La chute des dogmes
Depuis son avènement au dix-huitième siècle jusqu'à son développement pléthorique au milieu du nôtre, le travail de la raison a été porté comme sur des ailes d'aigle par l'idée de son progrès indéfini et de son triomphe final sur tous les obscurantismes. Mais aujourd'hui la communauté scientifique est secouée par une grave crise des fondements. À la réflexion, il apparaît que la science engendre autant de maux que de bienfaits, et il s'avère même que le positivisme, à mesure qu'il réussit, tue le mythe qui lui a donné naissance. Car, quoi qu'il en ait, lui aussi est théologique et métaphysique. Sans doute les sciences ne cessent de progresser, mais on voit de plus en plus nettement que c'est en se rapprochant des techniques et de la volonté de puissance et en s'éloignant toujours davantage de l'idée de vérité et de liberté qui les avait mises en branle.
Semblablement, jusqu'à ce que le groupe de la revue Esprit appelle l'éclatement de l'imposture totalitaire, le marxisme se voyait et était vu pour moitié scientifique et pour moitié utopique, et ses protagonistes prédisaient avec assurance la fin du capitalisme et l'avènement de la société juste. Mais depuis une certaine fin du stalinisme et du maoïsme et une prise de conscience que le socialisme est introuvable, il semble que l'attente du grand soir n'anime plus que des groupuscules marginaux et qu'il y a de moins en moins de grands universitaires à soutenir le caractère scientifique de la doctrine. La fécondité du mouvement s'exténue avec son utopie.
Il en est encore ainsi dans le domaine de la religion. Après plus de seize siècles de définitions dogmatiques, l'Église catholique, à Vatican II, s'est appliquée à décrire des situations interpellantes et à longuement convaincre ses fidèles d'élargir leurs horizons. Ce concile marque la fin d'un monde, et le tournant est éprouvé par beaucoup comme un prodrome de la fin du monde. Et en effet, avec le déclin des dogmes, c'est un univers qui s'effondre. Et rien n'indique que le concile ait réussi à changer les mentalités et à proposer un vrai substitut aux dogmes anciens.
Cependant, la gravitation n'est pas le dernier mot de la science. Si elle rend pensable la chute de certains corps, elle n'explique pas l'incessante agitation de beaucoup d'autres. La gravitation classique affecte essentiellement des ensembles massifiés de matière visible mais, au moins en ce qui concerne la matière subtile, avant les masses il y a le rayonnement et avant le rayonnement l'énergie (e = mc2). La physique nucléaire étudie des conglomérats de particules aux interactions autrement fortes que celles de la mécanique newtonienne. Or l'on sait que, dans certaines conditions, la masse infinitésimale d'un couple d'électrons de signes contraires peut être reconvertie en rayonnement et résorbée en photon, qui est un grain d'énergie. Si donc l'énergie se dégrade dans la masse et si cependant un inverse de l'entropie est pensable et effectivement pensé, la théorie du monde variera selon qu'on choisit d'en raconter l'histoire et d'en anticiper l'avenir à partir du second principe de la thermodynamique ou à partir de la flèche de la vie. Ceci étant, notre propos est d'examiner s'il n'existe pas dans l'histoire spirituelle des hommes l'équivalent d'une sorte d'antigravitation et si l'univers des idées n'est pas lui aussi oscillant, tendu entre la masse et l'énergie, l'entropie et la syntropie, la périphérie et le centre.
Mais il convient d'abord d'écarter une difficulté préjudicielle. En première approximation, il pourra sembler aux historiens et aux penseurs que nous souffrons cruellement du déficit d'intelligibilité qui vient aux sciences de l'esprit du fait de l'absence d'une théorie de la relativité suffisamment articulée qui nous aiderait à situer, à mesurer et à relationner les masses de mots, de concepts et d'institutions qui gravitent autour de multiples pôles dans le champ virtuellement unitaire de l'esprit. Mais il n'est pas sûr que cette théorie, si jamais elle existe, puisse obtenir l'audience que les équations d'Einstein ont reçue en notre siècle. Car une telle théorie serait liée au langage d'un lieu et d'un temps, sa visée méta-métaphysique retomberait bientôt sur elle-même, elle serait revendiquée par une école que contesteraient d'autres partis, et elle deviendrait inévitablement dogmatique.
