Lord Byron en Italie
Je puis parler, car tous les amis que je vais nommer sont morts ou dans les fers. Mes paroles ne pourront nuire aux prisonniers, et, dans le fait, rien de ce qui est vrai ne peut nuire à ces âmes nobles et courageuses.
Je ne crains pas non plus les reproches de mes amis morts. Pressés depuis longtemps par le dur oubli qui suit la mort, ce désir si naturel à l’homme de ne pas être oublié par le monde des vivants leur ferait prêter l’oreille avec plaisir à la voix de l’ami qui va prononcer leur nom. Pour être digne d’eux, la voix de cet ami ne dira rien de faux, rien d’exagéré le moins du monde.
M. le marquis de Brême, seigneur Piémontais, fort riche et fort noble, et qui, peut-être, vit encore, avait été ministre de l’Intérieur à Milan pendant que Napoléon était roi d’Italie. Après 1814, M. de Brême avait trouvé le métier de girouette indigne de sa naissance; il s’était retiré dans ses terres, laissant son palais de Milan à un de ses fils cadets, Monsignore Ludovic de Brême.
C’était un jeune homme d’une taille fort élevée et fort maigre, souffrant déjà de la maladie de poitrine qui l’a mis au tombeau peu d’années après. On l’appelait monsignore, parce qu’il avait été aumônier du roi d’Italie, dont son père était ministre de l’Intérieur ; il avait refusé l’évêché de Mantoue dans le temps du crédit de sa famille. M. Louis de Brême avait beaucoup de hauteur, d’instruction et de politesse. Sa figure élancée et triste ressemblait à ces statues de marbre blanc que l’on trouve en Italie sur les tombeaux du onzième siècle. Il me semble toujours le voir montant l’immense escalier du vieux palais sombre et magnifique dont son père lui avait laissé l’usage.
Un jour, Monseigneur de Brême eut l’idée de se faire conduire chez moi par M. Guasco, jeune libéral, rempli d’esprit. Comme je n’avais ni palais ni titre, je m’étais refusé à aller voir M. de Brême. Je fus si content du ton noble et poli qui régnait dans sa société, qu’en peu de jours la connaissance devint intime. M. de Brême était ami fou de Mme de Staël, et, plus tard, nous nous sommes brouillés parce qu’un soir, à la Scala, dans la loge de son père, je prétendis que les Considérations sur la Révolution française, de Mme de Staël, fourmillaient d’erreurs. Tous les soirs, cette loge de M. de Brême réunissait huit ou dix hommes remarquables ; on écoutait à peine les morceaux frappants de l’opéra, et la conversation ne tarissait pas.
Un soir de l’automne de 1812, j’entrais dans la loge de M. de Brême, au retour d’une course sur le lac de Como; je trouvai quelque chose de solennel et de gêné dans la société; on se taisait; j’écoutais la musique, lorsque M. de Brême me dit, en me montrant mon voisin : « Monsieur Beyle, voici lord Byron. » Il répéta la même phrase en la retournant à lord Byron. Je vis un jeune homme dont les yeux étaient superbes, avaient quelque chose de généreux ; il n’était point grand. Je raffolais alors de Lara. Dès le second regard, je ne vis plus lord Byron tel qu’il était réellement, mais tel qu’il me semblait que devait être l’auteur de Lara. Comme la conversation languissait, M. de Brême chercha à me faire parler ; c’est ce qui m’était impossible, j’étais rempli de timidité et de tendresse. Si j’avais osé, j’aurais baisé la main de lord Byron en fondant en larmes. Poursuivi par les interpellations de M. de Brême, je voulus parler et ne dis que des choses communes qui ne furent d’aucun secours contre le silence qui, ce soir-là, régnait dans la société. Enfin, lord Byron me demanda, comme au seul qui sût l’anglais, l’indication des rues qu’il devait parcourir pour regagner son auberge ; elle était à l’autre bout de la ville, près de la forteresse. Je voyais qu’il allait se tromper : de ce côté de Milan, à minuit, toutes les boutiques sont fermées ; il allait errer au milieu des rues solitaires peu éclairées, et sans savoir un mot de la langue. Par tendresse, j’eus la sottise de lui conseiller de prendre un fiacre. À l’instant une nuance de hauteur se peignit sur son front ; il me fit entendre, avec tout ce qu’il fallait de politesse, qu’il me demandait l’indication des rues, et non pas un conseil sur la manière de les parcourir. Il sortit de la loge, et je compris pourquoi il y avait apporté le silence.
Le caractère altier et parfaitement gentilhomme du maître de la loge avait trouvé son pareil. En présence de lord Byron, personne ne s’était soucié d’encourir le danger auquel s’expose, dans une réunion de sept à huit hommes silencieux, celui qui propose un sujet de conversation.
Lord Byron se laissa entraîner, comme un enfant, à l’attaque de la haute société anglaise, aristocratie toute puissante, inexorable, terrible en ses vengeances, qui de tant de sots riches fait des hommes très respectables (1) ; mais qui ne peut pas, sans se perdre elle-même, se laisser plaisanter par un de ses enfants. C’est la peur que jetait autour de lui, en Europe, le grand peuple qui avait alors pour chefs Danton et Carnot, qui a fait l’aristocratie anglaise ce que nous la voyons aujourd’hui, ce corps si puissant, si morose, si rempli d’hypocrisie.
Les plaisanteries de lord Byron sont amères dans Childe Harold; c’est la colère de la jeunesse; ses plaisanteries ne sont plus guère qu’ironiques dans Beppo et dans Don Juan. Mais il ne faut pas regarder cette ironie de trop près ; au lieu de gaieté et d’insouciance, la haine et le malheur sont au fond. Lord Byron n’a jamais su peindre qu’un homme : lui-même. De plus, il était et se croyait un grand seigneur ; il voulait paraître dans le monde comme tel, et cependant il était aussi un grand poète, et voulait être admiré ; prétentions incompatibles, source immense de malheurs.
