Le fait et l'absolu
Mais il y a ici au moins un problème, que le philosophe Ludwig Wittgenstein décrit ainsi: «Dans la mesure où l’éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être une science1.» Or il se trouve que la vision du monde dominant notre civilisation repose tout entière sur la science et sur rien d’autre. Nous voguons sur un océan de faits, mais aucun ne peut étancher notre soif.
Pendant quelques siècles, la destination nous a été montrée par une théologie qui, par définition, ne tolérait pas de questions, ou les tolérait très mal2. La religion étant désormais confinée au domaine du privé, dans des sociétés pour longtemps multiculturelles, nous ne pouvons plus l’invoquer comme fondement d’un consensus social. Les autres tentatives de définir la destination, comme celle de Teilhard de Chardin par le point Oméga, version moderne de l’entéléchie aristotélicienne3, aussi inspirantes soient-elles, ne sont pas plus recevables, puisque notre civilisation ne reçoit que des faits, et encore seulement ceux qui proviennent d’un cadre très étroit.
Mais c’est également un fait que ni la technique, ni la connaissance scientifique, ni l’argent, ni la hausse du PIB n’ont remplacé Dieu pour indiquer aux hommes où aller et que faire de leur liberté nouvellement conquise. Collectivement, nous sommes dans la situation où nous avons désespérément besoin de quelque chose dont nous intuitionnons l’existence mais que notre pensée ne peut pas concevoir à l’aide de la science qui est notre outil de prédilection. Notre esprit a besoin d’absolu, notre raison ne nous propose que des faits. Certains en ressentent une sorte de dissonance cognitive faisant apparaître la société comme un système hors de contrôle qui nous contraint sans que nous puissions y échapper. Et c’est ainsi que la quête de liberté d’une civilisation finit dans un aveu d’impuissance.
Si, comme le dit Wittgenstein, l’éthique est «surnaturelle» (au-delà des faits), combien de temps s’écoulera-t-il avant que l’idée d’une dimension proprement transcendante fournisse à la liberté un point de repère social consensuel? Est-il seulement possible de retrouver ce genre d’harmonie? En fait, la question est sans importance: la réalité est que notre désir de sens, par l’espoir d’un consensus qui soit notre langage commun, est la seule voie qui se présente à l’esprit et puisse le satisfaire.
Donc, je ne sais pas comment ce consensus se fera, s’il se fera. Mais je crois que les désordres et le non-sens engendrés par le défaut de transcendance appellent l’émergence d’une éthique renouvelée ou, à tout le moins, de la quête d’une éthique. Cela semble désormais manifeste si on considère le nombre d’ouvrages qui se publient sur la question.
La transcendance n’a jamais qu’une direction: l’Autre que soi, le non-soi. La responsabilité, nous le savons, pointe directement vers l’Autre. Mais nous avons oublié, ou peut-être jamais compris, que la liberté s’appuie et s’élève sur la responsabilité. Ce qu’il faut dire et rappeler, aujourd’hui, est très simple: la responsabilité est le fondement même de la liberté, elle est ce qui lui permet de s’élever et, parfois, d’atteindre au sublime. Ce qui doit nous intéresser prodigieusement — parce que c’est une question vitale pour les individus comme pour la société — c’est de découvrir comment la responsabilité envers l’Être-du-monde donne sa plénitude à la liberté et lui permet d’aller jusqu’au bout du chemin.
1. Ludwig Wittgenstein, «Conférence sur l’éthique», dans Leçons et
conversations, Paris, Gallimard, «Folio essais», 1992, p. 155.
2. Le judaïsme est l’exception à la règle: en tant que religion non
achevée (l’attente du Messie continue), la discussion y existe sous une
forme élaborée. Voir à ce sujet, Jean Mouttapa, Dieu et la révolution du
dialogue, Paris, Albin Michel, 1996.
3. Selon Aristote, l’entéléchie est l’état d’achèvement d’une réalité.