Il faut donc chercher ailleurs. Nous le cherchons ici dans un registre du discours qu'avec Aristote on appellera poétique ou rhétorique et qu'on préférera aux grands traités de la logique et de l'ontologie des péripatéticiens. On pose donc en thèse, d'une part, qu'il y a un inverse de la dogmatique et qui est la poétique et, d'autre part, que ces deux instances du discours sont entre elles comme la particule et l'antiparticule de la physique nucléaire, qui sont si liées l'une à l'autre que, lorsque l'une existe comme onde ou corpuscule dans un champ de forces, l'autre est en latence quelque part dans l'univers.
Primauté du mythe
Examinons d'abord comment la vie et la mort des sociétés archaïques sont fonction de celles de leurs mythes. Il existe en Australie un chapelet de clans Arunta égrenés le long d'une rivière, où le récit des origines est fragmenté en épisodes qui sont chacun la propriété d'un clan et que seuls les conteurs des groupes propriétaires ont le droit de raconter lors des grandes fêtes tribales. Ces groupes, pour subsister et s'associer, ont dû décider de rendre publics leurs mythes particuliers du Temps Primordial; ainsi, le récit solennel à plusieurs voix qui est fait des origines désormais communes rappelle et induit la grâce de l'unité. Une telle pratique est de l'ordre du sacrement et du signe efficace. La récitation liturgique relie non seulement les groupes actuels les uns aux autres, mais la génération présente aux ancêtres, les hommes à la nature et le monde aux dieux. C'est une mythopoétique, constructive, faiseuse de liens, parole créatrice; une mythologique, un logos transformateur de mythos; une mythodogmatique, où l'indicatif n'est pas encore distingué de l'impératif, ni les lois des récits qui les illustrent; enfin, une mythopolitique, diffuse, non concentrée dans un appareil, mais immanente à l'ensemble des initiés à qui a été solennellement révélé le sens de l'histoire.
Mais ce qui fait la force d'unions de cette sorte fait aussi leur faiblesse. On l'a vu encore récemment lorsque, pour construire leurs aéroports de guerre, les Américains ont déplacé sur leurs îles quelques tribus primitives du Pacifique. Les nouveaux sites avaient beau être mieux aménagés que les anciens, les gens mouraient de tristesse et de langueur faute de pouvoir localiser les événements des récits d'origine et de structurer l'espace. On voit ici clairement comment, du moins dans des cas de cette espèce, la chute des dogmes ne fait pas que coïncider avec la décadence d'une société: elle la produit.
Zeus et Prométhée
Considérons en second lieu ce qui s'est passé dans les hautes civilisations du Proche-Orient ancien. Ici, les récits, les rites et les règles des populations rurales, - lesquelles sont comparables aux sociétés de l'âge de la pierre, sont demeurés à l'état de traditions orales et ne nous ont pas été transmis. C'est qu'ils ont été coiffés par les mythes, les fêtes et les codes que les chancelleries royales ou impériales ont décrétés, mis par écrit et souvent imposés de force aux potentats locaux. Dans cette situation radicalement nouvelle en histoire mondiale, une différenciation importante est apparue, qui est cependant restée interne au champ mythique. Car le passage de l'oral à l'écrit, comme celui des clans aux empires, en fut un, sinon de nature, du moins de statut culturel. La classe politique émergea alors de la masse et, en possession exclusive du sens, s'arrogea la connaissance du bien et du mal, du sacré et du profane, du vrai et du faux. Bref, elle se fit dieu, prétendit à l'immortalité et inventa la momie et la pyramide mortuaire.
Mais ici encore les dogmes ont chuté. La dynamique interne des civilisations de l'âge du bronze (3000-1000) fut dominée par le démantèlement de ces superstructures orgueilleuses, la démocratisation progressive du droit à l'immortalité et l'établissement, là-haut dans le ciel, d'un trône et d'un tribunal, d'une justice devant laquelle même les rois et les aristocraties devront comparaître. Car, parallèlement à la centralisation du pouvoir et du culte, les personnages des récits archaïques ont tendu à se concentrer en un seul acteur, père des dieux et des hommes et juge universel. Les hautes civilisations ont ainsi sécrété leur propre antidote et commencé de passer la main à une autre figure du monde. Or, c'est en face de Zeus de cette sorte que vont se dresser les Prométhée. Les conditions ont été peu à peu posées pour un certain décollage du logos, antimythique cette fois, pour l'émergence d'une rationalité qui, au lieu de raconter les avatars des dieux, fera le récit des aventures humaines et prendra l'homme comme mesure de toutes choses. Ce sera le temps que K. Jaspers a nommé période axiale.
Émergence de la pensée dogmatique
Examinons en troisième lieu quel fut en Grèce, le pays d'origine du mot, le destin du dogme. Le mot dogma a d'abord signifié le contraire d'une position intellectuelle ferme et il avait à peu près le sens de doxa qui désignait l'opinion: non la vérité, mais une affirmation ou une négation qui semblait (dokei moi) vraie à quelqu'un. Ce fut là, au tournant de l'époque classique ancienne, une tentative audacieuse et de longue portée pour parvenir à des propositions qui eussent quelque chance d'être aussi communément recevables que celles culturellement évidentes pour le grand nombre, des mythes traditionnels. Et en effet il advint que des particuliers furent assez cohérents pour relier entre elles leurs opinions et les rendre solides et solidaires, et assez éloquents pour gagner quelques disciples. Le mot dogme a pris alors une signification nouvelle, il est entré dans le champ sémantique de la vérité et il s'est dressé contre son allié d'hier, l'opinion. Les dogmes des sages avaient aux yeux de leurs adeptes une plus grande puissance de persuasion que les mythes communs et ils se sont même organisés en doctrines qu'on a caractérisées comme logos et vérité et opposées au mythos et à l'erreur.
Mais les philosophes ne s'entendaient pas, ils dogmatisaient différemment et de manière de plus en plus divergente, et ils se percevaient les uns les autres comme des partis qui faisaient des choix différents parmi les concepts fondamentaux (choix, en grec, se dit hairêsis, «hérésie», qui veut aussi dire «parti»). Les uns privilégiaient Zeus ou Theos, d'autres l'Eau ou l'Air ou le Feu, d'autres le Logos ou le Nous, d'autres les Idées et le Bien, d'autres l'Atome ou la Nature, d'autres le Premier Moteur, d'autres encore la Nécessité ou le Hasard. Tant et si bien que la pensée de l'antiquité finissante était en général sceptique, agnostique et stérile. Tout se passe comme si, à mesure qu'ils réussissaient à détacher leurs discours de la symbolique commune et populaire et à les articuler en concepts clairs et distincts, les penseurs s'isolaient dans leur «pensoirs» et ne parvenaient plus qu'à faire, difficultueusement, leur propre unité et, par la direction spirituelle, celle de quelques rares disciples. Et pendant que les «élites» faisaient ces hautes voltiges, les masses erraient comme des brebis sans pasteur.
Récupération de la poésie mythique
Par manière de contraste, considérons maintenant le sort qui fut fait à la raison d'Etat dans le judaïsme palestinien d'avant notre ère. On sait que le Deutéronome fut, au septième siècle avant J.C., un vigoureux effort législatif de la cour de Jérusalem pour réunifier l'empire de David autour de la capitale et du temple. Mais on sait aussi que cette tentative fut un échec lamentable. Sa théologie n'a pu résister à l'épreuve de l'exil: Yahvé s'était montré inférieur aux dieux d'Assur et de Babylone et il n'avait pas sauvé les siens. Si le peuple a traversé la crise et s'est relevé, cela ne fut dû ni aux sages, ni aux rois, ni aux prêtres; ce fut plutôt là un effet de la récupération qui a été faite alors des mythes archaïques des tribus de la périphérie. La décision a été prise par les déportés de redonner vie aux plus anciennes traditions épiques et à des coutumes aussi vétustes que celles qui ont trait au pur et à l'impur ou aux sacrifices. Et l'on fit état en même temps d'une alliance avec Yahvé plus ancienne et plus infrangible, celle qui avait été promise aux patriarches et qui était absolument inconditionnelle et gracieuse, garante d'un avenir toujours ouvert. C'est cette association de la poésie et de la raison, des récits et des lois, de la haggadah et de la halakhah, qui a permis au peuple juif depuis lors de trouver un sens à ses pires déboires.