Jamais, dans aucun pays, le corps des gens riches et bien élevés, composé d’individus qui s’estiment à cause des titres reçus de leurs ancêtres ou des cordons bleus obtenus par eux-mêmes, ne supportera de sang-froid le spectacle d’un homme entouré de l’admiration publique, et obtenant la faveur générale dans un salon, parce qu’il a fait deux cents beaux vers. L’aristocratie se venge de l’accueil fait aux autres poètes en disant : Que ton ! Quelles façons ! Ces deux petites exclamations ne pouvaient se produire à l’égard de lord Byron. Elles retombèrent pesantes sur le cœur et se changèrent en haine. Cette haine commença par un grand poème d’un M. Southey qui, jusque-là, n’était connu que par des odes qu’il adressait régulièrement au roi d’Angleterre (d’ailleurs le modèle des rois), le jour de sa naissance. Ce M. Southey, protégé par le Quarterly Review, adressa des injures atroces à lord Byron, qui, une fois, fut sur le point d’honorer le Southey d’un coup de pistolet.
Dans les moments ordinaires et de tous les jours de la vie, lord Byron s’estimait comme un grand seigneur ; c’était là la cuirasse que cette âme délicate et profondément sensible à l’injure, opposait à la grossièreté infinie du vulgaire. Odi profanum vulgus et arceo. Il faut avouer que le vulgaire, en Angleterre, ayant le spleen pour droit de naissance, est plus atroce que nulle part.
Les jours où lord Byron se sentait un peu plus de courage contre les propos grossiers et les actions grossières, c’est-à-dire quand il était moins sensible, la fatuité de beauté ou de bon ton était de service. Enfin, deux ou trois fois peut-être chaque semaine, il y avait des moments (accès de cinq ou six heures), pendant lesquels il était homme de sens et souvent grand poète.
L’étude exagérée de la Bible donne au peuple anglais une teinte de férocité hébraïque ; l’aristocratie qui descend jusque dans l’intérieur des familles donne un fond de sérieux. Lord Byron s’aperçut de ce défaut, et, dans Don Juan il est à la fois gai, spirituel, sublime et pathétique ; il attribuait ce changement à son séjour à Venise.
L’aristocratie de Venise, insouciante et noble, cinq ou six cents ans avant toutes les noblesses de l’Europe, par là fort respectable aux yeux de lord Byron, avait pour chefs, en 1797, des gens à têtes souverainement incapables de toute affaire, mais, en revanche, extrêmement insolents. Ces derniers des hommes avaient vis-à-vis d’eux une petite armée assez délabrée : ils la méprisèrent : ils avaient trop de sottise pour comprendre et craindre le génie du jeune homme de vingt-huit ans qui commandait cette armée. Le gouvernement de Venise fit ou laissa assassiner les malades de l’armée de Bonaparte : voilà la vérité sur la chute de Venise. Jamais aristocratie ne fut plus malheureuse, mais jamais malheur plus grand ne fut supporté avec tant de gaieté.
La page que tu viens de lire est le résultat de plusieurs longues conversations que j’eus avec lord Byron en 1816.
La gaieté, l’insouciance de M. le comte Bragadin et de beaucoup de gens aimables, plus nobles et plus malheureux que lui, frappa profondément lord Byron. Il eut le bonheur de voir la vive, sincère et continuelle admiration qu’excitaient dans la bonne compagnie de Venise les vers de M. Buratti. Dès lors, l’ironie légère de Don Juan prit la place de l’amer sarcasme de Childe Harold ; le changement dans le caractère du noble poète fut moins marqué, mais tout aussi réel.
Plus tard, vers 1820, il eut entre autres folies absurdes, celle de faire un journal. Il s’associa un littérateur très instruit (M. Hunt, qui nous a donné un portrait ressemblant de lord Byron). Ce littérateur était, comme lord Byron, de ce qu’on appelle en Angleterre le parti libéral. Un autre membre de ce prétendu parti libéral écrivit à lord Byron, au nom de tous les libéraux de bonne société, pour lui représenter le tort qu’il se faisait à jamais en s’associant publiquement pour la composition d’un journal un auteur non noble et n’appartenant nullement à l’high life.
Est-il étonnant que M. Moore ait brûlé les Mémoires que son ami lui avait confiés ?
II. Lord Byron en Italie. Récit d’un témoin oculaire (1816) (2)
Lord Byron avait-il à se reprocher quelque meurtre comme celui d’Othello ? Aujourd’hui cette question ne peut nuire qu’à celui qui la fait. Comment pourrait-elle porter dommage au grand homme qui depuis six ans repose dans sa tombe, d’où il fait encore peur à toutes les hypocrisies qui règnent sur la superbe Angleterre ?
Un instant j’ai craint de soulever ce doute. Quoi de plus cruel que d’avoir l’air de faire la cour à la méprisable et abominable hypocrisie (cant) qui appelle lord Byron le chef de l’école satanique, ou l’attaque plus adroitement en ayant l’air de s’apitoyer sur de graves erreurs ?
Cette haine si profonde est une haine politique. Quiconque voudra lire le voyage de M. de Custine, ou passer en Angleterre, se convaincra bientôt que ce pays est administré au seul profit et gloire de mille ou douze cents familles. Les frères cadets des lords et les précepteurs qui ont fait leur éducation trouvent l’opulence et de riches bénéfices dans l’établissement ecclésiastique. En revanche, ils sont chargés d’hébéter un peuple d’ouvriers, et lui enseignent à respecter et presque à aimer les aristocrates, qui se partagent la totalité des dîners et un grand tiers des impôts qui l’écrasent. On osa imprimer, il y a quelques années, une liste curieuse du nombre de livres sterling que, sous un prétexte quelconque, comme salaires de fonctions, pensions, bénéfices, sinécures, etc., etc., prélèvent sur le revenu public la famille de chaque lord et le lord lui-même. Dans cette liste, la mère de lord Byron et sa famille figurent pour dix-sept cents livres sterling. Est-il besoin de dire que l’auteur et l’imprimeur furent déclarés infâmes et menteurs ?
