Pour jamais

Jean Racine

Antiochus fait ses adieux à Bérénice, qui lui préfère Titus, lequel fait passer la gloire avant l'amour.

Antiochus

Que vous dirais-je enfin? Je fuis des yeus distraits,
Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.
Adieu. Je vais le coeur trop plein de votre image
Attendre en vous aimant la mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur
Remplisse l'univers du bruit de mon malheur:
Madame, le seul bruit d'une mort que j'implore
Vous fera souvenir que je vivais encore.
Adieu
[...]
Je la verrai gémir; je la plaindrai moi-même.
Pour fruit de tant d'amour, j'aurai le triste emploi
De recueillir des larmes qui ne sont pas pour moi.

Titus
Mon coeur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pourrait un jour nous désunir.
[...]
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme,
Tout l'empire parlait: mais la gloire, madame,
Ne s'était point encore fait entendre à mon coeur
Du ton dont elle parle au coeur d'un empereur.
[...]
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.

Bérénice
Hé bien! régnez, cruel; contentez votre gloire:
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même, j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais adieu.
Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cru est affreux quand on aime?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus!

L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence?
Ces jours, si longs pour moi, lui sembleront trop courts

Autres articles associés à ce dossier

Racine

Charles-Augustin Sainte-Beuve

I Les grands poëtes, les poëtes de génie, indépendamment des genres, et sans faire acception de leur nature lyrique, épique ou dramatique, peuve

À lire également du même auteur

Bérénice
Antiochus (à Bérénice)Que vous dirais-je enfin? Je fuis des yeux distraits,Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.Adieu. Je vais le coeur trop plein de votre imageAttendre en vous aimant la mort pour mon partage.Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleurRemplisse l'univers du br

Quelques moments d'une passion
PHÈDRE:Je ne me soutiens plus; ma force m'abandonne:Mes yeux sont éblouis du jour que je revois;Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.Hélas![...]Grâce au ciel mes mains ne sont pas criminelles.Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles!Ariane ma soeur, de quel

Phèdre
ACTE IScène 1Personnages: HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE HIPPOLYTELe dessein en est pris: je pars, cher Théramène, Et quitte le séjour de l'aimable Trézène. Dans le doute mortel dont je suis agité Je commence à rougir de mon oisiveté. Depuis plus de six mois éloigné de m




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué