Une nouvelle histoire universelle
« H.G. WELLS, HISTORIEN (1)
M. Wells compte au nombre de ces écrivains heureux qui ignorent les affres de la stérilité; son beau talent coule de source; plus de quarante volumes ont répandu par le monde son nom aujourd'hui illustre : romans d'imagination où des hypothèses hardiment empruntées aux spéculations scientifiques d'avant-garde servent de thème à d'ingénieuses et philosophiques aventures, romans d'analyse, études de sociologie, voire de métaphysique, il a abordé presque tous les genres et tous les grands sujets. Son souple esprit hait la monotonie. Mais cette œuvre immense et variée n'est point disparate; elle tire son unité profonde d'une préoccupation poignante qui l'inspire et la domine tout entière : je dirais volontiers d'une grande angoisse. Que deviendra l'Humanité? quel sort attend notre civilisation, fruit fragile et imparfait, fruit précieux de tant d'héroïques efforts? réussirons-nous à la sauver des dangers qui la menacent et à en développer les promesses? ou sombrera-t-elle au contraire dans quelque catastrophe sociale, telle que cette lutte de classes dont le voyageur de la Machine à mesurer le Temps contemple les atroces résultats? ou bien encore se corromprait-elle, victime d'une sorte de pourriture interne, perdant lentement ce qui fait son charme et sa beauté vraie, ainsi qu'il en est advenu de ces nations dont la fantaisie de M. Wells a peuplé les astres, Martiens ou Troglodytes Lunaires chez qui le triomphe de l'intelligence pure a aboli toute initiative et toute grandeur morale. M. Wells n'a guère cessé de remuer en son esprit ces redoutables, ces troublantes questions; il en a plus profondément que personne ressenti l'attrait et éprouvé le vertige; il nous a proposé bien des réponses, sans jamais s'arrêter à aucune. J'imagine que lorsque, comme chacun de nous, il se prend à songer à l'heure inévitable qui verra son cœur s'arrêter de battre et son cerveau de penser, s'il lui arrive alors d'envier un moment les promesses dont les antiques théologies ornaient l’image de la mort, ce n'est point qu'il regrette les fades plaisirs des paradis orthodoxes, c'est qu'il se résigne malaisément à perdre l'espoir de connaître un jour le mot de cette grande énigme de l'avenir qu'il aura tant cherché et que, comme nous tous, il ignorera toujours.
Hanté par l'avenir, M. Wells devait forcément un jour ou l'autre, par un mouvement naturel de sa pensée, se tourner vers le passé : car l'étude du passé, qui explique le présent, permet seule de concevoir sur les destinées futures des sociétés humaines, non des solutions certaines, mais du moins quelques opinions vraisemblables. Biologiste d'origine et de formation première, M. Wells s'est, sur le tard, fait historien. Entendons-nous bien : il ne s'est pas fait érudit; il avait, jeune encore, délaissé les travaux minutieux du laboratoire; ce n’était pas pour s'atteler, dans son âge mûr, aux besognes au moins aussi méticuleuses de la critique historique. En toutes choses son esprit le porte vers les vastes synthèses, vers les vues larges et rapides. Et son coup d'essai ici n'est rien de moins qu'un nouveau Discours sur l'Histoire Universelle, ou mieux – la comparaison sans aucune idée d'égalité est plus juste – un nouvel Essai sur les Mœurs. Que dis-je? à la différence de Bossuet, dont le Discours étriqué trompe par son titre ceux qui ne le lisent point, à la différence même de Voltaire, c'est une histoire vraiment universelle que M. Wells a voulu nous donner : universelle dans l'espace, car elle embrasse dans sa diversité notre planète tout entière; universelle dans le temps : quand le livre commence, la Terre flotte encore, fragment amorphe, au sein de la Nébuleuse; quand il s'achève, la Paix de Versailles est conclue.
Il a pris pour titre : Le dessin général de l'Histoire (The Outline of History) : c'est en effet un large dessin, une esquisse brillamment enlevée d'une main nerveuse, qui ne cherche qu'à donner une impression d'ensemble et ne redoute pas les traits un peu gros. L'ouvrage a paru d'abord par fascicules détachés, puis, après retouches, l'année dernière, sous les espèces d'un fort volume in-quarto de plus de 600 pages. Il a été, dans les pays anglo-saxons, très lu, très admiré, très critiqué. L'opinion française ne doit point l'ignorer. Je voudrais ici simplement aider à le faire connaître. Devant un pareil livre, deux attitudes sont concevables. On peut s'attacher à y relever une à une les erreurs de détails – il y en a – et dresser, pour l'édification du public et la confusion de l'auteur, un utile catalogue des fautes. Ou bien, le prenant résolument pour ce qu'il est et ne pouvait pas ne pas être, c'est-à-dire pour l'œuvre techniquement imparfaite d'un homme très intelligent, on peut chercher à en dégager les idées maîtresses et à mettre en lumière les tendances d'esprit qu'il révèle. Le sujet est riche; que l'on s'intéresse à l'histoire en général ou plus particulièrement à la pensée anglaise d'aujourd'hui, un Essai sur les Mœurs écrit par M. Wells ne saurait manquer de fournir une abondante matières à réflexions et à observations. C'est cette seconde méthode que j'adopterai, m'efforçant de parler de M. Wells comme il mérite qu'on parle de lui avec sympathie toujours, et aussi en usant de cette franchise qu'il aime et qui est, vis-à-vis d'un noble et libre esprit, la forme la plus séante du respect.
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Retracer, à soi tout seul, l'histoire de l'humanité, c'est aujourd'hui, plus encore qu'il y a deux ou trois siècles, une entreprise qui peut paraître hardie. M. Wells, quelle que soit l'étendue vraiment admirable de ses connaissances et de ses lectures, n'a pas osé l'aborder tout à fait sans secours. Il s'est fait aider par une petite équipe de spécialistes. Mais, autant qu'on en peut juger, cette aide a revêtu une forme fort originale. M. Wells semble avoir écrit d'abord, lui-même et sans doute d'un seul jet, le livre tout entier. Puis il l'a fait lire à ses collaborateurs. Ceux-ci ont signalé quelques erreurs, exprimé quelques doutes. La plupart des corrections suggérées ont été alors fondues dans le texte. Mais certaines d'entre elles, qui vraisemblablement paraissaient à M. Wells plus intéressantes que probantes, ont été retenues par lui sans être incorporées dans son exposé; elles figurent dans des notes, qui sont signées : si bien qu'au bas des pages court une sorte de commentaire critique. Les amis de l'auteur causent avec lui, en public, et ne craignent pas de le contredire, au besoin assez vivement. Parfois M. Wells répond : et le dialogue se poursuit sous nos yeux; telle cette amusante discussion sur la valeur de l'éducation universitaire au temps de Gladstone, qui occupe dans un des derniers chapitres plusieurs colonnes d'un texte assez serré. L'œuvre perd ainsi un peu de son unité; mais elle cesse d'être immobile; elle s'anime; elle vit. Surtout le lecteur, si peu instruit qu'on le suppose des règles du doute scientifique, ne peut manquer de s'apercevoir que ce qu'on lui présente ce ne sont point les enseignements de je ne sais quelle révélation qui commande et ne discute pas, mais bien les laborieux résultats d'une pensée collective qui se cherche et sans cesse se reprend. Ce procédé typographique est une leçon de méthode et c'est, je pense, de cette façon que l'a compris M. Wells. Peut-être y a-t-il vu aussi un autre avantage. Ennemi des préjugés et même des opinions trop communément reçues, il aime secouer vigoureusement son lecteur; il ne lui déplaît pas de donner parfois à une idée juste une forme un peu vive, mais il serait bien fâché que tel de ses propos volontairement outré fût reçu sans correctif par un esprit trop docile. Contre ce danger ses annotateurs le protègent. Il peut impunément risquer la saillie qui étonne et fait rêver, sûr qu'un ami au ferme bon sens piquera, au bas des lignes, la rectification nécessaire. Napoléon III, est-il dit à la page 530, « bien plus souple d'esprit et bien plus intelligent que son oncle ». Le lecteur sent un petit choc. Mais courons à la glose : «Ceci, écrit M. Ernest Barker, est un paradoxe auquel je ne saurais souscrire. S'il vous plaît, inscrivez que je suis convaincu du contraire. »
L'éducation première de M. Wells ne l'avait pas préparé à écrire l'histoire. Les bons offices que lui ont rendus ses amis n'empêchent pas que l'on ne s'aperçoive par moments des lacunes de son éducation. Je ne fais pas allusion à des erreurs de faits – je me suis promis de n'en pas parler – mais à des ignorances de méthode. Le travail critique qui est à la base de nos recherches lui est évidemment tout à fait étranger. Il n'a jamais mis la main à la pâte. D'où quelques faux pas, qui prêtent à sourire : telle cette note, ou après avoir comparé, à propos d'un épisode célèbre et à demi légendaire de l'histoire islamique le massacre des Ommiades – diverses relations empruntées, non, comme on eût pu s'y attendre, à des témoignages contemporains des événements, mais à des publicistes de nos jours, voire même à Gibbon, M. Wells, qui s'imagine peut-être avoir fait oeuvre critique, termine par cette phase intempestivement désabusée : « L'histoire n'est pas encore une science exacte (2). » L'histoire n'est pas une science dont les instruments soient parfaits; elle n'atteint que rarement la certitude; mais sa méthode est exacte, en ce sens qu'un de ses premiers principes est de ne point présenter comme sûrs des résultats douteux et qu'elle procède, dans la poursuite du vrai, selon certaines règles précises et éprouvées; l'une des plus considérables est, toutes les fois qu'il s'agit d'établir un point de fait, de remonter aux sources, hors desquelles il n'est point de salut. Certes, composant une histoire universelle, M. Wells ne pouvait s'astreindre à interroger les documents; il s'est contenté de lire des ouvrages de seconde main, qu'il a choisis de son mieux; nul ne songe à lui reprocher de s'en être tenu là. Mais si, dans ces livres ouverts sur sa table de travail, un épisode anecdotique, tel que le banquet sanglant où périrent les Ommiades, se trouvait faire l'objet de récits contradictoires, la manière la plus simple de sortir d'embarras, en l'absence d'une enquête critique, évidemment impossible, n'était-elle pas de passer résolument sous silence des détails, frappants sans doute, mais incertains? là eût été la vraie exactitude; un spécialiste s'en fût sans doute avisé. L'impression que le Dessin général de l'histoire fera toujours aux professionnels ressemble à celle qu'un biologiste recevrait vraisemblablement d'un traité de physiologie écrit par un philosophe excellent qui n'aurait jamais mis les pieds dans un laboratoire.
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Une pente naturelle de l'esprit nous incline d'ordinaire à médire du métier que nous exerçons et dont par là même nous voyons aisément les petits côtés. Les historiens de carrière, suivant l'exemple d'un des plus illustres d'entre eux, sont souvent disposés à rabaisser devant les sciences de la nature leur pauvre « petite science conjecturale ». Ils ne pourront qu'être réconfortés par l'idée extrêmement flatteuse que M. Wells, venu parmi eux d'autres rangs, se fait de leur rôle et de la portée de leurs recherches. «L'histoire, dit-il quelque part, est le principe et le cœur de toute saine philosophie et de toute grande littérature (3). » Ce vif amour pour nos études, qu'est-ce donc exactement qui l'allume dans son cœur?
D'autres écrivains ont pu être conduits vers l'histoire par amour de la couleur locale. Tel n'est point son cas. Oh ! ne croyons pas pourtant qu'il soit insensible au charme esthétique du passé. Il n'y a pas en lui qu'un sociologue; il fut et demeure romancier. Le spectacle des foules humaines n'a point cessé de le passionner. Plus d'une page heureuse, dans son nouveau livre et plus particulièrement dans les premières parties, prouvera aux innombrables lecteurs de La Guerre des mondes que le peintre qu'ils ont aimé survit dans l'historien. N'avoue-t-il pas lui-même qu'il a eu peine à résister aux séductions d'Hérodote et à ne pas se laisser entraîner à répéter, après le conteur grec, trop de beaux récits, trop aimables et trop longs? Mais en fin de compte il n'a pas cédé au vieil enchanteur. De même il s'est raidi contre l'attrait de l'histoire pittoresque. De plus sévères préoccupations s'imposaient à l'auteur d'une nouvelle Histoire Universelle. M. Wells est loin de Walter Scott.
