieu du troupeau, tuant coups de bâton les pauvres amphibies sans défense. Les phoques sont immédiatement habillés en conservant le lard adhérent aux peaux. Celles-ci sont mises les unes sur les autres; la garcette de cuir, passée dans les moustaches, enlace toutes les peaux pour faire du tout comme un seul et énorme loup-marin. Un homme ramène généralement une charge égale à son propre poids: quatre ou cinq animaux en moyenne. Courbés, traînant leur butin sur la glace, les chasseurs reviennent vers la terre aussi vite qu'ils peuvent, car le soleil baisse, le vent peut changer, et alors?...
Demain on recommencera, et tous les jours, jusqu'à ce que les glaces soient passées et avec elles, la richesse du loup-marin. En certaines années, il se tue dans les quelques jours que dure le passage des troupeaux, jusqu'à 75 000 individus. Si l'on ajoute à cela les massacres inutiles que font impunément, dans les eaux canadiennes, les vapeurs terre-neuviens spécialement armés pour cet objet, on pourra à bon droit s'étonner que l'espèce ne soit pas encore disparue des eaux de l'Atlantique. Les glaces passées, il ne reste plus autour des Iles de la Madeleine, que les familles de petits loups-marins de baie, qui passent l'été, s'ébattant près des rivages et formant sur les échoueries de petites bandes folâtres que personne ne songe à molester.
A peine les phoques ont-ils disparu avec les glaces qui les convoyaient que, dans les eaux encore froides, accourent de la haute mer, pour entourer les Iles, les innombrables milliards de harengs. Ils entrent dans la Baie de Plaisance et jusque dans le Havre-aux-Basques, et c'est alors un fourmillement inusité dans les eaux et sur les grèves.
Le hareng se prend à la trappe, à la senne ou au filet. Les trappes sont d'immenses nasses de fine corde, fabriquées à Boston, et qui peuvent capturer jusqu'à 30 000 barils de hareng en une seule saison. Au fond, cette pêche n'est limitée que par la consommation. Une certaine quantité de ce poisson est boucanée, une autre partie sert d'engrais à la terre, mais la principale utilisation est la boette pour les autres pêches: morue, homard, maquereau. C'est aux Iles de la Madeleine que les terre-neuvas - les banquiers connue on les appelle assez curieusement ici - viennent s'approvisionner de hareng. Par centaines, leurs petits voiliers jettent l'ancre dans la Baie de Plaisance. Les vastes trappes, toujours tendues, déversent alors une partie de leur contenu dans les barques des Bretons. Cette visite périodique laisse aux Iles beaucoup d'argent, ajoute souvent à la population et au vocabulaire.
En petit nombre sont les Madelinots qui se livrent à cette pêche, car elle exige un outillage coûteux - généralement possédé à plusieurs - et, d'autre part, dès le premier de mai, une douzaine de jours avant que le hareng reprenne la haute mer, s'ouvre la pêche au homard, plus lucrative et qui absorbe presque toute les énergies. Le homard se prend au moyen de pièges en bois - de cages - mesurant trois ou quatre pieds de longueur sur un de largeur, immergés en chapelet sur les fonds rocheux. Des boeilles (bouées) indiquent les mouillages et localisent les picaces, ancres grossières formées de pierres plates liées entre des pièces de bois. Aux Iles de la Madeleine, la pêche du homard dure deux mois, et la prime (abondance) a lieu vers le 10 mai; il se prend durant ce temps des quantités prodigieuses de ces crustacés. Certains pêcheurs, - des Anglais surtout, - qui se livrent exclusivement à cette industrie, capturent jusqu'à 40 000 homards, que les marchands leur achètent au taux modeste de cinq ou six sous la livre ou l'unité - ce qui revient presque au même. La somme réalisée paraît relativement considérable, mais il faut déduire les dépenses assez lourdes occasionnées par les cages, le câble, l'essence, etc.
