Voyage en Italie: Florence
Une ville complète par elle-même, ayant ses arts et ses bâtiments, animée et point trop peuplée, capitale et point trop grande, belle et gaie, — voilà la première idée sur Florence.
Les pieds avancent sans qu'on y songe sur les grandes dalles dont toutes les rues sont pavées. Du palais Strozzi à la place Santa Trinità, la foule bourdonne, incessamment renouvelée. En cent endroits on voit reparaître les signes de la vie intelligente et agréable: des cafés presque brillants, des boutiques d'estampes, des magasins d'albâtre, de pierre dure, de mosaïques, des librairies, un riche cabinet littéraire, une dizaine de théâtres. Sans doute l'ancienne cité du quinzième siècle subsiste toujours et fait le corps de la ville; mais elle n'est pas moisie comme à Sienne, reléguée dans un coin comme à Pise, salie comme à Rome, enveloppée dans les toiles d'araignée du moyen âge ou recouverte par la vie moderne comme par une incrustation parasite. Le passé s'y raccorde avec le présent; la vanité élégante de la monarchie y a continué l'invention élégante de la république; le gouvernement paternel des grands-ducs allemands y a continué le pompeux gouvernement des grands-ducs italiens. À la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, Florence était une petite oasis en Italie; on l'appelait gli felicissimi stati. On y bâtissait comme autrefois, on y donnait des fêtes, on y causait; l'esprit de société n'avait point péri comme ailleurs sous une rude main de despote ou dans l'inertie décente du rigorisme ecclésiastique. Le Florentin, comme jadis l'Athénien sous les Césars, était resté critique et bel esprit, fier de son bon goût, de ses sonnets, de ses académies, de sa langue, qui faisait loi en Italie, de ses jugements incontestés en matière de littérature et de beaux-arts. Il y a des races si fines qu'elles ne peuvent déchoir tout à fait; l'esprit leur est inné, on peut les gâter, mais non les détruire; on en fera des dilettantes ou des sophistes, mais non des muets ou des sots. Même c'est alors qu'apparaît leur fond intime; on découvre que chez elles, comme chez les Grecs du Bas-Empire, l'intelligence primait le caractère, puisqu'elle a duré après qu'il s'est dissous. Déjà sous les premiers Médicis les plus vifs plaisirs sont ceux de l'esprit, et la tournure de l'esprit est toute gaie et fine. Le sérieux diminue; comme les Athéniens au temps de Démosthène, les Florentins songent à s'amuser, et comme Démosthène, leurs chefs les gourmandent. «Votre vie, dit Savonarole, se passe toute au lit, dans les commérages, sur les promenades, dans les orgies et la débauche.» Et Bruto l'historien ajoute qu'ils mettent «la politesse dans la médisance et le bavardage, la sociabilité dans les complaisances coupables;» il leur reproche de faire «tout languissamment, avec mollesse et sans ordre, de prendre la paresse et la lâcheté pour règle de leur vie.» Voilà de gros mots: les moralistes parlent toujours ainsi, haussant la voix pour qu'on les entende; mais il est clair que vers le milieu du quinzième siècle les sens intelligents, cultivés, experts en matière d'agrément, d'arrangement et d'émotions sont souverains à Florence. On s'en aperçoit dans leurs arts. Leur renaissance n'a rien d'austère ni de tragique. Seuls les vieux palais bâtis de blocs énormes hérissent leurs bossages rugueux, leurs fenêtres grillées, leurs encoignures noirâtres comme un signe de la dangereuse vie féodale et des assauts qu'ils ont soutenus. Partout ailleurs perce le goût de la beauté élégante et heureuse. De la base au sommet, les grands édifices sont revêtus de marbre. Des loggie, ouvertes au soleil et à l'air, se posent sur des colonnes corinthiennes. On voit que l'architecture s'est tout de suite dégagée du gothique, qu'elle y a pris seulement une pointe d'originalité et de fantaisie, que sa pente naturelle l'a portée dès les premiers pas vers les formes sveltes et simples de l'antiquité païenne. On marche et on aperçoit un chevet d'église peuplé de statues expressives et intelligentes, un solide mur où la jolie arcade italienne s'incruste et se développe en bordure, une file de colonnes minces dont les têtes s'épanouissent pour porter le toit d'un promenoir, tout au bout d'une rue un pan de colline verte ou quelque cime bleuâtre. Je viens de passer une heure dans la place de l'Annunziata, assis sur un escalier. En face est une église et de chaque côté de l'église un couvent, tous les trois avec un péristyle de fines colonnes, demi-ioniennes, demi-corinthiennes, qui s'achèvent en arcades. Au-dessus d'elles les toits bruns en vieilles tuiles tranchent le bleu pur du ciel, et au bout d'une rue allongée dans l'ombre chaude les yeux s'arrêtent sur un dos rond de montagne.
