Le Bernin et l'étude de l'antique

Johann Winckelmann
Extrait des Réflexions sur l'imitation des artistes grecs en sculpture et en peinture, publié en 1755. Pour Winckelmann, l'étude de la statuaire antique est la voie royale qui mène au grand art. L'étude de la nature, que recommandait le Bernin aux jeunes artistes, conduit «à la perfection par une route plus ennuyeuse, plus longue et plus difficile que l'étude de l'antique». Voir à propos le passage sur Raphaël.
On sait que le fameux cavalier Bernin avait trop de connaissance et de goût pour embrasser cette étrange opinion dans toute son étendue; cependant il était bien éloigné de regarder l’étude et l’imitation de l’antiquité comme une règle essentielle aux artistes. Il prétendait d’ailleurs que la nature avait donné à toutes ses productions les différents degrés de beauté qui appartiennent à chacune, et que c’était à l’art à découvrir ces beautés, à les combiner, et à les rendre avec élégance et vérité. Il était aussi, comme on sait, un de ceux qui ne voulaient pas reconnaître la supériorité des Grecs dans l’imitation de la nature choisis, et dans l’expression du beau idéal. Il avouait, à la vérité, que la beauté supérieure de la Vénus de Médicis l’avait pendant longtemps prévenu en faveur des Grecs et lui avait donné une très haute idée de leur supériorité sur tous les autres modèles; mais il se vantait d’avoir enfin triomphé de ce préjugé par une suite d’observations et d’études qui lui avaient fait voir que toutes les beautés de cette fameuse statue existaient actuellement dans la nature (I).
Examinons un moment cet aveu remarquable: on peut en tirer un argument contre l’artifice qui l’a fait, et une preuve frappante de l’excellence des ouvrages Grecs. Bernin reconnaît que la Vénus de Médicis lui a fait voir des beautés dans la nature qu’il n’y avait pas encore découvertes, et que vraisemblablement il n’y aurait jamais cherchées, puisque cette statue a pu seule lui en faire imaginer l’existence. Que faut-il donc conclure de sa déclaration? C’est qu’il est évident que les plus belles lignes de beauté se découvrent plus aisément dans les statues grecques que dans la nature même; qu’elles y sont moins dispersées, et qu’elles produisent une impression plus puissante et plus sensible, étant réunies dans ces copies sublimes, que lorsqu’elles sont éparpillées dans l’original.

En convenant que l’étude de la nature est absolument indispensable aux artistes, il faut convenir aussi que cette étude conduit à la perfection par une route plus ennuyeuse, plus longue et plus difficile que l’étude de l’antique. Les statues grecques offrent immédiatement aux yeux de l’artiste l’objet de ses recherches: il y trouve réunis dans un foyer de lumière les différents rayons de beauté divisés et épars dans le vaste domaine de la nature. Ainsi quand le Bernin exhortait les jeunes artistes à étudier la nature choisie, il leur donnait sans doute un bon avis, mais il ne leur montrait pas la route la plus courte pour arriver à leur but.


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(I) Voyez Baldinucci, Vita del cav. Bernino
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