Les Madelinots qui ne pêchent pas le homard entrent en lice lorsque, vers le 10 mai, arrive dans le voisinage de l'archipel, la morue, le grand bienfait de la mer. On la prend d'abord au moyen de la ligne de fond, et plus tard, vers le 1er juin, à la ligne de main. La boette de la morue est le coque, mollusque bivalve qu'on lève sur les platiers, (fond de sable), à marée basse, et dont la récolte est l'une des plus rudes besognes des Madelinots et des Madelinotes. Dans les bonnes années, une barque de deux hommes peut amener jusqu'à 40 000 livres de morue; une journée de 1200 livres n'est pas rare. Cette pêche se continue pour quelques-uns tout l'été, et dans les belles journées de l'automne, parfois jusqu'à Noël.
Malgré toute l'ardeur avec laquelle les Madelinots se livrent à ces occupations successives, il m'a paru que ce qui les intéresse le plus, est le maquereau, ce beau poisson de mer au flancs d'azur, que nous connaissons si peu dans le Québec. Dans les derniers jours de mai, alors que l'eau devient plus chaude, arrivent des mers du sud les mouvées de maquereaux. Pressés par l'instinct générateur qui les appelle sur les bancs de Miscou, ils passent aux Iles sans s'arrêter. Période fiévreuse durant laquelle tous les hommes sont sur l'eau, jetant et ramenant le filet - le maquereau de printemps se tient à la surface et ne mord pas à ligne! Au bout de cinq à six jours la manne est passée et vogue vers le nord. Mais vers la fin de juillet le frileux poisson abandonne les côtes du Labrador - sa villégiature d'été - et reparaît dans les eaux de la Madeleine, en route pour ses quartiers d'hiver. Il se tient à cinq ou six brasses le profondeur cette fois, et mord à la ligne. L'appât, une rondelle découpée sous le ventre du maquereau lui-même , est fixé sur un gros hameçon qui fait corps avec une pesée de deux onces - la bulb. Pour attirer le poisson, on répand à la surface de l'eau un hachis composé de hareng salé et de coques, et aromatisé avec de la mélasse. La pêche du printemps donne souvent 30 quarts par barge, celle de l'été, de 15 à 25. Tous les pêcheurs entrent avec grand enthousiasme dans la pêche au maquereau d'été. Ils partent, dans les derniers jours de juillet, deux ou trois bottes ensemble, pour sonder, c'est-à-dire pour surprendre les avant-coureurs du banc migrateur. Au fort de la pêche, barges et bottes rentrent parfois au mouillage avec cinq ou six cents maquereaux, et la soirée se passe à préparer et à saler toute cette richesse. Commencée aux étoiles, la journée, souvent, finit aux étoiles.
Peut-être le lecteur, modeste pêcheur à la ligne, au ruisseau «derrière chez nous», se figure-t-il, au récit de ces pêches à la Tartarin, que les Madelinots sont immensément riches. La vérité est tout autre. Le poisson ne se vend pas cher sur place, et à la mer comme ailleurs, le capitaliste exploite parfois le prolétaire. Mais surtout, les dépenses, très fortes, entaillent profondément les bénéfices bruts. Et puis, retenons que c'est en trois mois de travail à la mer que le Madelinot doit gagner la vie de sa famille, car la terre malgré sa fertilité sera toujours une occupation secondaire, pour les jours de débauche, c'est-à-dire les jours de vent et de grosse mer.
La séculaire indifférence à l'égard de la terre tient sans doute à la passion de la pêche et à l'exiguïté des domaines, mais aussi à des causes historiques.