Je rends justice à l’amabilité parfaite et aux vertus privées de plusieurs membres de l’aristocratie anglaise. Je suis fâché d’être obligé d’attaquer la position politique d’hommes aussi aimables à rencontrer ; mais cette aristocratie exècre lord Byron, et je dois montrer comment ses opinions ne peuvent prétendre ni au désintéressement ni à l’impartialité. Tout de tient dans l’établissement anglais : si l’Église enseigne au peuple à vénérer l’aristocratie, en revanche les aristocrates protègent les prétentions ecclésiastiques. Un homme riche vous avouera en tête-à-tête qu’il pense sur les vérités de l’Église exactement comme Hume ; un quart d’heure après, si dix personnes sont rassemblées autour de lui, il flétrira des noms les plus méprisants les infâmes qui osent avouer des doutes sur les miracles ou sur la mission divine de Jésus-Christ. L’hypocrisie fait des progrès si rapides depuis que l’armée de terre est devenue à la mode et le commerce ridicule, que chaque jour on apprend la conversion de quelque philosophe qui dans sa jeunesse osa plaisanter sur l’égoïsme, la gourmandise ou la servilité sans bornes de prêtres anglais.
De l’union intime des pairs et des prêtres est né ce tyran farouche et cruel, parce qu’il a peur, de ce qu’à Londres on appelle l’opinion publique. Cette manière de voir adoptée par la haute société tyrannise l’Angleterre plus que les soldats de M. de Metternich ne tyrannisent l’Italie. À tout prendre, je croirais qu’il y a plus de liberté en Italie. Sur les trente ou quarante petites actions qui ont composé hier votre journée et la mienne, deux ou trois en Italie auraient été rendues impossibles par les sbires de l’Autriche ; toutes sans exception eussent été gênées en Angleterre. Chose incroyable et triste ! dans ce pays, autrefois si singulier, il n’y a plus d’originaux.
L’opinion de la haute société anglaise, étant fille de l’intérêt, ne peut être corrigée par la raison.
Etrange fatalité des choses humaines ! La liberté, ce premier besoin de l’homme, serait-elle donc impossible sur la terre ? Dans les pays qui gémissent sous la police des petits despotismes de Turin, de Modène ou de Cassel, on soupire après la liberté de New York, et à New York l’homme est moins libre de ses actions qu’à Venise ou à Rome. La presse dégagée de censeurs préalables donne la liberté politique ; mais dès que, pour plaire à une société collet monté, elle se met à imprimer le lendemain toutes vos démarches de la veille, elle enlève toute liberté aux cent petites actions qui, bien ou mal, remplissent la journée de chacun. Le Paris de 1830 serait-il, dans le fait, la ville la plus libre de l’univers ?
L’opinion de la haute société anglaise (high life), depuis longtemps irritée du franc parler de lord Byron, éclata contre lui un an après son mariage, quand sa femme le quitta. Il en fut au désespoir, car il parlait philosophie comme Cicéron, mais il n’était nullement philosophe ; et tant mieux, il n’eût pas été grand poète. Lord Byron était l’unique objet de sa propre attention. Par l’effet de cette mauvaise habitude (c’est la lèpre de la civilisation) il s’exagérait ses malheurs, comme ce J.-J. Rousseau auquel il était si en colère d’être comparé.
Profondément malheureux du déluge de caricatures, de satires, de pamphlets, d’injures de toutes espèces qui furent à son égard les exécuteurs de l’arrêt terrible porté contre lui par la haute société de son pays, Byron se consola par une idée : il espéra être justifié après sa mort, il écrivit ses mémoires et les confia à un ami, qui les a jetés au feu. Pour plaire à qui ? Et à quel prix?
Après une telle action (dont heureusement cette France si immorale n’offre aucun exemple), cet ami ose reprocher à lord Byron quelques petites légèretés de jeunesse. Le poète les exagérait, car, ainsi que le duc d’Orléans régent, il était fanfaron pour le tout petit nombre de vices que la nature, ou plutôt l’éducation de Cambridge lui avait donnés.
En 1817, monsignor Ludovic DE BREME, ancien premier aumônier du roi d’Italie Napoléon, réunissait à Milan, dans sa loge au théâtre de la Scala, une société de douze ou quinze jeunes gens. Suivant l’usage italien trop peu suivi en France, ces amis se rencontraient tous les soirs. Comment être affecté envers un être que l’on voit trois cents fois par an ? L’affectation, ce grand réfrigérant des salons français, est tout à fait chassée par l’arrangement de la société milanaise.
En 1830, les amis de monsignor Ludovic de Brême sont presque tous morts, ou condamnés à mort ; je puis assurer n’avoir jamais rencontré de gens plus honnêtes et moins conspirateurs.
Un soir nous vîmes entrer dans la loge, à la Scala, un jeune homme assez petit et qui avait des yeux superbes ; comme il s’avançait vers l’extrémité de la loge qui donne sur la salle, nous remarquâmes qu’il boitait un peu. Monsignor de Brême nous dit : Messieurs, lord Byron ! et ensuite il nous nomma à Sa Seigneurie ; tout cela fut fait avec la gravité qu’aurait pu y mettre le grand-père de monsignor de Brême, qui fut ambassadeur du duc de Savoie auprès de Louis XIV.
Comme nous avions déjà quelque expérience du caractère anglais, qui fuit qui le recherche, nous nous gardâmes bien de parler à lord Byron et même de le regarder. Un fort bel homme qui avait l’air militaire se trouvait dans la loge. Lord Byron sembla se départir un peu en sa faveur de sa froideur britannique.
Par la suite nous crûmes deviner que lord Byron était à la fois enthousiaste et jaloux de Napoléon Bonaparte. Il disait : Nous sommes les seuls, lui et moi, qui signions N. B. (Noël Byron). Le jour que lord Byron vint dans la loge de monsignor de Brême, on lui avait dit qu’il y rencontrerait quelqu’un qui avait fait la campagne de Moscou. En 1816, cet événement avait encore le charme de la nouveauté ; on n’avait imprimé aucun des romans qui l’ont gâté pour nous. Lord Byron prit celui de nos amis qui avait des moustaches pour le fugitif de Moscou.
Le lendemain lord Byron était détrompé ; il me fit l’honneur de me parler de la Russie. J’adorais Napoléon ; je lui répondis comme à un membre de cette Chambre législative qui venait de jeter ce grand homme au bourreau de Sainte-Hélène. La clarté du récit oblige l’écrivain à se mettre en scène ; assurément ce n’est pas orgueil, mais modestie, de ramener l’attention sur soi dans la même page où l’on vient de nommer lord Byron. J’avais passé la nuit à lire Le Corsaire, je m’étais bien promis cependant de ne pas m’écarter de la froideur que je devais au collègue de lord Bathurst.
