La religion hors de l'église

Michel Despland
«Aspects du XIXe siècle

    Depuis quelques années, un théologien allemand, le professeur Trutz Rendtorff, défend avec vigueur et érudition une thèse intéressante: à partir du XIXe siècle une bonne partie des réalités chrétiennes vivent hors de l'Eglise (1). On peut être chrétien dès lors sans être d'église. Ces formules, peut-être simplistes, ont au moins l'avantage d'attirer l'attention sur un état de choses complexe. Le phénomène de sécularisation qui prend son essor au XIXe fait que de nombreuses composantes de la société tendent à écarter l'autorité de l'Eglise (ou des églises) et à trouver que cette autorité fait violence au dynamisme moral des hommes qui veulent progresser. La sécularisation, ajoute Rendtorff, est en fait un processus qui tend à accroître la liberté et, par conséquent, la responsabilité humaine. L'homme en société apprend alors à faire face à de nouveaux problèmes, de nouvelles obligations. Il fait ainsi, dans sa vie personnelle et publique, souvent preuve de responsabilité chrétienne, par exemple lorsqu'il lutte pour l'égalité, la liberté, la justice. Mais l'Eglise ou les églises ont eu malheureusement trop souvent peur que ces dynamismes sociaux et politiques (qui n'étaient pas contrôlés par leur autorité) fussent foncièrement a-chrétiens ou anti-chrétiens. Les élites ecclésiastiques ont voulu alors à tout prix faire de tous les chrétiens des chrétiens d'église. Manquant de confiance dans les bases chrétiennes communes de la vie politique et sociale, l'Eglise -et cela est surtout vrai de l'Eglise catholique - a voulu réunir les chrétiens dans des écoles catholiques, des syndicats catholiques, des partis catholiques même. Ainsi, démontre Rendtorff, l'Eglise a cessé de transmettre toute la richesse de la tradition chrétienne pour n'inculquer qu'une ecclésialité frileuse. Il n'est dès lors pas étonnant que le concept de l'église ait été placé au centre de tous les efforts de la théologie officielle: alors que les chrétiens des Lumières songeaient à une église égalitaire et à un gouvernement rationnel, l'orthodoxie a redoublé dans ses efforts pour faire de l'Eglise le seul lieu dans le monde où Dieu parle et laisse sa révélation.


    Église et Religion

    La thèse de Rendtorff a pour le moins l'avantage d'attirer l'attention sur certaines conséquences du siècle des Lumières. Certains anticléricaux voient l'Eglise comme une institution trop puissante. De leur côté, certains chrétiens disent que la théologie officielle se trompe: soucieux d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, ils sont de plus en plus nombreux à dire qu'il importe d'obéir à Dieu plutôt qu'à l'Eglise. Ces deux groupes ont quelque chose en commun: ils voient l'Eglise de moins en moins comme le lieu privilégié où le caractère chrétien de la société trouve son expression; ils la voient comme une institution à côté d'autres. Et certains commencent à trouver que les réalités chrétiennes (christianisme ou chrétienté, Rendtorff parle de Christentum) se portent mieux hors de l'Eglise qu'en son sein. Religion et Eglise deviennent distinctes. Le mot religion sert à recouvrir toutes sortes de choses: religion naturelle, religion idéale, religion sentie, religion fraternelle, religion de l'avenir. Quoi qu'il en soit, le mot désigne quelque chose de plus vaste, de plus diffus. Le mot église, par contre, est ramené aux dimensions de son caractère institutionnel, aux dimensions de sa hiérarchie et de ses sanctuaires.

    On trouve en France divers auteurs au début du XIXe qui cherchent à se situer et à formuler leur pensée politique et sociale grâce à cette distinction entre Religion et Eglise.