Au fond, son attitude vis-à-vis de l'histoire est celle même qu'il semble avoir toujours eue envers les sciences physiques ou naturelles, longtemps plus familières à sa pensée. Il ne s'est jamais intéressé à la connaissance pour elle-même; il n'adore que l'homme, ou mieux l'humanité. La science sous toutes ses formes lui apparaît avant tout comme quelque chose d'utile. A l'histoire, comme aux autres disciplines de l'esprit, ce qu'il demande c'est une technique.
L'étude du passé pour lui est avant tout une introduction à la pratique. Comme à beaucoup d'Anglais aujourd'hui, la guerre lui a ouvert les yeux sur les inconvénients qu'il y a à ne pas savoir l'histoire; son livre n'est après tout qu'un des signes les plus éclatants d'un mouvement intellectuel dont on rassemblerait aisément d'autres symptômes : telle la fondation à Londres de cet Institut de Recherches Historiques qui marque dans la vie scientifique des Universités de Grande-Bretagne une étape nouvelle. Mais ce qu'il y a de particulièrement remarquable chez M. Wells, c'est la conception très profonde et très large qu'il se fait de l'histoire. D'autres, férus également de pratique, et soucieux d'être ou de paraître modernes, ont pu se persuader que les époques lointaines n'étaient plus que des objets de vaine curiosité et que pour comprendre le présent il suffisait de se borner à l'étude des trois ou quatre derniers siècles; ils ont confondu l'important avec le récent. Erreur déplorable, où M. Wells n'est point tombé. Il l'a expressément dénoncée. Voyez ce qu'il dit du Président Wilson : « Le Président Wilson s'était fait une place de premier rang comme professeur d'histoire, de droit constitutionnel, de sciences politiques en général... Il y a à son actif une longue liste de livres; ils montrent une intelligence à peu près exclusivement tournée vers l'histoire américaine et la politique américaine... Par sa formation d'esprit, M. Wilson représentait en histoire quelque chose de tout neuf (he was mentally the new thing in history); il négligeait, il ignorait somme toute les vieilles choses dont son nouveau monde était issu (4). » M. Wells ici ne va pas tout à fait au bout de sa pensée; mais j'imagine qu'il ajouterait volontiers : c'est pourquoi le président des États-Unis marchait à tâtons sur notre vieille planète. M. Wells est allé chercher en Amérique un exemple de cette fatale cécité; il en eût sans doute aisément trouvé, plus près de lui, chez d'autres hommes d'État, d'autres témoignages, également significatifs. C'est pour éviter à ses contemporains, à ses compatriotes une pareille calamité qu'il a écrit son Histoire; non seulement, comme je l'indiquais plus haut, elle commence aux premiers jours du globe, mais encore les débuts de l'humanité, la préhistoire, les civilisations mortes depuis des millénaires y tiennent une très large place. Non que les choses anciennes, par cela seul qu'elles sont anciennes, inspirent à M. Wells ce tendre respect que ressentent devant elles certaines âmes. Mais elles lui paraissent indispensables à connaître. Nos actes, nos croyances, nos coutumes, les formes que revêtent nos sociétés, ne s'expliquent bien souvent que par les traces parfois inconscientes qu'ont laissées en nos esprits des âges extrêmement reculés. En l'homme d'aujourd'hui, si détaché qu'il se puisse prétendre de toutes les antiquailles, survivent ses plus primitifs ancêtres. Étudier cette très vieille personne qu'est l'humanité comme si elle était née d'hier, c'est se condamner à ne point la comprendre. Voilà ce qu'a su voir M. Wells; cet autodidacte a fait preuve en cela d'un sens historique que pourrait lui envier plus d'un homme de métier.