Ma fidélité à tenir le serment d’être glacial explique les bontés marquées qu’au bout de peu de jours lord Byron eut pour moi. Un soir cependant il me parla sans à propos de l’immoralité du caractère français. Je répliquai ferme, je parlai des pontons où l’on torturait les prisonniers de guerre français ; des morts des empereurs de Russie qui arrivent toujours si à propos pour l’intérêt de l’Angleterre, de la machine infernale, etc., etc. On crut dans la loge qu’après cette discussion fort polie et même respectueuse de ma part, mais au fond très dure, lord Byron ne m’adresserait plus la parole. Le lendemain il me prit sous le bras et nous nous promenâmes pendant une heure dans les immenses et solitaires foyers du théâtre de la Scala. Je fus charmé de cette bonté, je me trompais. Lord Byron avait envie de faire à un témoin oculaire cent questions sur la campagne de Russie ; il voulait parvenir à la vérité, en cherchant à m’embarrasser ; dans le fait je subis une cross examination. Mais je ne m’en aperçus pas ; la nuit suivante j’étais fou de plaisir en relisant Childe Harold. J’aimais lord Byron.
Il n’avait point réussi auprès des douze ou quinze Italiens qui se réunissaient tous les soirs dans la loge de monsignor de Brême. Il faut avouer qu’un jour il nous fit entendre qu’il devait l’emporter dans je ne sais quelle discussion, parce qu’il était pair et grand seigneur. Cette impertinence ne passa point. Monsignor de Brême rappela l’anecdote si connue de M. le général de Castries, qui, choqué de la considération avec laquelle on écoutait d’Alembert, s’écrie : Cela veut raisonner, et cela n’a pas mille écus de rente !
Mes amis italiens trouvaient lord Byron hautain, bizarre et même un peu fou.
Il fut bien ridicule un soir, en se défendant avec colère de ressembler en aucune manière à J.-J. Rousseau, auquel un journal venait de le comparer. Sa grande raison, celle qu’il se garda bien de dire et qui le mettait en fureur, c’est que J.-J. Rousseau avait été domestique. De plus, c’était le fils d’un horloger. Nous rîmes de bon cœur quand, la discussion terminée, il demanda à M. de Brême, qui appartenait à la première noblesse de Turin, des détails sur la famille de Govon, dans laquelle Jean-Jacques avait été domestique (voir Les Confessions).
L’âme de lord Byron ressemblait beaucoup à celle de J.-J. Rousseau, en ce sens qu’il était toujours constamment occupé de soi et de l’effet qu’il produisait sur les autres. C’est le poète le moins dramatique qui ait jamais existé ; il ne pouvait se transformer en un autre. De là sa haine marquée pour Shakspeare ; je crois de plus qu’il le méprisait pour avoir pu se transformer en Shylock, vil juif de Venise, ou en Jean Cade, méprisable démagogue.
Une des horreurs de lord Byron était de grossir. C’était là son idée fixe.
M. Polidori, jeune médecin, qui voyageait avec lui, nous apprit que la mère de lord Byron était petite et fort replète. En disséquant le caractère de lord Byron (c’était, je l’avoue, notre occupation quand il nous avait quittés ; j’admirais ces caractères italiens si fins : ils ne sont dupes d’aucune apparence), en examinant au microscope le caractère du grand poète qui était tombé comme une bombe au milieu de nous, les amis de M. de Brême décidèrent que, pendant un tiers de la journée, lord Byron était dandy : il voulait ne pas grossir, cacher son pied droit un peu tourné en dedans, et plaire aux femmes. Mais sa vanité à cet égard était tellement exagérée et maladive, qu’il en vint à oublier le but pour les moyens. L’amour aurait gêné ses promenades à cheval, il sacrifia l’amour. À Milan et surtout à Venise, quelques mois après, ses beaux yeux, ses beaux chevaux, sa gloire, firent naître plusieurs commencements de passions chez des femmes très jeunes, très nobles et assurément fort jolies. L’une d’elles fit plus de cent milles pour assister à un bal masqué où il devait se trouver. Il le sut, et, soit orgueil ou timidité, ne daigna pas lui répondre. C’est un rustre ! s’écria-t-elle en s’éloignant. Une irréussite auprès d’une femme de la société eût fait mourir lord Byron de vanité malheureuse. Par l’effet de toutes les petitesses de la civilisation anglaise, il ne fit attention qu’à ces sortes de femmes aux yeux desquelles la richesse d’un amant est son plus grand mérite.
Non content d’être le plus bel homme d’Angleterre, lord Byron aurait aussi voulu être l’homme le plus à la mode. Quand il était dandy, c’était avec le frémissement de l’adoration et de la jalousie qu’il prononçait le nom de BRUMMEL ; ce fut le roi de la mode de 1796 à 1810 ; c’est l’existence la plus curieuse que le XVIIIe siècle ait produite en Angleterre et peut-être en Europe. Ce roi déchu achève sa vie à Calais.
Quand lord Byron ne pensait pas à sa beauté, il songeait à sa haute naissance. C’était avec une apparence de bonhomie bien plaisante que les jeunes Milanais discutaient devant lui la question de savoir si Henri IV pouvait justement prétendre à être appelé clément après avoir fait couper la tête au duc de Biron, son ancien camarade. Napoléon ne l’eût pas fait, répondit lord Byron. Le comique consistait en ce que tantôt on voyait qu’il se croyait plus noble que le duc de Biron, et que tantôt l’illustration de cette famille lui faisait envie. Le fait est que peu de familles, en Angleterre, ont produit une plus longue suite de braves guerriers que celle des Birons.
Quand la fatuité de naissance ou de beauté n’était pas de service auprès de lord Byron, il devenait tout à coup grand poète et homme de sens. Jamais il ne faisait la phrase comme Mme de Staël, par exemple, qu’il venait de laisser à Coppet, et qui bientôt nous arriva à Milan. Parlait-on de littérature, lord Byron était le contraire d’un académicien : toujours plus de pensées que de paroles et nulle recherche de mots élégants. Vers le minuit surtout, les jours où la musique de l’Opéra l’avait touché, au lieu de songer, en parlant, à l’effet à produire sur les autres, il se laissait aller à son émotion comme un homme du Midi.