En effet, les proscrits de la Baie Française et de l'Ile-Saint-Jean pouvaient se croire à l'abri sur leurs rochers et leurs dunes, lorsque vers 1788, le hasard voulut qu'une frégate anglaise portant à son bord Lord Dorchester, vînt reconnaître l'archipel de la Madeleine. La frégate était commandée par Sir Isaac Coffin. «Ce jour-là, écrit Faucher de Saint-Maurice, le temps était clair, le ciel serein, et un soleil chaud et bienfaisant, enveloppait dans ses effluves les crêtes et les pics empourprés des Iles. Toutes les lunettes de la frégate étaient braquées vers ce paradis terrestre, celle de Sir Isaac plus que les autres; puis, quand elle eut scruté l'horizon et fouillé à l'aise l'archipel qu'on longeait en ce moment, l'officier anglais la déposa gravement sur son banc de quart, et se tournant vers Lord Dorchester, le supplia de lui concéder les Iles qui gisaient devant lui. Comment refuser quelque chose à un capitaine de frégate qui n'a cessé de vous combler durant toute une traversée?» Le nouveau potentat promit de faire droit à la requête de Sir Isaac, et le 31 juillet 1787, il lui adressait officiellement la concession. Ce royal cadeau était fait à la condition, «sous peine de nullité, de permettre la libre entrée et sortie de ces îles aux sujets anglais qui désireraient venir y pêcher, et de les laisser abattre le bois nécessaire à leur chauffage et à l'exploitation avantageuse de leurs pêcheries».
C'était commettre une irréparable injustice et frapper à mort le développement et l'avenir du Royaume du Poisson, d'autant plus que le nouveau propriétaire obligea les occupants à prendre des titres sous forme de bail emphytéotique. Aussi, depuis cette fatale date, les Madelinots, ne pouvant posséder leur terre, ne se sont livrés qu'au travail nécessaire pour vivre, et suivant la pittoresque expression de Faucher de Saint-Maurice, ils ne connaissent que par ouï-dire les jouissances de la propriété et de l'amour du sol. Le gouvernement provincial est intervenu pour améliorer le sort des insulaires, qui peuvent maintenant, à certaines conditions, devenir francs-tenanciers; cependant l'antique régime féodal continue de régner, et la plupart des habitants paient encore la rente au seigneur ou à la compagnie qui a affermé ses droits.
Contrairement aux avancés de certains voyageurs superficiels , le sol , sans cesse rafraîchi par les vents humides, est très fertile ,et les pommes de terre particulièrement, y acquièrent un développement magnifique, favorisé par l'absence complète de parasites. Peut-être le jour viendra-t-il où les richesses du sol, s'ajoutant aux richesses de la mer, feront des Madelinots, des privilégiés de la vallée de larmes, des Édénites dont les malheurs historiques ont tout expié, et désarmé le bras du chérubin à l'épée de flamme!
Le lecteur se sera sans doute posé plusieurs fois cette question : Que font les Madelinots, l'hiver? Je réponds: Ils font ce qu'ils n'ont guère eu le temps de faire l'été: ils dorment, ils mangent, ils s'amusent.
La pêche - je l'ai dit plus haut - est pratiquement finie en septembre, bien que les belles journées de l'automne trouvent encore les barges sur les fonds de morue. Le mois d'octobre est occupé par les corvées de labour et de battage, qui donnent lieu à des repas et à des veillées, modestes préludes des grandes réjouissances de l'hiver.
La Toussaint! Le moment est venu de se préparer à l'hivernement. Selon un usage immémorial, les Madelinots achètent alors tout ce dont ils auront besoin durant l'hiver: habits, chaussures, charbon, farine, sucre, car, dès décembre, les relations avec la grand'terre sont complètement coupées, et l'on n'est jamais sûr que l'approvisionnement des marchands suffira. Toutes les précautions dûment prises contre le froid et la famine, les pêcheurs vont hâler les barges et les bottes, déverguer les voiles, démonter les moteurs, et bientôt les centaines de quilles en l'air sur les rins de pêche, annoncent que les Madelinots ont fini de travailler. Le vapeur a déjà quitté les Iles, et les Madelinots sont prisonniers. Il n'y a plus qu'à vornusser (muser) jusqu'aux fêtes. Et l'on vornusse avec délices! Tout au plus, lorsque la glace recouvre la baie d'En-Dedans, va-t-on chercher au Nord une partie de son foin de dune ,histoire de se dégourdir les bras.