    Benjamin Constant (1767-1830) édifie avec soin une théorie libérale classique. Elle repose sur la nécessité de distinguer le sentiment religieux des formes religieuses. Le premier "naît du besoin que l'homme éprouve de se mettre en communication avec les puissances invisibles". "La forme naît du besoin qu'il éprouve également de rendre réguliers et permanents les moyens de communication qu'il croit avoir découverts." (De la Religion, 1824, tome 1, chap. 1 et 2). Le sentiment repose sur une donnée permanente de la nature humaine. Les formes évoluent avec l'histoire. Dans cette perspective, il n'y a pas lieu de parler de l'Eglise. il faut parler des églises, des associations culturelles que les hommes forment selon leurs besoins et leurs aspirations. Toutes évidemment ont le droit de s'organiser librement pour autant qu'elles ne portent pas atteinte à la loi. Constant croit pouvoir ainsi assurer la permanence des valeurs chrétiennes les plus chères. En reconnaissant le sentiment religieux comme réalité individuelle, on établit le droit à la liberté religieuse. Et en reconnaissant le droit à l'association, on permet aux églises de se faire entendre et de jouer un rôle sur la scène publique. Constant, il faut l'ajouter, est un protestant né en Suisse et de formation cosmopolite, à la manière du XVIIIe.

    Chateaubriand (1768-1848) publie en 1804 le Génie du Christianisme. L'Eglise de France avait été persécutée au cours de la Révolution. "Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiais le Génie du Christianisme. Les fidèles se crurent sauvés: on avait alors un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues années." (Mémoires d'Outre-Tombe, XIII, 10) Mais ce reconstructeur est un innovateur: il ne fait pas du recrutement pour l'Eglise, il allume une ferveur pour le christianisme. Peut-être élude-t-il les difficultés, mais il donne le pouvoir spirituel suprême à la Religion plutôt qu'à l'Eglise. "La Religion est le seul pouvoir devant lequel on peut se courber sans s'avilir". En politique, il est plutôt gallican (l'Eglise catholique de France est sous la vigilance de la France) et il tient à éviter l'ingérence des clercs dans les affaires de l'Etat.

    F. Lamennais (1782-1854) quant à lui ne voit aucune différence entre religion et Eglise catholique (je parle du Lamennais d'avant la condamnation de 1831). Son Essai sur l'Indifférence (1817) assure que la raison est impuissante: toute vérité vient de Dieu qui a enseigné la langue, fondé la société, érigé la religion. Il ne nous a donné qu'une seule religion, la vraie, et celle-là se retrouve aujourd'hui dans le christianisme catholique. "La vraie philosophie c'est la religion", écrit-il. Il veut dire que c'est l'enseignement donné par le catholicisme. En 1825, De la Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil est un pamphlet antigallican: le pouvoir absolu du pape doit être restauré dans l'Eglise. Celle-ci doit donc être soustraite à toute influence venant du Roi et cette Eglise restaurée pourra mener à bien son oeuvre de Contre-Révolution. Une fois que le pape sera devenu l'autorité incontestée dans l'Eglise, il pourra devenir ce qu'il aurait toujours dû être, le souverain régnant sur tous les peuples. Parler de la religion amène donc Lamennais à enseigner les exigences de la théocratie, seul système vrai pour la vie politique et la vie religieuse.

    Constant, Chateaubriand et Lamennais: chacun à sa manière réagit aux ébranlements causés par la Révolution. Chacun est pour ainsi dire forcé d'innover, car la société fait face à des problèmes nouveaux. L'ordre n'est plus établi. Il faut en établir un. Et il faut évidemment trouver une place pour l'Eglise dans cet ordre. Constant innove grâce à une théorie anthropologique de la religion qui assure à chacun le droit à la liberté religieuse. Chateaubriand innove en voulant ancrer le christianisme dans le coeur de tous les Français et en y voyant une force culturelle distincte de l'Eglise catholique. Lamennais n'innove qu'à son corps défendant: il veut restaurer la position traditionnelle de l'Eglise, mais en présentant cette position dans toute sa rigueur théorique il entre en conflit avec l'Etat, la hiérarchie française, la papauté elle-même. Son projet de théocratie populaire est formellement condamné à Rome en 1832: il semble bien qu'il s'engageait dans un cul-de-sac.


    Pouvoir spirituel de l'écrivain

    Ces débats français ne me semblent pas périmés. Trouver une place dans la société et pour les églises et pour la religion me semble faire encore problème aujourd'hui. Deux admirables livres de Paul Bénichou (2) sur la France du début du XIXe nous permettront d'aller plus avant dans notre compréhension des problèmes.