Ce qu’il y a de bien singulier, c’est que, dans sa prose, il court toujours après l’esprit, et l’esprit de la plus misérable sorte, l’esprit d’allusion à quelque passage d’un auteur classique. Je puis assurer que rien ne ressemblait moins à sa prose ennuyeuse, et digne de l’archidiacre Trublet, que sa charmante conversation quand il n’était pas fat ou fou. Car il faut bien l’avouer, et c’est pour ce grand homme une excuse plus qu’une accusation, pendant un tiers de son temps, chaque semaine, il nous semblait fou. Quelques-uns prétendaient qu’il avait l’air d’être fou par remords. Se pourrait-il, nous disions-nous, que, dans quelque accès d’orgueil aristocratique ou de dandy, il eût brûlé la cervelle à quelque belle esclave grecque infidèle à sa couche ?
Jusqu’à ce qu’une réforme parlementaire ou tout autre accident ait brisé la tyrannie qu’avec le mot magique improper la haute société de Londres exerce sur la manière de voir des dix-neuf vingtièmes des Anglais, je ne serais pas surpris que les Revues anglaises ne déclarassent le satanique lord Byron coupable de meurtres . Songez que ces pauvres Revues ne peuvent vivre et prospérer qu’en étant achetées par l’high life. Et l’on ne se figurera jamais, sur le continent, combien dans les hautes positions sociales, en Angleterre, on est plus aristocrate que nos plus célèbres ultras. Un duc anglais, par exemple, ne peut jamais être ridicule, quoi qu’il fasse. Voilà qui est tentant ! Un poète académique, nommé Southey, a été protégé par la haute société, parce qu’il charge lord Byron d’injures tellement atroces, qu’une fois, à Pise, ce grand homme fut sur le point de prendre la poste pour aller en Angleterre lui tirer un coup de pistolet. « Prenez garde, lui dit un ami, l’aristocratie payera tous les mauvais poètes en achetant leurs œuvres, pour peu qu’elle ait l’assurance de troubler le repos de l’auteur de Don Juan. »
À mon sens, l’aristocratie anglaise ferait un bon calcul si, au moyen d’un sacrifice de dix millions de francs, elle pouvait obtenir l’anéantissement de Don Juan. Dans sa folle fureur, cette aristocratie n’a pas voulu que le lord chancelier autorisât le libraire qui avait imprimé Don Juan à poursuivre les contrefacteurs. Cette folie a eu pour résultat que l’Angleterre est inondée d’éditions de Don Juan à deux schellings (deux francs cinquante centimes), au lieu de quinze ou vingt francs. Ce poème divin est un cruel antagoniste pour la théologie de Paley.
N’est-il pas plaisant de voir une colère qui, dans l’excès de sa fureur et de son aveuglement, se nuit à elle-même ? Je ne vois pas pourquoi la bonne compagnie ne proclamerait pas lord Byron un assassin. Voici l’acte d’accusation imprimé dans les Mémoires de lord Byron, que M. Moore vient de vendre cent cinquante mille francs au libraire Murray.
Dans son journal, lord Byron fait allusion à un événement dont la mémoire trouble son sommeil et lui cause d’horribles agitations. – « J’ai composé La Fiancée d’Abydos en quatre nuits, dit-il, pour conjurer mes rêves sur ***. Si je ne m’étais donné cette tâche, j’aurais perdu l’esprit à me ronger le cœur. » Plus loin : « Je me suis réveillé après un rêve. – Eh bien ! d’autres n’ont-ils pas rêvé aussi ? Et quel rêve ! Mais elle n’a pu m’atteindre. Les morts ne peuvent-ils donc reposer en paix ? Oh ! comme mon sang s’est glacé ! – Et je ne pouvais m’éveiller ! – Et…
Des ombres, cette nuit, ont frappé l’âme de Richard de plus de terreurs que n’eût pu lui en causer la réalité de dix mille soldats conduits par le traître *** (3).
Je n’aime pas ce rêve ! J’en déteste la conclusion depuis longtemps passée. Me laisserais-je donc épouvanter par des ombres ! Ah ! quand elles nous rappellent… N’importe ? Mais si je rêve encore ainsi, j’essayerai si l’autre sommeil, le plus profond de tous, a les mêmes visions. »
Il ajoute : « Hobhouse m’a parlé d’un singulier bruit, c’est que je suis, moi, le véritable Conrad, le vrai corsaire de mon poème, et l’on suppose que cette partie de mon voyage est restée secrète… Hum ! les gens sont quelquefois bien près de la vérité, mais on ne la devine jamais tout entière. Il ignore ce que j’étais l’année où il quitta le Levant. Nul autre ne le sait ; ni… ni… ni… Ainsi c’est un mensonge. Mais je redoute ces équivoques de l’esprit malin qui, en mentant, singe la vérité. »
M. Moore n’ajoute aucun éclaircissement. Probablement cet homme d’esprit ne s’est pas aperçu que ce peu de lignes allait servir de texte aux sermons de tous les prêtres d’Angleterre et d’Amérique.
Qu’importe à lord Byron ? La haute société peut étouffer un grand homme ; mais une fois qu’il est connu, il a un compte ouvert avec la postérité. La Grèce va se civiliser ; c’est peut-être en 1811 que lord Byron a joué le rôle d’Othello. À Athènes, en 1811, au couvent des Franciscains, il eut des moments de folie. Voir son mot à un moine. S’il y a quelque chose de réel dans cette idée, des centaines de témoins retrouveraient au besoin, et tôt ou tard la postérité saura si les remords de lord Byron étaient réels, ou si ce fut une affectation de plus.
Othello est-il un homme méprisable pour avoir cédé une fois à l’atroce douleur de la jalousie ?
