Le déficit protéïque dans l'industrie laitière

Godbout Jean-Yves
Sélection assistée par ordinateur, manipulations génétiques, soit! Mais à quelles fins? Pour améliorer les lignées de vaches? Mais selon quel critère? Pour que chaque vache rapporte davantage? Y compris dans l'hypothèse où c'est le taux de matière grasse, plutôt que le taux de protéïne qui est le facteur déterminant dans l'établissement du prix du lait? Que penser d'une industrie laitière consistant à fabriquer des monstres dont la santé deviendra de plus en plus fragile au fur et à mesure que s'accroîtra leur productivité, laquelle repose sur l'aptitude à produire une matière grasse mauvaise pour la santé des consommateurs humains?
Le lait est composé d’eau, de lactose, de gras, de protéines, de minéraux comme le calcium et d’autres éléments existant à l’état infinitésimal. La biologie moléculaire nous a familiarisés avec les protéines. Elles-mêmes constituées d’acides aminés, elles sont la base de la structure et du fonctionnement des êtres vivants. Quand nous digérons une protéine contenue dans un aliment, nous la décomposons, nous dissocions les divers acides aminés qu’elle contient. Dans la banque d’acides aminés ainsi constituée, notre organisme prélève ceux dont il a besoin pour construire les protéines dont il est lui-même fait. Il y a des protéines dans tous les aliments, mais l’équilibre des acides aminés est reconnu meilleur dans les protéines du lait que dans celles qui proviennent des végétaux.

Au lieu de présenter de tels avantages par rapport au gras d’origine végétale, le gras du lait présente plutôt des inconvénients. D’abord parce qu’il est l’un de ces gras saturés qui ont si mauvaise réputation auprès des nutritionnistes et ensuite parce qu’il contient une grande quantité de calories: 21/4 (deux et quart) fois plus que la plupart des autres éléments contenus dans d’autres aliments. Les calories sont ce qui fait grossir et à cet inconvénient s’ajoute le fait qu’il faut probablement plus d’énergie (calories sous une autre forme) et donc plus d’argent pour les produire que pour produire les autres composants des aliments.

N’en déplaise aux gourmets, c’est donc à cause de ses protéines et non à cause de son gras que le lait est un aliment précieux. Que nos gourmets se rassurent toutefois: même dans le lait le plus protéique, il restera toujours assez de gras pour satisfaire leurs désirs. Le prix de la satisfaction de leurs désirs de matière grasse sera seulement plus élevé que le prix de la satisfaction de leurs besoins en protéines, du moins si le bon sens et les lois du marché sont respectés.

On ne s’étonnera donc pas de ce que, année après année, le rapport annuel du gatt contienne l’avertissement suivant: «Il existe peu de substituts des protéines du lait et, même à un niveau de prix plus élevé, elles [lesdites protéines] sont en position de force dans la concurrence avec les protéines végétales. Il n’en va pas de même pour les matières grasses laitières qui subissent une concurrence très dure des matières grasses végétales, en même temps que les conseils diététiques freinent la demande de matières grasses en général. Par contre, ces conseils stimulent la demande de protéines laitières.»1


Vers des années de vaches protéiques

Le message est clair: il faut réduire le taux de matière grasse dans le lait et accroître le taux de protéine. Comment le faire? La sélection génétique des vaches est le moyen qui conditionne tous les autres, au premier rang desquels se trouve l’alimentation. Il y a des vaches qui, à cause de leurs gènes, et donc de la lignée à laquelle elles appartiennent, produisent plus de protéines que les autres. Il convient donc de favoriser le développement de ces lignées.

Comment y parvenir rapidement? Ici encore le bon sens le plus élémentaire indique le moyen le plus efficace: fixer le prix du lait d’abord en fonction du taux de protéine.

Au Canada, on a commencé à tenir compte du taux de protéine il y a seulement deux ans et on l’a fait si timidement (le gras demeure un facteur positif) que la sélection des vaches continue de se faire en fonction du taux de matière grasse. Pour bien comprendre cette situation aberrante, il faut toutefois prendre de nombreux autres facteurs en considération.