Malheureusement son oeuvre est viciée par un défaut très grave. Son attitude devant ce passé qu'il scrute avec tant d'ardeur n'est jamais celle d'un savant; car le savant cherche à connaître et à comprendre; il ne juge pas. M. Wells juge sans cesse. On a lu tout à l'heure ce beau passage où, rappelant le patient travail accompli par les hommes de science des derniers siècles qui, sans y penser, bouleversèrent la vie journalière de l'humanité, il faisait luire à nos yeux l'espoir de transformations plus profondes encore et plus heureuses, inconsciemment préparées de nos jours par l'obscur labeur des historiens et des sociologues. Mais quand Volta découvrait l'électricité, quand Lavoisier fondait la chimie, ils ne se préoccupaient point de marquer une bonne note au courant engendré par les piles, parce qu'il est utile, ni d'infliger une semonce au chlore, corrosif et irrespirable. L'histoire au contraire, telle que la conçoit M. Wells, n'est qu'une longue distribution de prix; avec cette différence toutefois que dans une solennité scolaire, on se borne à nommer les bons élèves; les cancres sont simplement passés sous silence; tandis qu'ici tous les grands hommes, tous les grands peuples défilent devant M. Wells, recevant de lui tour à tour l'éloge ou le blâme. Hélas ! les mauvais points sont beaucoup plus nombreux que les bons. Sans doute, dans la vie courante, dans la vie politique, si nous voulons faire comme il se doit notre métier d'homme et de citoyen, nous ne pouvons rester indifférents; les jugements de valeur sont une des nécessités de l'action; il faut voir dans ces épithètes de bons et de méchants des étiquettes commodes et un peu sommaires, qui sont indispensables à notre empirisme. Portées dans le passé, qui n'est plus qu'un objet de science, elles perdent tout leur sens et leur grossièreté apparaît. Pour le médecin qui est un homme d'action, il y a de bons et de mauvais bacilles; le biologiste ne connaît que diverses espèces de bacilles. Si l'historien aujourd'hui, comme l'y invite M. Wells, peut nourrir l'espoir que de ses recherches sorte un jour quelque chose d'utile, c'est à condition que, pareil aux physiciens qui en étudiant l'électricité théorique ont en réalité créé le téléphone, il ferme résolument les yeux à la pratique pour faire oeuvre de science. Or la science est impassible. C'est ce qu'a oublié M. Wells.
Mais pourquoi l'a-t-il oublié? Je comparais tout à l'heure son livre à un palmarès; un sermon serait plus juste. Certes, M. Wells est un libre esprit; il figure au premier rang de ceux qui, venus à la fin de l'ère victorienne, ont travaillé à débarrasser la joyeuse Angleterre de ce sombre voile de pharisaïsme qui dérobait à nos yeux son véritable visage; il se vanterait sans doute de n'être pas étroitement « insulaire ». Mais est-on impunément le fils de ce pays où depuis tant de siècles tous les mouvements libéraux ou révolutionnaires sont teintés de puritanisme, où presque tout ce qui s'est fait de grand est sorti du prêche? Semblable, plus qu'il ne le croit peut-être, à ces orateurs en plein vent qui tous les dimanches font retentir Hyde Park de l'annonce du jugement dernier, il a voulu faire paraître devant nous la noirceur des méchants et la pureté des justes. Il pouvait être historien. Cédant à je ne sais quel instinct héréditaire, il n'a trop souvent été que prédicateur.