Après tout, l’âme de lord Byron était tellement exaltable quand il n’était pas dandy, qu’il est fort possible que ses remords se soient exagéré une faute commise dans sa jeunesse. L’opinion des douze jurés que le hasard avait réuni dans la loge de M. de Brême était que la faute qui, quelquefois rendait sauvages et hagards les yeux si beaux de lord Byron, avait été commise contre une femme. Un soir entre autres, il fut question d’une jolie Milanaise qui avait essayé de se battre en duel avec un amant qui venait de la quitter ; on vint à parler d’un prince qui avait tué sans façon une femme du peuple avec laquelle il vivait, et qu’il trouva infidèle. Lord Byron n’ouvrit pas la bouche ; il essaya un instant de se contenir, et sortit de la loge furieux. Si c’était de la fureur, elle était contre lui, et sans doute elle l’absout à nos yeux. Je compare ce crime, quel qu’il soit, au vol d’un morceau de ruban commis par J.-J. Rousseau lors de son séjour à Turin. Parmi les hommes qui ont quelque expérience des choses de la vie, et ne s’arrêtent pas aux phrases des salons, quel est celui qui, pour ce fait, déclarerait Rousseau moins estimable que l’immense majorité des honnêtes gens ? Il est vrai que vers 1815 un écrivain moderne a changé de son autorité privée le morceau de ruban volé en un couvert d’argent. Sans doute, cette découverte importante pour la bonne cause n’est pas restée sans récompense. C’est un exemple de la confiance que mériteront les historiens vulgaires tant que vivra le parti puissant qui poursuit de sa haine l’empereur Julien, J.-J. Rousseau, lord Byron, et tous les hommes enfin qui se sont moqués de l’hypocrisie avec une apparence de succès.
À peine quelques semaines s’étaient-elles écoulées, que lord Byron sembla prendre beaucoup de goût à la société milanaise, la seule qui, au XIXe siècle, admette la bonhomie. Souvent à la fin du spectacle nous nous arrêtions dans le vestibule du théâtre pour voir passer les jolies femmes. Peu de villes ont possédé une réunion de beautés comparables à celles que le hasard avait réunies à Milan en 1817. Plusieurs s’attendaient que lord Byron demanderait à leur être présenté. Soit orgueil, timidité, ou plutôt désir de dandy, de faire précisément le contraire de la chose à laquelle on s’attendait, il déclina toujours cet honneur. Il aimait mieux passer la soirée à parler poésie ou philosophie. Je me souviens que nos arguments étaient lancés avec tant d’énergie, que souvent le parterre indigné nous imposait silence.
Un soir, au plus fort d’une discussion philosophique sur le principe de l’utilité, M. Silvio Pellico, charmant poète, mort depuis dans les prisons de l’Autriche, vint avertir lord Byron que M. Polidori, son médecin, venait d’être arrêté.
Nous courûmes au corps de garde. M. Polidori, qui était fort grand et fort beau, avait été choqué au parterre du bonnet à poils de l’officier de garde, qui, disait-il, l’empêchait de voir le chanteur, et l’avait prié de l’ôter. Le fait est que, malgré son nom italien, M. Polidori était né en Angleterre, et par conséquent il avait souvent besoin de vent his spleen on someody « de faire éclater sa mauvaise humeur aux dépens de quelque chose ou de quelqu’un ».
Le grand poète Monti était descendu avec nous au corps de garde de la Scala ; nous entourions le prisonnier au nombre de quinze ou vingt. Tout le monde parlait à la fois ; M. Polidori était hors de lui et rouge comme de la braise. Lord Byron, fort pâle au contraire, contenait sa fureur à grand’peine. Son cœur patricien était violemment déchiré par la vue du peu de puissance et de considération dont il jouissait. Sans doute dans ce moment il regrettait vivement de n’être pas ultra et admis aux dîners et à l’intimité de l’archiduc vice-roi de Milan. Telle fut notre opinion. Quoi qu’il en soit, l’officier autrichien vit peut-être en nous un noyau de sédition ; s’il était savant, peut-être l’insurrection de Gênes, en 1740, lui passa-t-elle par la tête. Le fait est que Monti remarqua qu’il sortait en courant du corps de garde pour appeler ses soldats, qui saisirent leurs fusils déposés en dehors de la porte. Monti eut alors une idée excellente : Sortiamo tutti ; restino solamente i titolati, « retournons dans la salle ; que ceux de nous qui portent un titre restent seuls au corps de garde ».
Monsignor de Brême resta avec le marquis de Sartirana, son frère, le comte Confalonieri et lord Byron. Ces messieurs écrivirent leurs noms ; à la vue des titres, l’officier de garde oublia l’insulte faite à son bonnet à poils et laissa sortir M. Polidori. À peine cet officier se fut-il montré magnanime que nous lui rendîmes pleine justice. Le fait est qu’il était fort bonhomme. Dépouillé de son bonnet à poils, qui pouvait avoir trente pouces de haut, l’officier autrichien qui n’avait pas cinq pieds, faisait une piètre figure à côté de M. Polidori, fort bel homme de cinq pieds six pouces ; la seule vanité eût empêché bien des officiers de garde de lâcher leur prisonnier. Le soir même à minuit, M. Polidori reçut l’ordre de quitter Milan dans les vingt-quatre heures ; il était furieux, et jura de revenir tôt ou tard à Milan donner un soufflet au gouverneur qui le chassait ainsi. Il n’a point donné de soufflet, et, deux ans après, s’est empoisonné avec une bouteille tout entière d’acide prussique. (Au moins sic dicitur.)
Le lendemain du départ de M. Polidori lord Byron, avec qui je me trouvais seul dans le sombre et immense foyer de la Scala, se plaignit sérieusement d’être persécuté. À Coppet, s’écria-t-il les dents serrées, comme se parlant à lui-même, et bouillant de colère, quand j’entrais par une porte dans un salon, toutes ces pécores d’Angleterre et de Genève en sortaient par l’autre. Ces paroles ne furent pas prononcées aussi distinctement. Par ménagement pour le malheur ou la folie, l’interlocuteur de lord Byron s’éloigna de quelques pas. Quand il se rapprocha, lord Byron se plaignit de nouveau, mais en termes plus modérés et plus généraux. Cet interlocuteur connaissait si peu i titolati, pour employer le mot de Monti, qu’il dit naïvement au lord : « Réalisez quatre ou cinq cent mille francs, répandez le bruit de votre mort ; deux ou trois amis fidèles enterreront une bûche dans quelque coin, à l’île d’Elbe, par exemple. Le procès-verbal de votre mort arrivera en Angleterre, et pendant ce temps, vous, sous le nom de Smith ou de Dubois, vous vivrez à Lima, tranquille et heureux. Rien n’empêche même que quand M. Smith aura les cheveux blancs, il ne revienne vivre en Europe, et acheter chez un libraire de Rome ou de Paris, un exemplaire de la trentième édition de Childe Harold ou de Lara. Et au moment de la mort réelle de M. Smith il peut, s’il veut, se donner un moment brillant et original : « Ce lord Byron que l’on dit mort depuis trente ans, dira-t-il, c’est moi. La société anglaise m’a semblé si sotte, que je l’ai plantée là. »
- Mon cousin, qui doit hériter de mon titre, vous devrait une belle lettre de remerciements, me dit froidement lors Byron.