Mais voici qu’approche la fin de décembre. Les femmes commencent à s’agiter dans les petites maisons; les manches se retroussent, les cheminées fument plus fort dans l’air dense, et dans les coffres,au froid , s’empilent les rôtis et les tortasseries (pâtisseries). Évidemment, on ne connaît pas bien les Madelinots quand on ne les a vus à table qu’en été! Et puis , c’est Noël!…Noël! La belle nuit givrée avec la joie vibrante effusant des clochers, la course des traîneaux vers l’église sur la neige qui crie, sous les yeux ardents des étoiles! La Crèche et le petit Jésus de cire qui agrandissent les yeux des enfants; les vieux chants qui allègent l’âme des anciens; l’Hostie blanche qui vient à tous!
La Messe de Minuit ouvre pour les Madelinots une période continue de réjouissances, qui ne se termine qu’au Mercredi des Cendres, et dont on peut dire, comme de la conscience du juste, qu’elle est un festin continuel. Chez cette petite population profondément traditionaliste, les usages ont cristallisé en des formes séculaires et parfois curieuses. Ainsi, à Noël, le fils, invariablement, déjeune chez son père. Celui-ci, à son tour, est l’invité de son fils pour le premier de l’an. Ce jour- là aussi, toutes les marraines des Iles sortent du fond de leur coffre un beau pain de Savoie – un olaf – pour leur filleul; le parrain de con côté, fait un petit cadeau. Comme partout, les enfants sont les rois de la fête; ils reçoivent dès la première heure, une portion de dragées (le mot bonbon est inconnu). Ils vont ensuite par les routes voir leurs parents à tous les degrés et reçoivent de chacun une autre petite mesure de dragées. Le soir venu il y a grand tapage dans le Landerneau enfantin où l’on suppute, où l’on compare la moisson de friandises!
Pour le dîner du Jour de l‘An, on s’invite de vive voix sur le perron de l’église, sur le chemin ou de voiture à voiture. Ces invitations ne se refusent pas entre bons amis. Comme partout, l’après-midi se passe en visites, et la soirée réunit toute la famille chez le grand-père.
L’absence presque complète de lettres, de cartes de visites, de journaux, donne un caractère particulier à cette époque de l’année chez les Madelinots. Rien que le sans-fil qui donne, soigneusement filtrées, les grosses nouvelles, dactylographiées ensuite pour les sommités de l’endroit. Comme les loisirs sont interminables les Madelinots lisent alors les journaux qu’ils n’ont eu ni le temps ni le désir de déplier durant l’été. Quand ils sont fatigués de lire, ils attellent les traîneaux, se visitent par les chemins balisés de la Baie de Plaisance, du Havre-aux-Basques, de la Baie d’En-Dedans. C’est un joyeux tohu-bohu, un déplacement de familles entières qui vont à la ronde chez leurs parents, et ne rentrent parfois chez eux qu’au bout de huit jours. On se rencontre deux ou trois familles dans les petites maisons, mais la bonne volonté et l’ingéniosité aidant, tout s’arrange! L’étranger témoin de ces soupers pantagruéliques, où s’anéantissent des monceaux de viande et de tortasserie, ne se douterait pas que ces mêmes hommes, quand vient le temps de la pêche, sont d’une frugalité déconcertante, passant de longues journées au dur travail de la mer sans manger autre chose que du pain sec ou des tourteaux arrosés de thé froid.