L’ignorance n’est pas le principal de ces facteurs. Il faut le rappeler par souci de justice à l’égard des experts québécois et canadiens dans le domaine. Dès 1967 en effet, une Commission royale d’enquête sur l’agriculture au Québec, la Commission April2, reprenant des recommandations de la fao en 1963, lançait un avertissement au secteur laitier, et l’enjoignait de compléter, dans un délai maximal de dix ans, l’élaboration et la mise en œuvre d’un nouveau mode de paiement du lait au producteur. Bien entendu ce nouveau mode devait faire une large place au taux de protéine. Les décisions réclamées se feront attendre jusqu’en 1992.

Certes les responsables de ce retard ont des excuses. Même au milieu des années 80, certains analystes parlaient du lait écrémé en poudre comme d’un sous-produit. Il faut dire aussi que les techniques d’analyse de routine du lait n’étaient vraiment au point que pour le gras. Il n’en demeure pas moins que l’adaptation s’est faite d’une manière anormalement lente.


L’effet «miuf»

Au Canada, le secteur laitier bénéficie de la gestion de l’offre, c’est-à-dire que, grâce à des quotas et à des prix de soutien, le secteur est protégé de la concurrence internationale qui impose des prix beaucoup plus bas qu’au Canada. Le quota est la quantité de composants laitiers que le producteur a le droit de produire. Mais, comme ce quota est basé sur le gras, et qu’il détermine l’ampleur du secteur laitier au pays, donc en bonne partie le revenu des producteurs, transformateurs, etc., l’on comprend pourquoi le gras prend tant d’importance. Quant aux prix de soutien, ce sont des prix «planchers» auxquels le gouvernement rachète le beurre et le lait écrémé en poudre aux transformateurs laitiers qui s’avèrent incapables de les vendre à un prix plus élevé. Ces prix planchers équivalent au coût d’approvisionnement en composants laitiers des transformateurs. Ils devraient donc servir de référence à toute la structure de prix nationale des produits laitiers.

Une production laitière ainsi gérée vise avant tout l’autosuffisance nationale. Logiquement, l’offre et la demande intérieures des deux composants laitiers devraient s’équilibrer, et ce, à des prix jamais inférieurs aux prix planchers. Autrement, il y aura surplus de l’un ou l’autre des composants et il devra être écoulé à perte. Ce système de gestion de l’offre est avant tout un choix social visant à protéger le secteur et à assurer un approvisionnement adéquat aux consommateurs, mais, bien sûr, à des prix plus élevés qu’ils ne le seraient en situation de libre marché. Mais là n’est pas le problème.

Il y a une analogie entre l’affaire des protéines du lait et l’affaire de la «miuf», cette mousse isolante à base d'urée-formaldéhyde qui a fait les manchettes pendant de nombreuses années. La «miuf» avait été recommandée par le gouvernement fédéral et pouvait ainsi donner accès aux programmes subventionnés d’isolation. Elle prenait par là de la valeur sur le marché et les entreprises avaient intérêt à la produire. On sait ce qui se produisit quand il fut révélé que la «miuf» pouvait avoir des effets nocifs pour la santé.

Dans le cas de l’industrie laitière, les interventions gouvernementales ont peut-être eu des effets semblables. Le premier faux signal donné dans ce cas par le pseudo-marché est qu’au Canada le prix de soutien relatif pour le gras (beurre) est démesurément élevé par rapport au prix de soutien de la protéine (lait écrémé en poudre). Les producteurs, payés sur la base de ces prix de soutien, en sont venus trop rapidement à la conclusion que le gras laitier continuerait d’être rentable dans l’avenir. Il se sont leurrés et ils continuent de se leurrer.