L’interlocuteur, qui peut-être avait été indiscret, réprima une répartie piquante. Probablement lord Byron avait ce malheur qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les êtres traités en enfants gâtés par la fortune, il nourrissait deux désirs contradictoires, grande et certaine source de malheur. Ne voulait-il pas à la fois être reçu dans la haute société comme un seigneur et admiré comme un grand poète ?
Or, jamais les gens du grand monde ne pardonnent aux gens qui écrivent. Peut-être en était-il autrement du temps du grand Corneille ; mais le grand Corneille n’était qu’un bonhomme aux yeux du seigneur Dangeau (Voir ses Mémoires). Ce soir-là il m’arriva de louer le grand duc de Toscane, qui certes le méritait. Lord Byron, qui se trouvait dans une veine de loyauté, m’en sut un gré infini.
On jouait alors à Milan l’Elena du vieux Mayer, où se trouvait un sestetto sublime. Le public supportait deux actes médiocres pour arriver à ce sestetto. Un jour qu’on le chantait mieux encore qu’à l’ordinaire, les yeux de lord Byron me frappèrent : je n’ai jamais rien vue d’aussi beau. Si une femme l’eût aperçu en un tel moment, elle eût pris une passion pour lui. Je fis vœu de ne jamais contrister une âme aussi belle, par aucune de ces phrases de précaution destinées à soutenir l’orgueil national, ou l’orgueil individuel. J’ai noté que ce soir-là on vint à parler d’un sonnet singulier du Tasse où il se montre incrédule.
Odi, Filli, che tuona…
Ma che curar dobbiam che faccia Giove ?
Godiam noi qui, s’egli è turbato in cielo.
Tema il volgo i suoi tuoni…
Pera il mondo, e rovini ! a me non cale
Se non di quel che piu place e diletta ;
Che, se terre sarà, terra ancor fui.
« Ces vers sont un mouvement d’humeur et rien de plus, dit lord Byron. L’âme tendre et l’imagination folle du Tasse avaient également besoin de s’appuyer sur l’idée de Dieu. Il avait la tête trop encombrée de platonisme pour lier ensemble deux ou trois raisonnements difficiles… Quand il écrivit ce sonnet, le Tasse sentait son génie, et manquait peut-être de pain et de maîtresse. »
En disant ces mots, lord Byron frappait à la porte de son auberge, et force nous fut de le quitter, à notre grand regret ; nous étions sous le charme, même les Italiens si méfiants. L’auberge de lord Byron était à une demi-lieue de la Scala, au bout d’un quartier désert. Il y avait beaucoup de voleurs ; il fallait traverser seul, à deux heures du matin, des petites rues fort sinistres.
Tout cela donnait de la poésie à la retraite du lord. Je ne conçois pas comment il n’a pas été attaqué, je pense qu’il eût été bien humilié d’être dévalisé ; c’est que les voleurs jouaient les tours les plus plaisants aux pauvres piétons. Il faisait froid, et l’on s’en allait enveloppé dans un manteau ; le voleur, venant doucement par derrière, vous passait par-dessus la tête un cercle de tonneau qu’il faisait descendre jusqu’aux bras, et volait ensuite tout à son aise.
M. Polidori nous racontait que souvent lord Byron faisait cent vers dans la matinée. Le soir, en revenant du spectacle, ému par les discussions ou la musique, il reprenait son papier, et, travaillant quelquefois jusqu’au jour, il réduisait ses cent vers à vingt ou trente ; dès qu’il en avait quatre ou cinq cents, il les envoyait à M. Murray, son libraire à Londres. Il buvait, en travaillant la nuit, une sorte de grog fait avec de l’eau-de-vie de genièvre et de l’eau. Il est bien vrai que quand les idées ne lui venaient pas il prenait beaucoup de ce grog ; mais ce vice aussi il l’a exagéré en s’accusant ; il ne fut point buveur immodéré. Souvent, pour ne pas engraisser, il sautait un dîner ou ne mangeait qu’un seul plat de légumes et un peu de pain. Ce dîner ne coûtait qu’un franc ou deux ; alors lord Byron, saisissant l’apparence d’un autre vice, se vantait d’être avare.
M. Polidori nous avait donné beaucoup de détails sur son mariage. La jeune héritière qu’il épousa avait toute la vanité et un peu de la sottise d’une fille unique. Elle s’attendait à mener la vie brillante d’une fort grande dame ; elle ne trouva qu’un homme de génie qui ne voulait ni commander dans la maison, ni être commandé. Milady Byron prit de l’humeur ; une méchante servante, à qui les bizarreries de lord Byron faisaient peur, aigrit la colère de sa jeune maîtresse ; elle quitta son mari. La haute société saisit une occasion favorable pour excommunier ce grand homme, et sa vie fut à jamais empoisonnée.
C’est peut-être à cet état de colère et de malheur habituel qu’il dut sa sensibilité pour la musique, qui adoucissait son chagrin en lui faisant verser des larmes. Lord Byron était sensible à la belle musique, mais sensible comme un débutant. Après avoir entendu des opéras nouveaux pendant un an ou deux, il eût été fou de choses qui en 1816 ne lui faisaient aucun plaisir, et que même il blâmait hautement comme insignifiantes, ou contournées.
J’apprends à l’instant que lady Byron, ou quelque prêtre en son nom, va répondre au livre de M. Moore. Tant mieux. Si la discorde se met parmi les brûleurs des mémoires originaux, on verra au milieu de quelles âmes lord Byron était tombé.
