Du Bellay grammairien

Remy de Gourmont
IV. Du Bellay grammarien (1)

Les grandes réputations sont assurées par la haine, bien plus souvent que par l’admiration. Ce sont leurs ennemis qui ont créé la gloire de Ronsard et celle de Victor Hugo. Malherbe et Boileau oublièrent de malmener du Bellay et c’est contre Hugo que répandaient leurs injures classiques les Viennet et les Baour-Lormian. Du Bellay et Vigny furent de grands critiques en même temps que de grands poètes; le public, qui goûte les spectacles émouvants, n’aime guère ni la critique des spectacles, ni la critique de la vie. Une romance ou une féérie lui plaît davantage qu’un chapitre de grammaire ou de philosophie; ce sont pourtant aux grammairiens de génie, comme du Bellay, que les hommes d’une race doivent d’avoir gardé un peu le sens de la beauté de leur langue; quand aux philosophes hautains à la manière de Vigny, ils préservent de l’humiliation optimiste, ainsi qu’un sel précieux, les démocraties trop disposées à se sourire, un peu bêtement, devant leur miroir. Ni du Bellay, ni Vigny, ne sont satisfaits; celui-là se met en colère contre le marotisme, dont la poésie est fardée et la prose tachée; l’autre, royaliste sans foi et stoïcien sans ferveur, se retire de l’action par mépris, et cache sa pensée, par dédain.


* * *


Du Bellay aime la langue française et en a le sentiment à un degré qui ne se retrouvera plus et qui, à l’heure actuelle, est tombé très bas. Les récents linguistes, échoués dans la méthode purement botanique et descriptive, ne font aucune différence entre les mots de vraie race et les immigrants barbares. La sérénité du Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld est glaciale. Ils enregistrent sans jugement les produits les plus hideux et les plus inutiles de l’impéritie des savants et des industriels. Le sens de la beauté verbale leur manque absolument. Un chimiste, s’il isole un nouveau gaz, ne craint pas de qualifier son odeur; un vocabuliste, s’il enregistre un nouveau mot, devrait noter son degré de conformité avec la langue où il veut entrer. Du Bellay aurait songé à cela. Lui, que l’on accusa, d’avoir, avec Ronsard, infecté le français de grec et de latin, il a une telle peur du sang aliène qu’il dit, à propos des mots de science empruntés au grec : « Ces mots la donques seront en nostre langue comme étrangers en une Cité. » Il conseille de les traduire ou de les expliquer par d’élégantes tournures cicéroniennes. Ceci est une erreur et qui ne sauverait les langues savantes de la barbarie que pour les condamner à l’imprécision.

La langue même dont se sert Du Bellay dans sa Deffence est toute pleine de mots nouvellement tirés du grec ou du latin, quelques-uns brutalement, d’autres avec une certaine adresse analogique. On connaît d’une façon certaine l’origine des plus communs en politique et en économie. Vers l’an 1350, Pierre Berceure, moine bénédictin, mit en français ce que l’on connaissait alors de Tite-Live, c’est-à-dire la première et la troisième décades et les neuf premiers livres de la quatrième. Dans le chapitre qui précède la table, Berceure établit un catalogue de tous les mots latins que, n’ayant pu traduire, il a francisés. On y trouve : Augure, Inauguration, Auspice, Chose publique, Colonie, Cohorte, Cirque, Enseignes, Expier, Faction, Fastes, Magistrats, Prodiges, Station, Sénat, Sénateur, Transfuge, Triomphe, Tribun du Peuple. À la même époque exactement, Nicolas Oresme, chapelain de Charles V et évêque de Lisieux, donna une liste analogue des mots qu’il avait francisés du grec ou du latin, à la suite de sa traduction de la Politique et des Économiques d’Aristote. On y trouve : Actif, Action, Aristocratie, Barbare, Contemplation, Démagogue, Démocratie, Despote, Héros, Économie, Illégal, Incontinent, Législation, Mélodie, Armonie, Mercenaire, Monarque, Monarchie, Oligarchie, Période, Philanthropes, Poèmes, Poétiser, Politique, Potentat, Préteur, Prétoire, Sacerdotal, Sédition, Spectateur, Spéculation, Tyrannie, Tyrannique, Tyranniser. N’est-il pas amusant de voir aujourd’hui les hurleurs démocratiques rédiger leurs fourberies et affoler le peuple en une langue qu’ils croient révolutionnaire, et qui fut créée au quatorzième siècle – en pleine nuit du moyen âge! – par un moine et par un évêque? On remarquera aussi, dans un ordre d’idées très différent, poèmes et poétiser; poétique est de vingt ou trente ans plus jeune; poète, beaucoup plus vieux, apparaît dès le douzième siècle.