En 1993, le prix du beurre était de 1350 $us la tonne3 (certains pays le transigeant même bien au-dessous de ce prix4), alors qu’au Canada, son prix était d’environ 4000 $us la tonne. D’autre part, toujours en 1993, l’indice du prix international du lait écrémé en poudre représentait 2,5 fois l’indice du prix du beurre, et ce, sur la base d’un indice de prix égal de 100 en 1981 pour les deux produits. C’est donc dire qu’au niveau international, depuis le début des années 80, la valeur du gras laitier par rapport à celle de la protéine laitière, a chuté de façon dramatique. Les États-Unis ont très bien compris cela et, en 1993, leur prix de soutien du beurre ne représentait plus, par rapport à celui du lait écrémé en poudre, que le tiers de ce qu’il était moins de 10 ans auparavant. Au Canada, bien au contraire, le ratio s’est maintenu durant la même période. Point n’est besoin de dire que les prix faussés qui en résultent au Canada se répercutent dans toute la filière laitière. Le Canada impose actuellement des tarifs douaniers de 350% pour le beurre. Que deviendra notre industrie laitière quand ces tarifs disparaîtront5.


Ces faux cadeaux que les contribuables se font à eux-mêmes

Le deuxième faux signal envoyé au secteur laitier vient du marché du lait dit de consommation, c’est-à-dire «le lait que l’on boit». Dans ce cas, les consommateurs des laits les moins gras (1% et écrémé) paient, en proportion, beaucoup trop cher par rapport à ceux qui achètent les laits les plus gras (2% et 3,25%).

Chers lecteurs, prenez un crayon s’il le faut et faites quelques petits calculs. Votre avenir est en jeu. Le quatre litres de lait à 2% (de gras) coûte 0.20 $ de moinsque le quatre litres à 3,25%. Ce 0.20 $ équivaut à la valeur marchande du 1,25% de gras qui a été prélevé à la laiterie. Une règle de trois nous apprend qu’à ce compte-là le quatre litres à 1% devrait coûter 0,16 $ de moins que le quatre litres à 2%. La différence en réalité n’est que de 0,04 $. Un cadeau de 0,12 $ est donc fait à l’acheteur de lait à 2%. C’est là de toute évidence une façon d’écouler le surplus de gras produit par l’ensemble de l’industrie. C’est là aussi un faux signal à l’intention des producteurs. Le producteur, grâce aux prix de soutien, reçoit 5,50 $ par kilo de gras. Ce même gras est vendu 1,00 $ au consommateur, si l’on fait le calcul en prenant comme base le 0,04 $ de différence entre le quatre litres à 2% et le quatre litres à 1%. Décidément il est grand temps que les vaches canadiennes regardent de l’autre côté de la clôture.

On peut rétorquer que ce genre de solde peut faire l’affaire des consommateurs du lait à 2%, qui est présentement le «plus gros vendeur». À ce sujet, il faut bien réaliser qu’il n’y a là aucun cadeau réel au consommateur, parce que le secteur laitier doit récupérer ailleurs le coût de ses cadeaux.

L’attitude du secteur laitier face au revirement nécessaire rappelle une phrase célèbre de Schopenhauer: «Toute vérité passe à travers trois étapes: Elle est tout d’abord ridiculisée. Ensuite, elle est violemment contestée. Finalement, elle est acceptée comme évidente.» Le secteur laitier n’est malheureusement pas encore à l’étape de l’évidence...


Le Canada importe du beurre même s’il en produit trop

En 1993-94, les producteurs vont vraisemblablement avoir déboursé 135 millions de dollars en retenues sur leurs paies pour écouler les surplus de production, dont la plus grande part est directement ou indirectement attribuable au gras. Dans ce domaine encore, le secteur fait preuve d’une incohérence flagrante: durant une bonne partie de 1993, il écoulait à perte, par l’exportation, des surplus de gras d’une valeur de plusieurs millions de dollars et, en fin d’année, malgré une marge de manœuvre très coûteuse qui est, semble-t-il, requise pour administrer le système de gestion de l’offre, il devait importer des tonnes de beurre pour combler les besoins canadiens. Pourquoi diable, exporter à très grandes pertes un produit de «luxe», à tel point qu’on en manque dans les mois qui suivent? Est-ce seulement un problème de planification?