Aussi bien, lorsqu'il proclame l'utilité pratique de l'histoire, n’a-t-il pas en vue seulement les clartés intellectuelles qu'elle nous apporte sur la vie des sociétés humaines, sur leur présent et leur avenir. Ce qui l'attire vers elle, c'est aussi, c'est peut-être surtout la valeur morale qu'il lui attribue. Non bien entendu qu'il nous invite à y chercher des exemples de vices punis et de vertus récompensées; il sait qu'elle nous offre hélas! tout autre chose qu'une morale en actions. Ce n'est point précisément le passé, à son gré, qui est édifiant, c'est l'étude du passé qui est un moyen d'édification. Le passé c'est la « commune aventure » que nous avons tous vécue et dont la mémoire nous rapproche. Hommes et peuples, nous apprenons par lui à sentir la solidarité vitale qui nous unit. Ce que Renan écrivait de la nation, que cimente le souvenir des « grandes choses » accomplies en commun, M. Wells, dont le regard s'élève au-dessus des patries particulières jusqu'à la grande Patrie humaine, le pense de l'humanité. « Il ne saurait y avoir de paix commune et de commune prospérité sans des idées historiques communes... Sans l'histoire universelle pour base, toute culture liant vraiment les hommes les uns aux autres est inconcevable. Sans elle, nous sommes un chaos (5). ». L'humanité que divisent, en apparence du moins, tant d'intérêts divergents, l'humanité qui, quoiqu'en ait pu rêver certains prophètes, ne portera jamais son encens à un seul Dieu, est pourtant, comme l'eût dit Auguste Comte, que M. Wells semble ignorer, un Grand Être, un être déjà profondément un et qui doit réaliser de plus en plus pleinement son unité; tout comme l'individu, elle ne saurait prendre conscience d'elle-même qu'en se souvenant, c'est-à-dire par l'histoire. Au fond de l'esprit de M. Wells, on devine une idée inexprimée, une idée un peu naïve et très touchante : si les hommes avaient mieux su et mieux compris l'histoire, il n'y aurait pas eu la guerre.
Comme de juste, cette histoire, éducatrice de solidarité, ne peut être qu'universelle; car, conçue dans un sens étroitement national, elle risquerait d'entretenir les égoïsmes nationaux, de réveiller ces « nouveaux dieux tribaux » que M. Wells fait profession d'abhorrer. C'est pour cette raison, et non par goût d'exotisme, qu'il a fait entrer dans son livre l'humanité tout entière, dans toute la richesse de ses civilisations diverses. Citoyen du monde, il sait que le monde est grand; il nous le fait sentir. N'oublions pas que, dans la plupart des écoles britanniques, la seule histoire qu'on présente aux enfants est celle de leur pays. M. Wells veut expressément y substituer l'histoire universelle. Un Français ne saurait qu'applaudir à cette tentative. M. Wells, comme nous aurons l'occasion de le voir, ignore profondément la France. Il serait sans doute surpris d'apprendre que depuis longtemps, chez nous, ce n'est pas l'histoire nationale qu'on enseigne dans les lycées et collèges; c'est l'histoire tout court. Notre tradition, sur ce point comme sur tant d'autres, demeure très largement humaine.
L'histoire est-elle vraiment susceptible de fonder la solidarité? On peut en douter. Dans l'obscur grimoire du passé, chacun ne lit-il pas la leçon d'égoïsme ou d'altruisme qu'il veut y lire? Du moins ces grands espoirs sont beaux; et peut-être ne sont-ils pas tout à fait trompeurs; toute science, qu'elle concerne les choses physiques ou les choses humaines, contribue à rapprocher les hommes, puisque la vérité scientifique est une. Mais, pour nous fournir ainsi un ferment d'union morale, convient-il que l'historien se transforme en un pédagogue ou un sermonnaire, préoccupé avant toutes choses de séparer les bons des méchants? Il semble au contraire qu'à vouloir jouer ce rôle il risque de devenir un artisan de discorde; car il y perd forcément toute impartialité; se mêlant aux querelles, il ne fait que les aviver. Le métier de souverain juge est difficile. Il y faudrait la froide sérénité d'un Dieu. M. Wells n'est qu'un homme, et des plus vibrants. Il porte dans l'étude du passé les passions du moment présent. Elles troublent sa vue et faussent la droiture naturelle de son esprit. On pourrait citer ici bien des exemples. Un seul suffira. M. Wells déteste l'impérialisme d'une de ces haines vigoureuses que ressentent les âmes fortes et simples. Quand il rencontre, au fil des temps, un grand conquérant ou un grand empire, il perd tout sang-froid. Que quelque chose de considérable soit jamais sorti d'une conquête, il ne