Du Bellay venait donc un peu tard pour s’opposer à l’invasion. Ronsard fut le premier à lui désobéir; dans la suite, l’ancienne langue disparut presque tout entière sous la horde des nouveaux venus. Ils sont, d’ailleurs, loin d’être tous mauvais, et quelques-uns étaient indispensables.

Parmi les conseils linguistiques de la Deffence, les uns ont été écoutés et suivis, avec plus ou moins d’adresse; les autres dédaignés ou incompris. Du Bellay s’indigne qu’on ose traduire les poètes; ses raisons, qui sont excellentes, n’ont découragé personne. Il veut qu’on les imite, comme Horace et Virgile imitèrent les Grecs, et cette tendance, qui n’avait nul besoin d’être encouragée, a stérilisé pendant des siècles toute notre poésie lyrique. On ne peut lui reprocher de croire naïvement que les déclinaisons sont le fruit de la « curieuse diligence » des Grecs et des Romains; mais il a vraiment tort de ne pas sentir que les vers prosodiques sont impossibles en français, et d’ailleurs inutiles. Baïf, qui le crut sur parole, ne procréa que des monstres. Il est bien plus sage en cherchant, quoiqu’il s’en défende, à détourner ses contemporains d’écrire en latin. Qu’on apprenne les langues anciennes, le latin tout au moins; c’est indispensable même pour « faire œuvre excellent en son vulgaire »; mais il serait bien d’avis « qu’après les avoir apprises on ne déprisât la sienne ». Il appelle ceux qui écrivent en latin « des reblanchisseurs de murailles », montrant par là des gens qui s’attardent bien inutilement à vouloir faire du neuf avec du vieux. Mais, là encore, il ne fut pas entendu; quoique la grande période érasmienne fût accomplie, on écrivit encore en latin, et même des poèmes, pendant plus d’un siècle. L’usage eût d’ailleurs été bon à conserver au moins pour les sciences et dans les relations internationales. Le latin nous manque, et c’est irréparable, malgré qu’il y ait en circulation dix-huit langues universelles, toutes admirables, toutes recommandées par tout ce que compte l’Europe et l’Amérique de savants frivoles, de juifs internationaux et de journalistes ignorants. Que l’on ne puisse même plier le latin à la littérature, cela n’est pas assuré : Barclay a écrit en latin de curieux romans; pour vulgariser dans toute l’Europe les Lettres Provinciales, on les traduisit en latin; enfin ni Second, ni Marulle, ni Fracastor, ni plusieurs autres ne sont des poètes indignes. Ètre immédiatement compris de l’élite dans le monde entier, c’est un avantage. Ce qu’on donne n’est qu’une traduction, sans doute; du moins s’est-on traduit soi-même. Le conseil de Du Bellay était néanmoins excellent en un temps où la mode venait mépriser la langue française; il soupçonne que l’on estime le latin à cause de sa difficulté, « pour ce que la curiosité humaine admire trop plus (beaucoup plus) les choses rares et difficiles à trouver, bien qu’elles ne soient si commodes pour l’usage de la vie, comme les odeurs et les gemmes; que les communes et nécessaires, comme le pain et le vin. Je ne voy pourtant qu’on doyve estimer une langue plus excellente que l’autre, seulement pour estre plus difficile, si on ne voulait dire que Lycophron feust plus excellent qu’Homère, pour estre plus obscur; et Lucrèce que Virgile, pour cette même raison. »