Dans le cas du lait de consommation, beaucoup de gras est pratiquement «donné» aux acheteurs des laits gras. Par contre, étant donné que les producteurs doivent soutenir collectivement ce coût, globalement, les prix des produits laitiers, tels que fromages et yogourts, sont plus élevés qu’ils ne devraient l’être. Avis aux consommateurs.


Le lait et la santé

Quand deux ministères d’un même gouvernement se contredisent

En tant que secteur économique «géré» par l’État le secteur laitier constitue en quelque sorte un secteur social. Tout le monde sait que les intervenants en santé et bien-être, entre autres par l’entremise du Guide alimentaire canadien, exhortent la population à réduire sa consommation de gras, surtout de gras saturés, comme ceux que le beurre contient en grande quantité. Comment alors justifier l’incitation du secteur à faire consommer plus de gras, en pratiquant des écarts de prix inéquitables entre les laits les plus gras et les moins gras, en donnant, finalement, ce composant coûteux?

Comment justifier aussi la hausse du prix du calcium, dont l’organisme a également besoin? Lié aux protéines sur le plan biologique, le calcium est également sur le plan économique. En effet, en produisant plus de gras excédentaire qu’il ne devrait le faire, le secteur laitier produit des surplus accrus de lait écrémé en poudre — puisque l’un ne peut pas être vraiment produit sans l’autre — qu’il exporte à grande perte sur le marché international, alors que la population devrait payer près d’une fois et demie le prix international pour se procurer cette protéine laitière et le calcium qui lui est lié.


La révolution française de 1994

Il nous faut de toute urgence imiter la France. En octobre dernier on pouvait lire, dans une revue française, le signal donné aux producteurs: «Votre matière grasse sera moins bien payée, produisez-en moins»6. Le peuple du petit-lait et des protéines va bientôt s’emparer de la Bastille construite par et pour les gros producteurs de matière grasse. Certains en souffriront. Ce qui explique certaines résistances là-bas comme ici.

«Une vieille erreur a toujours plus d’attrait qu’une nouvelle vérité», dit un proverbe allemand. Voilà peut-être la meilleure explication de la lenteur des experts du secteur laitier, mais d’énormes sommes d’argent sont aussi en jeu. Les éleveurs qui possèdent présentement les taureaux se classant comme des élites, entre autres à cause de leur fort potentiel en production de gras, ne sont peut-être pas prêts à céder leur place à ceux qui possèdent des sujets ayant un faible potentiel dans ce registre.


Les consommateurs tenus dans l’ignorance

Les consommateurs, tout comme les producteurs d’ailleurs, sont dupes du mensonge officiel selon lequel il n’y a pas de surplus de gras. Ce mensonge est entretenu par les divers moyens utilisés pour promouvoir la consommation et la production de gras: produits laitiers gras bénéficiant d’une plus forte promotion que les produits allégés, écarts de prix inéquitables entre les divers types de lait ainsi qu’entre les autres produits laitiers, les gras et les allégés, etc. Prenez deux fromages mozzarella de votre marque préférée, l’un partiellement écrémé et l’autre à teneur régulière en gras. Quel que soit le format que vous achetiez, et qui sert de base à votre comparaison, ces deux fromages se vendent au même prix. Pourtant, celui qui est partiellement écrémé a un contenu en solides (éléments nutritifs) totaux moins élevé et les informations sur l’emballage, concernant la composition, nous indiquent que la différence de contenu tient au fait que, dans le produit écrémé, le gras enlevé a été en quelque sorte remplacé en bonne partie par de l’eau!

Et combien de consommateurs connaissent la réelle teneur en gras de leurs fromages préférés? On ne fait pas grand-chose pour leur fournir cette information. En effet, contrairement à la pratique courante en France, la méthode canadienne pour inscrire le pourcentage de gras sur les emballages de fromages ne permet pas au consommateur de prendre conscience du fait, qu’abstraction faite de l’eau, la très grande majorité des fromages courants non allégés sont composés d’environ 50% de gras et même plus.