    Le Sacre de l'Ecrivain nous montre comment des générations successives d'écrivains ont prononcé la faillite de l'Eglise et du sacerdoce catholique. Le manteau du pouvoir spirituel passe sur d'autres épaules : celles des écrivains, des poètes. Ceux-ci se voient d'abord comme porteurs des lumières de la critique, mais bientôt une nouvelle génération se prétend illuminée d'une révélation originelle et responsable de répandre la vérité. Tous donc se font une haute idée de l'écrivain, envoyé de Dieu ou simplement son fidèle serviteur, médiateur entre Dieu et les hommes, guide de l'opinion ou entraîneur des masses, instituteur du peuple, créateur du lien social, auteur d'une mythologie nationale; bref tous voient dans l'écrivain la source d'un pouvoir spirituel (de plus en plus laïque) qui donnera à la société l'unité profonde dont elle a besoin et qui permettra au gouvernement de faire son oeuvre si difficile dans les circonstances post-révolutionnaires où l'opinion est si divisée, si vite polarisée.

    Le Temps des Prophètes passe en revue les différentes leçons que ces écrivains enthousiastes veulent enseigner à la France. On y discerne, en gros, trois grandes familles.

    Les écrivains néo-catholiques croient entreprendre une oeuvre de restauration. Ils veulent remettre l'Eglise catholique à sa place d'honneur dans la société française. Le peuple, croient-ils, l'aime toujours beaucoup; des philosophes libertins et d'avides commerçants peuvent le corrompre et l'écarter de ses devoirs, mais au fond le peuple restera fidèle à son curé et à son roi. (Les écrivains se font des illusions, mais il est important de noter qu'ils se flattent d'être près du peuple.) Et ces catholiques innovent non seulement quant à la qualité de leurs illusions, ils prennent la plume avec enthousiasme et zèle. Ils veulent défendre leur christianisme dans les coeurs et dans l'opinion. Ils sont donc bel et bien des néo-catholiques. Même s'ils admirent l'Ancien Régime, ils ne sont plus des catholiques d'Ancien Régime. Ils sont romantiques, ultramontains, éloquents, émouvants, fervents, passionnés.

    L'Utopie pseudo-scientifique (Fourier, Saint-Simon, Auguste Comte) prétend, quant à elle, instaurer dans la société un ordre entièrement nouveau. Cet ordre sera parfait et durable, car il reposera sur une formule scientifique claire et sûre. La science de la société dorénavant existe. Elle permet donc d'établir un pouvoir politique infaillible.

    Il est à noter que ces deux premières écoles sont des écoles qui veulent régler les choses par voie d'autorité. Le dogmatisme est pour eux l'état normal de l'esprit sain. La Révolution française fut une période de transition (période critique, dira Saint-Simon, entre deux périodes organiques). Toutes les idées s'y exprimèrent et la plupart étaient fausses, les libertés se déchaînèrent et le désordre régna. Mais tout va bientôt rentrer dans l'ordre; un ordre bien meilleur que l'ancien, soulignent les Utopistes. La liberté dès lors ne sera plus nécessaire. Et ses malheurs évidemment auront disparu. Les esprits de tempérament libéral n'étaient pas nombreux dans la France de 1820.

    La troisième école de pensée, la démocratie humanitaire, diffère des deux premières en voyant dans la révolution non une parenthèse heureusement refermée, mais une oeuvre qu'il s'agissait de poursuivre. La liberté devrait être, à leurs yeux, un trait permanent de la société française. On trouve dans ce groupe le Chateaubriand devenu libéral; trente ans plus tard, il avouera qu'il écrirait le Génie du Christianisme "tout différemment": "au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la liberté humaine". (Mémoires d'Outre-Tombe, XIII, 11) Lamartine, Edgar Quinet, Michelet et surtout Victor Hugo se transmettent le flambeau. Il faut donc souligner la contribution des poètes à ce courant humanitaire et républicain. ils composent des épopées qui placent la poussée française vers la liberté, l'égalité et la fraternité dans le mouvement que Dieu lui-même imprime à l'histoire. Ils écrivent des vers mémorables que les instituteurs de la Troisième République pourront faire mémoriser à des générations de petits Français. Ils sont de vrais poètes et ils enseignent une idéologie généreuse. Ils réussissent à créer un univers mental (mythologique même) qui réconcilie les droits de la loi et ceux de la liberté.