Parfois, le gouvernement se souvient des quelques milliers d’électeurs emprisonnés au milieu du Golfe. Il leur envoie alors un brise-glaces qui débarque péniblement d’énormes sacs de malle dans les bottes venus au-devant de lui. Grande fête, alors, partout! Les journaux frais de deux mois, les lettres vieillies des parents du Saguenay, de la Côte-Nord, du Lac-au-Saumon, renouvellent un peu les sujets de conversation, depuis longtemps usés et ravaudés. On dit qu'à cette occasion tous les Madelinots et les Madelinotes en état de tenir une plume sortent l'encrier de la commode et tâchent de trouver quelqu'un sur la grand'terre à qui écrire!... De sorte que, quand le navire, déroulant dans le ciel vierge son panache évanescent de fumée grise, repart à travers les eaux désertes du Golfe, il emporte dans ses flancs d'acier des milliers de lettres où les beaux mots acadiens expriment avec la nuance qui leur est propre, toute la gamme infinie des sentiments humains depuis le banal souvenir des rencontres de hasard, jusqu'au cri quasi divin de l'amour maternel!…
Durant l'été, si l'on n'a guère le temps de manger ni de dormir, on pense encore moins à nocer. Aussi les mariages ont-ils presque toujours lieu entre Noël et le Mercredi des Cendres. Aussitôt qu'il est bien avéré qu'à telle date Edmond à Alphé s'unira à Louise à Jean, les femmes des environs viennent d'elles-mêmes offrir leurs services pour faire les tortasseries. Deux jours avant les noces, deux voitures portant, l'une, le suivant et la suivante, l'autre, les futurs époux, passent par les chemins pour les invitations. Celles-ci se font oralement, à la façon patriarcale, au moyen d'une formule consacrée que l'on répète à chaque maison : «Vous êtes priés de la part d'Alphé et d'Estelle, de venir prendre le dîner à trois heures». Le déjeuner et le dîner se prennent chez la mariée; on soupe et l'on veille chez le marié. Pendant leur lune de miel, les époux vont rendre leur visite à tous ceux qui ont assisté à leurs noces, ainsi qu'à leurs parents et amis. C'est la ratification, et, pour ainsi dire, la consécration populaire de leur accord conjugal.
Au chapitre des réjouissances, disons encore que la Chandeleur, chez les Acadiens des Iles, est une grande fête, soulignée par dîner, souper et veillée dans chaque canton (groupe de trois ou quatre maisons rapprochées). Vers cette époque aussi a lieu une espèce de grande tombola organisée annuellement depuis quarante ans pour le soutien du Couvent. Cette tombola - dite Fishing-Pond pour une raison obvie - met en mouvement les Madelinots d'un bout à l'autre de l'archipel. Durant deux ou trois jours, le Havre-aux-Maisons ressemble à Jérusalem durant la Pâque. Il y a dîners - toujours! - pêche aux objets, ventes, audition de contes du terroir, débités par des conteurs de renom, et le tout se termine par la mise à l'enchère d'un superbe pain de Savoie, chef-d’œuvre de tortasserie! Les jeunes gens de la même île réunissent leurs mises et cette vente est, en réalité, une lutte de clochers. Le groupe auquel le pain de Savoie est adjugé - pour une somme qui va quelquefois jusqu'à quatre-vingts piastres - organise immédiatement pour manger sa victoire, une fête de jeunesses qui est l'un des grands événements de la saison.
Il ne reste plus maintenant au programme que quelques dîners, soupers et veillées à l'occasion du carnaval, après quoi le Carême vient rappeler aux Madelinots, en train de l'oublier, le Memento quia pulvis es!
Depuis trois mois, on n'a rien fait qui vaille, ou si peu que rien! Tout à la douceur du présent on n'a pas songé à l'avenir. On se met courageusement à faire pénitence, car ici les rigueurs de l'Église ne comportent guère d'adoucissements. On raccommode les filets, on arrange les vieilles cages, on en fabrique de nouvelles. Pour économiser le charbon qui baisse, on va chercher de temps en temps, dans la dune de la Pointe-au-Loup ou de la Grande-Étang, un voyage de maigres broussailles. Les pêcheurs qui s'occupent du hareng réparent leurs trappes et remplissent leurs glacières. Enfin, on commence tout doucement à se préparer pour les glaces qui vont ouvrir le cycle séculaire du travail des Madelinots.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Malgré toute la chaleur de l'hospitalité acadienne, malgré aussi tout le soin que l'on met à vous le faire oublier, il est difficile de ne pas sentir toute la largeur du fossé qui sépare les Canadiens-Français et les Acadiens. Et c'est la seule impression moins agréable que j'aurai emportée des Iles de la Madeleine. Faut-il essayer d'analyser un peu ce sentiment et d'en dégager la formule et les causes?