saurait l'admettre. On dirait qu'en sa candeur il répugne à avouer qu'un brutal puisse parfois être intelligent. Rien dans l'œuvre civilisatrice d'un Alexandre ou d'un Charlemagne ne trouve grâce devant lui. Ne va-t-il pas jusqu'à refuser à l'Empire Romain le mérite d'avoir rendu plus aisées dans le monde méditerranéen et occidental les communications entre les hommes? Sans doute il ne nie pas la beauté des larges chaussées dallées que, pendant tant de siècles, ont foulées les marchands, les voyageurs, les pèlerins; mais c'est tout juste s'il ne reproche pas aux Césars de ne pas avoir inventé les chemins de fer. Quant à Napoléon, le moins bonapartiste d'entre nous ne pourra que s'étonner du ton sur lequel il en parle. Ce n'est plus l'historien, ni même l'orateur de la chaire qui paraît alors; c'est le pamphlétaire. On se demande si les vieilles haines nationales ne viennent pas ici se mêler aux théories humanitaires pour obscurcir un jugement d'ordinaire plus ferme. On songe aux caricatures de Gillray; et lorsqu'on trouve sous cette plume si moderne l'Empereur expressément traité d'Antéchrist, on sourit en reconnaissant l'écho lointain des prêches dont, au début du siècle dernier, résonnèrent tant de fois les églises anglaises.
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Je ne fais pas allusion en ce moment à ses pages sur la guerre. Elles sont surprenantes néanmoins, à plus d'un titre. Personne en France, j'imagine, ne songe à chicaner à aucun de nos alliés d'hier sa part dans la commune victoire; si un pareil débat devait s'élever entre frères d'armes, il faudrait le tenir pour sacrilège et ne s'y mêler point. Tout de même, quelle impression éprouver devant un récit de la campagne où ni le nom du Maréchal Foch ni, sous forme impersonnelle, le Commandement Unique n'apparaissent, où l'échec de la dernière offensive allemande, le 15 juillet 1918, sur les lignes de Champagne, et la marche triomphante qui suivit, trois jours plus tard, sont résumés en ces termes : « En juillet le reflux commença; les Allemands chancelèrent et reculèrent. La bataille de Château-Thierry (juillet 1918) mit en lumière la valeur des nouvelles armées américaines... En août les Britanniques opérèrent une vigoureuse et heureuse poussée vers la Belgique... Dès les premiers jours de novembre, les troupes britanniques étaient à Valenciennes et les Américains à Sedan » (6)? En vérité, si l'on ne s'y était trouvé soi-même, on douterait qu'il y eût, en cet été et cet automne tragiques, des soldats français combattant sur notre sol. L'heure de juger la Paix de Versailles et ses auteurs n'a pas encore sonné; prendre la France comme en étant la principale et presque l'unique bénéficiaire, n'est ce pas cependant dès maintenant une amère ironie? Mais laissons là ces choses, qui ne sont pas entrées dans l'histoire. Ces cendres mal éteintes brûlent les mains.
L'incompréhension que je reprochais tout à l'heure à M. Wells va plus loin. Elle touche au plus profond de notre histoire; elle porte sur tout ce qui fait que la France est vraiment la France. Dans l'étude de la Révolution, un de ses guides préférés est le plus étranger à notre génie des écrivains anglais, c'est Carlyle, dont par ailleurs il a dit tant de mal. Sans doute il ne le suit pas aveuglément, il n'épouse pas ses passions. Même, tenté par le démon du paradoxe, il s'est cherché à la Convention un héros qui ne fût pas celui de tout le monde: il a choisi Marat. Mais le grand drame dont est sortie la France contemporaine n'est guère pour lui qu'un épisode pittoresque; il n'a pas pénétré au-dessous de la surface; l'intelligence des faits lui échappe; s'est-il même véritablement efforcé de l'atteindre? Notre XVIIIe siècle, si humain et si grand, qui eût semblé devoir l'attirer par tant d'affinités avec ses propres tendances, il le méconnaît plus complètement encore. Il a sur Rousseau et le Contrat Social un paragraphe qui pourrait être extrait d'un manuel à l'usage des écoles congréganistes (7). Il n'est que juste d'ajouter que sur ce point, une fois de plus, M. Wells a été contredit par un de ses collaborateurs. Veut-on son jugement sur l'époque tout entière? « Le XVIIIe siècle, écrit-il, fut un siècle de comédie, qui à la fin tourna au tragique » (8). Il n'y voit qu'un éclair de sérieux : c'est, en Angleterre, le réveil méthodiste. Cet esprit si large n'a pas senti que, sous d'autres formes que Wesley ou Whitfield, les Encyclopédistes et Voltaire lui-même n'étaient peut être point sans quelques côtés graves.