    Le lecteur n'aura pas de peine à discerner que j'ai plus de sympathie pour Victor Hugo que pour Lamennais ou Saint-Simon. Comme Benjamin Constant, Hugo croit à la liberté pour toutes les églises et, comme lui, il croit que tous les hommes sont religieux. Mais sa mythologie est incontestablement plus riche et plus vigoureuse. Comme Chateaubriand, il croit que la religion chrétienne est quelque chose de distinct de l'Eglise et qui possède de profondes affinités avec ce qu'il y a de plus vivant dans le coeur humain. Mais à l'encontre de Chateaubriand, il sait se montrer sévère à l'égard de l'héritage chrétien appauvri que les églises cherchent à faire fructifier dans leurs serres étriquées et surchauffées. La foi religieuse à ses yeux ne saurait prospérer à l'écart de la place publique, de l'air, de la pluie et du soleil.


    Conclusion

    Tout revient en somme à la distinction entre Religion et Eglise. Depuis la Révolution française, les églises ne sauraient prétendre au monopole du religieux dans nos sociétés. Cela est banal. Il y a peut-être quelque mérite à ajouter qu'elles ne sauraient même pas prétendre être les dépositaires de la totalité de l'héritage chrétien de l'Occident.

    Noter qu'il y a des associations religieuses non chrétiennes plus ou moins florissantes dans notre société et qui sont - fort heureusement - au bénéfice de certaines garanties légales ne va pas, me semble-t-il, au fond de toute la question. Le problème de la liberté religieuse dans nos écoles, par exemple, reste entier. Et il faut aussi voir qu'il y a du religieux hors des associations spécifiquement religieuses. Depuis la Révolution française, en particulier, il y a du religieux réellement rival du religieux ecclésiastique (parfois rival du religieux chrétien) dans les sociétés nationales. Le social-national est devenu porteur d'une réalité religieuse et d'une promesse religieuse qui émeuvent presque tous les citoyens. On peut sourire de toutes ces idéologies sociales qui excusent les carences ou même les crimes de la société à l'heure actuelle en faisant allusion à l'avenir amélioré dont la société prétend contenir le germe. Il n'en reste pas moins qu'en prétendant se justifier par l'avenir qu'elles veulent assurer, nos sociétés savent jouer sur des cordes religieuses qu'autrefois les sociétés laissaient plus tranquilles. Rares sont ceux aujourd'hui qui admettent qu'une société peut vraiment être et, en même temps, ne rien croire et ne rien faire. (Voir Le Temps des Prophètes, pp. 55-56.) Les individus ont perdu le goût de faire des projets de vie pour eux-mêmes, mais ils ont gardé un vif intérêt pour les projets de société.

    De plus, le religieux prospère aussi, à l'écart de toute église et de toute association religieuse, dans le privé, l'individuel. Ce religieux est souvent moins finalisé; il n'en est que plus riche, mystique parfois, au sens restreint du terme. En tout cas, ce religieux individuel a élargi son répertoire bien au-delà des scripts traditionnels chrétiens. L'imaginaire individuel déborde allègrement tous les cadres que les orthodoxies s'efforcent de lui donner.

    Coincée entre le religieux social-national et le religieux privé, leurs vivacités et parfois leurs aberrations, les églises semblent ne pouvoir trouver qu'une place restreinte. Elles semblent surtout avoir perdu la capacité de pouvoir un jour réintégrer le tout sous leur direction englobante. Ce n'est pas une raison, me semble-t-il, pour n'y cultiver qu'une piété ecclésiale qui cède à tous les attraits d'un confessionnalisme étroit.»


    Notes

    1. RENDTORFF, Trutz, Christentum ausserhalb der Kirche. Konkretionen der Aufklärung. Hamburg, Furche, 1969; Church and Theology. The Systematic Function of the Church Concept in Modern Theology, Philadelphia, Westminster Press, 1971.

    2. BÉNICHOU, Paul, Le Sacre de l'Ecrivain 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973; Le Temps des Prophètes. Doctrines de l'Age Romantique, Paris, NRF, 1977.

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