Dans cet encadrement si naturel et si noble est un marché: des échoppes abritées d'un linge blanc recouvrent des rouleaux de toiles; quantité de femmes en châles violets, en chapeaux de paille, vont, viennent, achètent et parlent; presque point de mendiants ni de déguenillés; les yeux ne sont point attristés par le spectacle de la sauvagerie brute ou de la misère; les gens ont l'air à leur aise et sont actifs sans être affairés. Du milieu de cette foule bariolée et de ces boutiques en plein vent s'élève une statue équestre, et près d'elle une fontaine verse son eau dans une vasque de bronze. Ce sont là des contrastes pareils à ceux de Rome; mais au lieu de se heurter, ils s'accordent. La beauté est aussi originale, mais elle tourne vers l'agrément et l'harmonie, non vers la disproportion et l'énormité.
On redescend; un beau fleuve aux eaux claires, taché çà et là par des bancs de gravier blanc, coule le long d'un quai superbe. Des maisons qui semblent des palais, modernes et pourtant monumentales, lui font une bordure. Dans le lointain on aperçoit des arbres qui verdissent, un doux et joli paysage, pareil à ceux des climats tempérés; plus loin, des sommets arrondis, des coteaux; plus loin encore, un amphithéâtre de rocs sévères. Florence est dans une vasque de montagnes comme une figurine d'art au centre d'une grande aiguière, et sa dentelure de pierre s'argente avec des teintes d'acier sous les reflets du soir. On suit la rivière et on arrive aux Cascines. Le vert naissant, la teinte délicate des peupliers lointains ondule avec une douceur charmante sur le bleu des montagnes. Une haute futaie, des haies épaisses et toujours vertes défendent le promeneur contre le vent du nord. Il est si doux, aux approches du printemps, de se sentir pénétré par les premières tiédeurs du soleil! L'azur du ciel luit magnifiquement entre les branches bourgeonnantes des hêtres, sur la verdure pâle des chênes verts, sur les aiguilles bleuâtres des pins. Partout, entre les troncs gris où la sève s'éveille, sont des bouquets d'arbustes qui n'ont point subi le sommeil de l'hiver, et la jeunesse des pousses nouvelles va s'unir à leur jeunesse vivace pour remplir les allées de couleurs et de senteurs. Des lauriers fins comme dans un tableau profilent sur la rive leurs têtes sérieuses, et l'Arno, tranquillement épandu, développe dans la rougeur du couchant ses nappes pourprées, reluisantes.
On sort de la ville et l'on monte sur quelque éminence pour embrasser d'un regard la ville et sa vallée, toute la coupe arrondie autour d'elle: rien de plus riant; le bien-être et le bonheur s'y marquent de toutes parts. Des milliers de maisons de campagne la parsèment de leurs points blancs; on les voit monter de coteau en coteau jusqu'au bord des cimes. Sur toutes les pentes les têtes des oliviers moutonnent comme un troupeau sobre et utile; la terre est soutenue par des murs et forme des terrasses; la main intelligente de l'homme a tourné tout vers le profit et en même temps vers la beauté. Le sol ainsi disposé prend une forme architecturale, les jardins se groupent en étages parmi des balustres, des statues et des bassins. Point de grands bois, aucun luxe de végétation abondante; ce sont les yeux du Nord qui, pour se repaître, ont besoin de la mollesse et de la fraîcheur universelle de la vie végétale; l'ordonnance des pierres suffit aux Italiens, et la montagne qui est voisine leur fournit à souhait les plus belles dalles, blanches ou bleuâtres, d'un ton fin et sobre. Ils les disposent noblement en lignes symétriques; la maison, sous sa devanture de marbre, luit dans l'air libre, accompagnée de quelques grands arbres toujours verts. On y est bien pour se reposer l'hiver au soleil, l'été à l'ombre, oisif et laissant ses yeux errer sur la campagne.
On aperçoit de loin une porte, un campanile, quelque église. San Miniato, sur une colline, développe sa façade de marbres bigarrés. C'est une des plus vieilles églises de Florence, elle est du onzième siècle. On entre et l'on trouve une basilique presque latine, des chapiteaux presque grecs, des fûts polis et sveltes qui portent des arcades rondes; la crypte est pareille; rien de lugubre ni d'écrasé; toujours des colonnes élancées d'où s'élancent des courbes harmonieuses; l'architecture florentine dès son premier jour retrouve ou reprend l'antique tradition des formes solides et légères. Les vieux historiens appellent Florence «la noble cité, la fille de Rome.» Il semble que la tristesse du Moyen Âge n'ait fait que glisser sur elle; c'est une païenne élégante qui, sitôt qu'elle a pensé, s'est déclarée, d'abord timidement, puis ouvertement, élégante et païenne.