Aussi bien la France n'habite pas sa pensée. Voyez en quels termes, dans sa conclusion, il rappelle les époques lumineuses de l'histoire, celles qui nous donnent un avant-goût de ce que pourra produire, dans un monde mieux organisé que le nôtre, l'énergie humaine, enfin capable de son plein rendement : «l'Athènes de Périclès, Florence sous les Médicis, l'Angleterre élizabéthaine, les hauts faits d'Açoka, l'art chinois sous les Tang et les Ming » (9). Sans doute si, pendant qu'il écrivait cette phrase, au courant de la plume, un ami, le poussant du coude, lui avait fait remarquer que la France aurait bien aussi quelques titres à figurer dans cette liste de gloires, il eût volontiers rectifié son énumération. Car il n'y met point de mauvaise volonté. Le terrible c'est que ce grand Anglais nous ignore si bien que, tout naturellement, il nous oublie.
Le fait est d'autant plus frappant que rien de ce qui chez nous choque tant de ses compatriotes ne devrait le repousser. On nous reproche notre irréligion; mais M. Wells, religieux à sa façon, n'est pas orthodoxe; notre prétendue immoralité, qui n'est guère qu'une liberté de langage; mais il liait le pharisaïsme; notre irrespect pour la tradition sous toutes ses formes; nul joug ne lui pèse davantage que la loi du passé. Il ne demanderait pas mieux que de nous rendre justice; il parle quelque part de « l'esprit délicat et du cœur généreux de la France ». Mais il ne nous connaît pas; comment nous aimerait-il? Parmi les Anglais d'aujourd'hui, il pourrait sembler un des plus proches de nous. Et pourtant qu'il est loin ! On rencontre chez nous des hommes qui professent des conceptions sociales semblables aux siennes et nourrissent des espoirs analogues; ils sont arrivés au même but par des chemins tout autres. Les idées, qui sont après tout choses impersonnelles et froides, sont pareilles peut-être; mais les âmes diffèrent. Son goût pour le prêche nous est étranger. Les livres qui aujourd'hui encore forment la moelle de notre culture, il ne les a point lus ou point compris. Il y a quelque chose d'effrayant dans l'abîme qui, dans deux pays voisins, étroitement liés, qu'ils le veuillent ou non, par tant de souvenirs et d'intérêts communs, sépare des hommes qui sur bien des points pensent de même. Puisse l'étude de l'histoire universelle, comme l'espère M. Wells, aider à combler le fossé! »
(1) Cet article était écrit avant la conférence de Washington. Je n'ai pas un mot à y changer. L'attitude que M. Wells a prise à cette occasion prouve une fois de plus qu'il peut se tromper. Elle n'enlève rien à la valeur de ses ouvrages. Elle justifierait, s'il en était besoin, ce que, sur la simple lecture de son livre, j'avais cru pouvoir dire de l'ignorance profonde où il est de tout ce qui touche la France.
(2) P. 333, n. 1.
(3) P. 335.
(4) P. 583.
(5) Introduction, p. V et VI.
(6) P. 575.
(7) P. 469. Il n'est que juste d'ajouter que sur ce point, une fois de plus, M. Wells a été contredit par un de ses collaborateurs. Voir la note de M. Ernest Barker loc. cit. n 1.
(8) P. 446.
(9) P. 605.