Certaines associations de consommateurs ne semblent pas étrangères au statu quo dans le secteur laitier. De bonne foi, sans doute, une bonne foi inspirée par la peur d’une hausse du coût des produits allégés de plus en plus en demande, ces associations s’opposent à tout ce qui pourrait avoir l’air d’une augmentation du prix de soutien du lait écrémé en poudre. Elles pensent ainsi servir au mieux les intérêts de leurs membres. Ce n’est malheureusement pas le cas. Si le Canada veut arriver à un prix relatif du gras qui corresponde mieux aux exigences du marché international, l’on doit nécessairement hausser le prix de l’autre composant. Mais, comme le prix des produits allégés est déjà très élevé à cause des distorsions que nous avons évoquées, une augmentation du prix du composant de base des produits allégés ne produirait vraisemblablement pas de hausse appréciable du prix de ces produits, puisqu’ils sont déjà vendus bien au-dessus du prix correspondant à la valeur de leurs composants.

Les intérêts du secteur sont également mal servis par cette position des associations de consommateurs, puisqu’elle empêche celui-ci d’assurer le rééquilibrage tellement nécessaire des prix de soutien. La Fédération canadienne des producteurs de lait semble cependant avoir compris le problème, comme en fait foi une parution récente de la Terre de Chez nous, un hebdomadaire agricole québécois:

«La fcpl se félicite aussi de la décision de la Commission [Commission canadienne du lait] d’appliquer toute l’augmentation au prix de la poudre de lait. Mais elle réitère sa demande qu’on transfère en plus une partie de la valeur du beurre à la poudre de lait afin que les deux prix de soutien reflètent plus fidèlement les tendances du marché aux États-Unis et ailleurs dans le monde.»7

On entend aussi dire, depuis quelque temps, que certains diététistes recommandent les laits à 3,25% et à 2% pour les enfants et même pour les adolescents. Ceci découlerait d’un récent rapport de Santé Canada qui demande tout simplement de la flexibilité dans la réduction du gras chez certains enfants pour prévenir des carences en énergie. Mais le gras laitier étant un gras de «luxe», choisir le lait comme source de gras constitue-t-il le meilleur choix économique, en termes d’habitudes alimentaires à adopter, surtout pour les plus démunis? Ne vaut-il pas mieux offrir du lait à 1% à ces mêmes enfants, et leur donner du gras, végétal ou animal, provenant d’une source moins dispendieuse pour les préparer au jour où le gras laitier sera vendu à un prix réel?


La responsabilité des généticiens

Quant aux généticiens, ils s’en remettent à leurs savantes équations et à leurs ordinateurs. Mais, s’ils font «digérer» à ces derniers des données de base correspondant faussement à une rentabilité future pour le gras excédentaire, il est bien normal que le résultat de leurs recherches aboutisse à recommander une pondération positive pour ce facteur. De plus, eux aussi craignent peut-être de perdre leur crédibilité auprès des producteurs s’ils changent trop souvent leurs recommandations. Mais, n’est-ce pas là justement une bonne raison pour ne faire qu’un seul changement, global et rapide, tel un virage à 180 degrés? Par ailleurs, un argument choc que les généticiens utilisent pour justifier leur volonté de privilégier encore le gras est la fameuse corrélation génétique fortement positive existant entre les composants gras et protéine dans le lait produit. En d’autres mots, les généticiens prétendent que, s’ils attribuaient une pondération négative au caractère génétique «gras» dans leur équation, ceci se traduirait par une pénalité à l’amélioration du caractère génétique «protéine», puisque les deux sont intimement liés. Du fait de cette corrélation, la réduction de la proportion de gras, en rapport avec la protéine dans le lait, ne pourra se faire rapidement. Ainsi, même avec le maximum d’efforts pour tenter de réduire cette proportion, il restera toujours suffisamment de gras pour satisfaire les besoins limités du marché rentable.

