La France des extrêmes

Marc Chevrier
La longue campagne présidentielle qui s’achève en France a braqué les regards sur le duel entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, qui personnifient l’opposition classique entre la droite et la gauche, si typique de l’Hexagone. Mais outre le centriste François Bayrou qui convoite la deuxième place au premier tour du scrutin, les présidentielles de 2007 mettent en scène encore un grand nombre de candidats, 12 au total, contre 16 en avril 2002. Ce grand nombre de candidatures s’explique en partie par la présence de candidats issus de la gauche radicale, dont la force aux présidentielles de 2002 a dispersé le vote de gauche et favorisé l’éviction au second tour du premier ministre socialiste sortant, Lionel Jospin, au profit du candidat de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen. Parmi les candidats de la gauche radicale figurent aujourd’hui Olivier Besancenot, postier de 32 ans représentant la Ligue communiste révolutionnaire, Arlette Laguillier, de Lutte ouvrière, candidate pour le 6e fois aux présidentielles, et enfin Gérard Schivardi, du Parti des travailleurs. Ces trois petits partis se réclament d’un marxisme d’inspiration trotskiste. À ce trio s’ajoutent le bouillant altermondialiste José Bové, l’ex-ministre de l’Environnement et candidate des Verts, Dominique Voynet et Marie-George Buffet, candidate du Parti communiste français qui a tenté en vain de fédérer les forces de la gauche radicale.

Aux présidentielles de 2002, les candidats des partis trotskistes obtinrent un peu moins de 10,5% des suffrages au premier tour ; ainsi, le vote obtenu par Le Pen étant compté, plus du quart de l’électorat français se reconnaissait dans le discours des deux extrêmes du spectre politique. Même si personne en France n’ose prédire l’éviction au second tour de Royal en faveur de Le Pen ou de Bayrou, il n’est pas improbable qu’au premier tour du scrutin on voie les deux extrêmes décrocher ensemble entre 20 et 25% du vote. La France des extrêmes se porte électoralement plutôt bien.

Très dissimilaires par leur idéologie, les partis de l’extrême en France traduisent néanmoins une méfiance persistante de l’électorat français vis-à-vis des partis de gouvernement, d’un côté la droite gaulliste et le centre-droit de l’UDF, aujourd’hui presque totalement unifiés dans un seul parti, l’UMP (Union pour un mouvement populaire), de l’autre le parti socialiste. Ce phénomène a aussi beaucoup à voir avec l’effondrement du Parti communiste français, qui constituait au début de la Ve république la première force politique de gauche, que les socialistes ont supplantée aux législatives de 1978 et qui est tombé sous la barre des 5% aux législatives de juin 2002. Ce parti attirait traditionnellement les contestataires de la Ve république, du capitalisme et du réformisme de gauche.

De manière générale, la désaffection des Français vis-à-vis des partis gouvernementaux a alimenté une dissidence électorale qui est allée grandissant. Au premier tour des présidentielles de 1995, les abstentions, les votes blancs et nuls et les votes en faveur des candidats soutenus par des partis non-gouvernementaux représentaient environ les deux tiers des inscrits. En 2002, la dissidence atteignait près du trois quarts des électeurs inscrits.

Un autre élément qui unit paradoxalement les deux extrêmes, c’est que sans les présidentielles, ils n’auraient guère d’existence politique. Le scrutin majoritaire à deux tours usité pour l’élection des députés de l’Assemblée nationale est sans merci pour les petites formations, et les grands partis ont manœuvré pour bloquer l’élection des candidats du Front national. Curieusement, c’est au parlement européen de Strasbourg que le Front national a fait élire en 2004 7 députés sur les 78 représentant la France, grâce au scrutin proportionnel. Au cours de l’actuelle campagne, la crainte de faire entrer à l’Assemblée nationale des candidats du Front national n’a pas dissuadé plusieurs candidats de proposer l’introduction d’éléments de proportionnalité dans le mode de scrutin aux législatives. Même Sarkozy y songe.

Les thèmes favoris du Front national sont relativement bien connus : un nationalisme hostile à la construction européenne, un libéralisme économique prononcé, un discours sur l’identité française aux accents xénophobes et la fustigation de « l’établissement », c’est-à-dire des grands partis et des élites qui concentrent le pouvoir. Plurielle, la gauche radicale présente un grand foisonnement d’idées et de courants. Le courant trotskiste se pose encore en digne héritier de la révolution bolchevique d’octobre 1917, trahie par Staline et ses disciples. La pensée de la gauche radicale a évolué en partie vers la critique sans ménagement de la mondialisation et, après avoir épousé la cause du prolétaire, elle s’est engouée de l’immigré, ou de « l’indigène », symbolisant son combat contre l’exclusion. La gauche radicale n’attirerait guère l’attention si elle n’avait pour s’exprimer des intellectuels de renom, tels qu’Étienne Balibar et Daniel Bensaïd, et des organes comme Le Monde diplomatique ou Attac. Elle possède en ce sens une grande fécondité théorique, à voir le nombre impressionnant d’ouvrages qui se publient en France sur les méfaits de la mondialisation et de la « pensée unique ». Dans un ouvrage récent consacré à la gauche radicale, le politologue Philippe Raynaud constatait que cette production abondante est attribuable en partie aux sciences sociales « pour lesquelles le but ultime de l’analyse sociologique reste le dévoilement des ressorts cachés de la domination. » (L’extrême gauche plurielle, Autrement, p. 10)

Si la gauche radicale a dû s’allier avec la gauche et la droite gouvernementales en 2002 pour empêcher l’élection de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, les deux extrêmes se sont trouvés ensemble lors du référendum de mai 2005 sur le projet de constitution européenne, auquel la gauche radicale reprochait ses ambitions néo-libérales. Selon Philippe Raynaud, c’est peut-être la marche forcée de la France dans l’Europe qui a provoqué le regain de la gauche antilibérale et altermondialiste. Les élites françaises, en prenant prétexte des exigences de Bruxelles pour imposer des réformes libérales qu’elles n’osaient pas défendre elles-mêmes devant les Français, auraient favorisé l’émergence d’une « politique du peuple » méfiante à l’égard des dérives oligarchiques du pouvoir. Les électeurs des deux extrêmes forment ainsi un groupe de « défiants » qui ne croient plus dans les vertus du fragile consensus social-libéral qu’avait connu la France jusque dans les années 1980. La société de confiance que plusieurs libéraux français aimeraient voir naître en France n’est pas près de s’y instaurer.

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