Lord Byron fut charmant comme un enfant plein de gaieté et d’imprévu le jour où nous allâmes visiter, à deux milles de Milan, l’écho de la Simonetta, célèbre par l’Encyclopédie, et qui répète un coup de pistolet trente ou quarante fois.
En revanche, le lendemain il fut sombre comme Talma dans le Néron de Britannicus, en arrivant à un grand dîner d’apparat que lui donnait monsignor de Brême. Il vint le dernier, et fut obligé de traverser un immense salon avec son pied un peu tourné, et sous les regards de tous. Loin d’être un homme indifférent et blasé, comme il l’aurait fallu pour son rôle de dandy, lord Byron était sans cesse agité par quelque passion. Quand les passions plus nobles se taisaient, une vanité folle, et se piquant de tout, venait le tourmenter. Mais si le génie s’éveillait, tout était oublié, le poète était dans les cieux et nous y entraînait avec lui. Quel divin poème il nous fit une nuit à propos de la vie de Castruccio-Castracani, le Napoléon du moyen âge ! Nous l’avions mené voir au clair de lune les aiguilles de marbre blanc du dôme de Milan.
Il avait une des faiblesses de l’homme de lettres ; une extrême sensibilité au blâme ou à la louange surtout provenant des gens du métier. Il ne voyait pas que l’affectation dicte tous ces jugements, et que les meilleurs ne peuvent être qu’un certificat de ressemblance.
Mes amis italiens, inexorables pour lord Byron, avaient remarqué qu’il était fier comme un enfant du nombre de langues qu’il croyait parler. Un savant véritable, non pas un charlatan de grec, qui paraissait quelquefois dans la loge de monsignor de Brême, nous dit que lord Byron savait fort mal les deux grecs, l’ancien et le moderne. Il en était de même de l’histoire, quoiqu’il eût des prétentions en ce genre.
J’allais oublier l’effet étonnant produit sur lord Byron par un tableau où Daniel Crespi a représenté ce chanoine enfermé dans sa bière, au milieu d’un église, et qui pendant qu’on chante l’office des morts autour de lui, tout à coup soulève le drap mortuaire, sort de sa bière et s’écrie : Justo judicio damnatus sum. (Je suis damné, et le jugement de Dieu est juste.)
Nous ne pûmes arracher lord Byron de devant ce tableau, nous le vîmes ému jusqu’à l’horreur ; par respect pour le génie, nous remontâmes silencieusement à cheval et allâmes l’attendre à un mille de la Chartreuse de Castellazzo, je crois, où Crespi a peint à fresque la vie de saint Bruno (4).
Lord Byron se moqua de nous quand on lui dit, pour la première fois, qu’il y avait dix italiens au lieu d’un ; que le milanais, par exemple, avait deux grands poètes vivants, MM. Tomaso Grossi et Carline Porta, et de plus, un fort bon dictionnaire milanais-italien ; que parmi les dix-neuf millions d’Italiens, ceux-là seulement qui habitent Rome, Sienne et Florence parlent à peu près la langue écrite. M. Silvio Pellico, ce charmant poète, disait un jour à lord Byron : « La plus jolie de ces dix ou douze langues italiennes dont l’existence est inconnue au delà des Alpes, c’est le vénitien. Les Vénitiens sont les Français de l’Italie. – Ils auront donc quelque poète comique vivant ? – Oui, répondit M. Pellico, et il est excellent ; seulement, comme il ne peut pas faire jouer ses comédies, il les écrit sous forme de satires. Ce charmant poète s’appelle Buratti, et, tous les six mois, le gouverneur de Venise l’envoie en prison. »
Ce mot de Silvio Pellico décida, suivant moi, de l’avenir poétique de lord Byron. Au fond de son âme, je soupçonne qu’il avait un désir brûlant de voir Paris, mais il aurait voulu y être reçu comme Hume le fut autrefois par la société encyclopédique (1765). Lord Byron demanda avidement le nom du libraire qui vendait les œuvres de M. Buratti. Comme lord Byron était accoutumé à la bonhomie milanaise, on se permit de lui rire au nez ; on lui apprit que si M. Buratti avait envie de passer toute sa vie en prison, il en avait un moyen infaillible, c’était d’imprimer ; et d’ailleurs, où trouver le téméraire imprimeur (5)? Des manuscrits fort incomplets de Buratti coûtaient trois ou quatre sequins. Le lendemain la charmante contessina N. daigna prêter son recueil à l’un de nous. Lord Byron, qui croyait savoir l’italien du Dante et de l’Arioste, ne comprit rien d’abord à ces vers. Nous lûmes avec lui quelques comédies de Goldoni, et enfin il entreprit les plaisanteries délicieuses de l’Omo, des Strofe, etc. On eut même l’indécence de lui prêter un exemplaire des sonnets de Baffo. Quel crime aux yeux de Southey ! Quel dommage qu’il n’ait pas eu connaissance plus tôt de ce fait atroce !
Suivant moi, lord Byron n’a fait Beppo et ne s’est élevé jusqu’à Don Juan que parce qu’il a lu Buratti et vu le délicieux plaisir que ses vers causent à la société de Venise. Ce pays est un monde à part dont la triste Europe ne se doute pas. On s’y moque des chagrins. C’est de l’ivresse qu’allument dans les cœurs les vers de M. Buratti. Jamais, moi présent, noir mis sur du blanc, comme disent les Vénitiens, ne produisit un tel effet. Mais ici j’ai cessé de voir, et je dois cesser de parler.
Notes
(1) Very respectable.
(2) Cette date est celle à laquelle se rapporte ce souvenir. Quant à ce fragment lui-même, il a été écrit en 1830. (Note de Romain Colomb.)
(3) Citation du Richard III de Shakespeare.
(4) Dans une lettre que lord Byron me fit l’honneur de m’écrire en 1823, pour justifier sir Walter Scott du reproche d’excessive servilité, il passe en revue la plupart de ces hommes aussi aimables que malheureux, que nous avions connus à Milan en 1816. Je trouvai une nuance de cant dans la lettre de lord Byron ; et pour éviter de dire une chose désagréable à un homme que j’aimais, estimais et respectais, je ne lui répondis pas.
(5) Longtemps après, un Suisse a osé imprimer les poésies les moins vives de M. Buratti.