D’ailleurs, cet argument de corrélation cache une réalité intéressante: il existe une corrélation qui semble encore plus forte entre l’eau et la protéine que celle qui existe entre le gras et la protéine. Pourtant, les recherches scientifiques ont démontré, dès 1990, que si on voulait une sélection génétique économiquement optimale, il faudrait effectivement appliquer une pondération négative au caractère «eau». Pourquoi en serait-il autrement dan le cas du gras?


Que le secteur laitier mette de l’eau dans son vin, non dans notre lait.

Le secteur tarde aussi à accepter l’idée d’une pondération négative du caractère «eau». Le Conseil canadien d’évaluation génétique allègue, entre autres, qu’on ne peut intégrer cette amélioration tant que le débat public n’aura pas été fait auprès des producteurs laitiers. On doit donc comprendre qu’il est urgent pour nous de provoquer ce débat et ainsi d’expliquer aux producteurs que les indices génétiques ne seront adéquats que lorsqu’ils incluront la pondération négative de l’eau. Comme dans le débat sur le gras, les preuves abondent et bien des pays ont pris la décision qui s’impose. C’est ce que la plupart des concurrents du Canada, à commencer par la France et les États-Unis, ont commencé à faire il y a longtemps. Le Royaume-Uni, l’Italie, l’Irlande, les Pays-Bas, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont fait le même choix.

De deux vaches il faut choisir, non pas nécessairement la moindre, mais en tout cas celle qui produit à la fois le moins de gras et le moins d’eau. Le nouvel objectif deviendrait ainsi de produire moins de lait, la quantité de lait découlant, rappelons-le, de sa teneur en eau. Mais produire moins de lait, n’est-ce pas une conversion un peu trop radicale pour des producteurs à qui les experts répètent depuis des décennies qu’ils doivent en produire davantage? Les producteurs ont heureusement tous assez de bon sens pour comprendre que les vaches ne sont pas sur la planète pour fournir de l’eau aux humains à la place du robinet.

De la quantité à la qualité: un nouveau paradigme se dessine

Ce tour d’horizon nous montre bien à quel point la société québécoise doit s’arrêter à réfléchir sur les destinées de ce qui occupe la plus grande partie de son territoire agricole, et qui fait sa fierté: le secteur laitier. Encore faut-il que les raisons d’en être fier soient vraiment fondées... Une enquête publique est absolument nécessaire pour mettre en lumière tous ces «vices» de fonctionnement, susciter un débat, et ainsi inciter le secteur laitier à franchir le cap d’un réel changement de paradigme. Le temps est révolu où les cultivateurs québécois pouvaient dire: «Le lait écrémé, c’est juste bon pour les veaux et les cochons.» Le gras laitier a de moins en moins d’avenir en consommation de masse. Les consommateurs sont aussi de plus en plus sensibilisés aux exigences d’une saine alimentation — qui inclut, bien entendu, des produits laitiers, mais pour la plupart, à teneur plus réduite en gras. Le secteur laitier doit prendre conscience de l’ampleur de ces réalités. En définitive, il doit s’aligner tout simplement sur sa seule raison d’être, la protéine — qui semble d’ailleurs vouée à un brillant avenir — tout en continuant à fournir, en juste proportion et à prix plus réels, aux amateurs de produits laitiers disons «moins allégés», leur ration de plaisirs gourmands.


Notes
1) GATT, Arrangement international relatif au secteur laitier, Le Marché mondial des produits laitiers 1993, 14ème rapport annuel, Genève, 1993, p.24.
2) Commission royale d’enquête sur l’agriculture au Québec, L’industrie laitière au Québec, Montréal, Gouvernement du Québec, pp. 146-147.
3) GATT, op. cit., tableau 12,
p. 24.
4) GATT, op. cit., pp. 49 à 51.
5) COLLINET Luc, «Paiement du lait et taux de matière grasse», Revue laitière française, Octobre 1993, p.16.
6) Voir note 5.
7) BELZILE, André, «Augmentation du prix à compter du 1er août», La Terre de chez nous, Semaine du 4 au 11 août 1994, p. 1.

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