L’examen qu’il fait des poètes français commence à Jean de Meung, qui lui semble représenter la plus haute antiquité connue. Un siècle plus tard, Boileau n’osa remonter si haut, quoiqu’il connût certainement Le Romant de la Rose. De là, renvoyant à l’épigramme où Marot énumère les poètes du XVe siècle, il passe à Lemaire des Belges, qui lui semble « avoir premier illustré et les Gaules et la langue françoyse »; mais il n’en recommande pas la lecture, ni d’aucun autre; il en revient toujours aux Grecs et aux Latins. Il faut bien reconnaître que la période qui a précédé l’avènement de la Pléiade fut des plus pauvres en poètes et que Marot, s’il a de la finesse, est un cerveau bien enfantin. Ronsard et Du Bellay sont d’un autre limon; un certain dédain leur est permis. À défaut des anciens, Du Bellay engage les poètes (qui lui obéirent volontiers) à imiter les Italiens et les Espagnols. Tout ce qui est de tradition française, hormis la langue qu’il aime et qu’il veut pure, lui répugne. Nous voici à l’endroit où il se met en colère contre les Jeux Floraux et les Puys; où il rejette « rondeaux, ballades, vyrelaiz, chants royaulx, chansons, et autres telles épisseries, qui corrompent le goust de nostre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de nostre ignorance ». Son enthousiasme amuse : « Jete toy à ces plaisans épigrammes… ces pitoyables (attendrissantes) élegies, … ces odes, incongnues de la muse françoyse… ». Et enfin : « Donne moy ces beaux Sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne ». Ici encore, et sans aucun dommage, Du Bellay fut entendu; le sonnet commença aussitôt de fleurir en France (2). Cela dura un siècle; puis la plante mourut. Sainte-Beuve en retrouva la graine. Il n’oublie rien, ni les églogues, ni les comédies et tragédies, par quoi, selon son vœu, le vieux théâtre français va périr étouffé; ni le « long poème », mais que nul ne réalisera, ni de son temps, ni jamais. C’est peut-être que son conseil ne fut pas suivi à la lettre. Il eût voulu que l’on reprît Tristan ou Lancelot pour essayer de donner une beauté neuve à ces vieilles légendes. Il ne semble d’ailleurs en connaître que les thèmes ou les récentes imitations en prose. Mais c’était voir clair. À une époque où on lisait encore les banales et prolixes transcriptions des vieux poèmes français, il eût été possible de les faire revivre sous une forme moderne; Ronsard ennuya avec Francus que tout le monde ignorait; on eût écouté l’histoire d’Amadis ou celle de Fierabras.

On a dit sa crainte du mot étranger; il revient à cette question dans la seconde partie de la Deffence. Il veut, et c’est une idée excellente, que l’on francise hardiment tous les noms propres « de quelque langue que ce soit ». L’un des vieux mots qu’il recommande, asséner (frapper), est rentré dans la langue; un autre, isnel (léger), n’a pu se faire reconnaître, malgré que Du Bellay ait lui-même donné l’exemple de son emploi :
    Dieu leur a donné des aisles
    Qui sont bien assez isnelles
    Pour voler jusques aux cieux.
Si le vers français ne peut être prosodique, au moins qu’il soit rimé richement. Les poètes firent de leur mieux; mais aucun, si ce n’est Théodore de Banville, ne rima plus richement que Rutebeuf, trouvère du treizième siècle. Du Bellay, dont la sensibilité est exquise, réprouve les rimes de brèves et de longues du même son, telles que passe et trace. Mais les poètes, qui devenaient des scribes, de plus en plus, ne comprirent pas. Que ne l’a-t-on écouté, du moins, quand il demandait que l’adjectif fût substitué à l’adverbe : Il vole léger, pour Il vole légèrement. L’uniformité de l’adverbe est une des taches de la langue française. Il avait raison encore, quand il conseillait aux écrivains de fréquenter, autant que les savants, « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, sçavoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usitez en leurs Arts et Métiers, pour en tyrer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses ». Les langues des métiers ont toujours été admirables; celles des sciences sont hideuses : rien ne prouve mieux que la fonction linguistique est une fonction populaire. Un « ignorant absolu » ne peut pas plus se tromper linguistiquement qu’un oiseau qui chante ou qu’un chat qui miaule. Toutes les manières de « mal parler » qu’on relève dans le peuple proviennent d’en haut, un instinct de maladroite singerie portant les ignorants à imiter ceux qui croient savoir. Du Bellay aurait eu bien du chagrin s’il lui avait été donné d’assister à cette constante dégradation de la langue française, dont nous sommes les témoins impuissants.

Il est le poète le plus sûr et le plus pur du seizième siècle. Ses hardiesses et ses intempérances se poussent toujours dans le sens de la beauté linguistique. Ronsard, pourtant bien délicat d’oreille, obéit surtout à la sensibilité visuelle. L’un est d’abord musicien, l’autre est d’abord peintre. Mais l’éducation de l’oreille était rudimentaire alors; et c’est le peintre des intimités sentimentales qui « a cueilli le laurier ». Pour des motifs inverses, venus en un temps fou de musique, Verlaine nous a paru délicieux; Sully-Prudhomme, insupportable et fade. Il faut que la forme de la sensibilité d’un poète s’accorde avec la sensibilité générale de sa génération. Là est le secret; là est la gloire.

Notes
(1) Joachim du Bellay, La Deffence et Illustration de la Langue françoyse. Imprimé à Paris pour Arnoul l’Angelier, tenant sa bouticque au second palier de la grand’sale du Palays, 1549. Avec Privilège (réimpression sous la direction de Léon Séché).
(2) C’est sans doute à Pelletier, du Mans, que Ronsard et Du Bellay doivent la connaissance du sonnet (Revue de la Renaissance, p. 133 et suiv.)

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