Si l'on considère les trois rameaux principaux de la grande famille française: le Français d'Europe, le Canadien-Français et l'Acadien, il semble qu'ils forment une série où les rapports de celui-ci et de son frère de France: attitude du frère cadet, longtemps délaissé par son aîné qui a mieux réussi; attitude du frère absent qui, pendant que son aîné jouissait des douceurs de la paix au foyer paternel, a mangé le pain noir de la défaite et de l'humiliation; attitude enfin du blessé de la vie, qui répugne à assumer le rôle de parent pauvre.
On sait à quel prix, nous autres, Canadiens-Français - protégés cependant par des traités et des capitulations généreuses - avons assuré notre pain sans le mendier à la porte du vainqueur, défendu la langue des ancêtres dans la chaumière et dans l'école, préservé notre âme française et catholique, bâti de nos mains notre système d'enseignement, développé une littérature et un art nationaux. Nos frères les Acadiens, frappés dans leur chair et dans leurs biens, dispersés comme feuilles mortes par vent d'octobre, chassés de partout, et repoussés à coups de pique des rivages où venait toucher la proue de leurs barques, les Acadiens, dis-je, ont, un long siècle durant, dirigé tous leurs efforts vers la survivance, la concentration, réunissant toujours, sans se lasser jamais, les cendres dispersées de leurs foyers détruits! Mis à la terrible école du malheur, ils eurent pour maîtres le crucifix et leurs prêtres, de qui ils apprirent la plus nécessaire et la plus ignorée de toutes les sciences, la science pratique de la vie.
Faut-il s'étonner cependant de ce que, courbés sous le labeur quotidien, loin des centres d'instruction, ils aient été privés longtemps - plus longtemps que nous - de la nourriture intellectuelle et de l'arme du savoir? Et cette avance que nous avons sur eux - et que le peuple exagère certainement - n'est-elle pas pour quelque chose dans leur attitude à notre égard? Mais j'ajoute tout de suite que les efforts surhumains d'un clergé ardemment patriote - du Père Lefebvre pour ne citer qu'un nom - ont maintenant assuré aux Acadiens cette nourriture et cette arme. Ils ont aujourd'hui une belle organisation d'écoles primaires, un enseignement secondaire en voie de développement qui a produit des hommes remarquables, et donné à leur race une voix respectée dans les conseils des provinces atlantiques.
De grâce, chers Madelinots, qu'une bonne fortune providentielle a rattachés à la vieille province française et catholique, cessez de nous regarder avec ces yeux-là! Nous ne sommes pas des parvenus et vous n'êtes pas des miséreux. Fils d'une même mère, ayant les mêmes amours, avec le même sang pour les concevoir et la même langue pour les exprimer, soyons frères tout bonnement, et de nos bras jeunes, entourons le cou de notre autre mère, l'Église du Christ!
Et puis, restez ce que vous êtes, Madelinots, pittoresques et bons. N'enviez pas aux gens de la grand'terre leur vie plus compliquée et leur luxe décadent. Aimez d'amour vos Iles natales,
Votre petit coin de terre
Perdu, là-bas, aux grandes eaux!...
Attachez-vous à leurs falaises ardentes, à leurs gazons verts et à leurs sables d'or! Pauvres Acadiens pèlerins, n'allez pas reprendre encore une fois la route de l'exil!
Et si l'espace ne vous suffit pas, si les petites maisons aux quatre pignons verts sont trop pressées les unes contre les autres, s'il vous faut essaimer et dire adieu aux Demoiselles du Havre-au-Ber, aux vallons fleuris du Havre-aux-Maisons, aux blanches flottilles de l' Étang-du-Nord et aux caps sauvages de la Grande-Entrée envolez-vous par groupes serrés, vers nos régions neuves et françaises du Lac Saint-Jean et de la Matapédia, pour nous enrichir de vos bras robustes, de vos cœurs priants et de vos antiques vertus.

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