Car la poésie - qui est parfois la reviviscence des vieilles légendes et qui est toujours corrélative d'une foi n'est pas une régression, un repli particulariste, comme l'ont cru les exégètes d'une autre génération. Mais, de même que la physique nucléaire harnache des énergies à la fois plus primitives et plus puissantes que celles que connaissait la mécanique classique, ainsi l'actualisation de ce langage à l'état naissant qu'est la poésie libère et canalise chez les hommes des forces de solidarité et de productivité qui sont sans commune mesure avec celles que peuvent mettre en oeuvre la politique et l'économie. La foi en Yahvé était ainsi, chez les yahvistes, plus efficace que la confiance des aristocraties dans les chars et les chevaux.
La parole salvatrice
Une autre illustration de la dialectique du beau et du bien nous vient de la connaissance que nous pouvons avoir maintenant de la manière dont l'Église s'est imposée comme tertium genus en face du judaïsme et de l'hellénisme. Son surgissement était historiquement improbable, et en effet nul n'avait prévu qu'une si petite cause - la mort ignominieuse d'un Nazaréen interprétée par quelques-uns comme ayant une signification universelle et cosmique produirait un si grand effet. On l'a bien dit: le Christ fut un événement dans l'ordre du langage et il a si bien libéré la parole que le discours de la secte, du parti, de l'hérésie chrétienne a fini par supplanter dans l'empire romain, d'une part, celui des Sadducéens, des Pharisiens et des Esséniens, et, d'autre part, celui des philosophes et des légistes, des confréries et des mystères, des cultes, des souverains divinisés et du Soleil invincible. C'est que le mouvement redonnait vie aux vieux symboles théistes. Car le(s) dieu(x) existe(ni) dans la mémoire oublieuse des hommes comme des réponses à l'interrogation qui est constitutive de notre être en qui il est question de notre être même.
Or, en cette fin d'époque, tandis que la technique et la politique triomphent et que les hommes en place oublient qu'ils sont mortels et s'entretiennent dans le divertissement, la masse des populations asservies se souvient et est toute prête à entendre le message de ceux qui, non seulement annoncent que Jésus est vivant, mais s'efforcent eux-mêmes de vivre comme des ressuscités. Car la grande force inhibitrice est la crainte de la mort, et la parole qui dit la victoire de la vie contient en elle une puissance libératrice à nulle autre pareille. Un tel témoignage devait être à la longue irrésistible, il avait l'avenir pour lui et il fut en effet plus puissant que ce que le Nouveau Testament appelle les Principautés et les Puissances. On touche du doigt ici à la poésie pure. Elle n'est pas dans les rimes et les métaphores, mais dans la parole originelle quand elle se fait chair, transsubstantiant les médiations qui rassemblent les croyants, et qu'elle resplendit au dehors par cette parabole en acte, cette métaphore vive qu'est l'existence même des communautés d'amis de l'homme. Et, quoi qu'il en soit de l'hypothèque qui pèse sur la tradition chrétienne du fait de son incarnation dans les langues d'abord grecque et latine puis occidentales, notre génération devrait trouver un sujet exceptionnel de réflexion dans le fait que cette tradition soutient depuis le début qu'elle est essentiellement catholique et universelle. En tout cas, cette intuition créatrice s'est avérée être au moins aussi féconde politiquement que celle qui préside à la recherche scientifique actuelle. Celle-ci est en quête d'une théorie unitaire du cosmos où on anticipe que l'infiniment grand des espaces infinis et effrayants s'expliquerait par l'infiniment petit de l'énergie initiale et toujours fondamentale. Si donc la foi chrétienne, comme ses adeptes l'espèrent, doit un jour unifier la totalité des hommes non seulement de toutes les cultures mais de toutes les générations, on doit penser que ce sera dû au fait que nulle autre n'est remontée si haut vers le principe et le fondement, et qui est la parole quand elle surgit dans le gouffre néantisant de la conscience malheureuse.
Le langage des conciles
Examinons à la suite ce qui advint dans cette Église elle-même en conséquence de ce qu'on appelle l'hellénisation du dogme. On sait comment les conciles qui ont défini les plus anciens dogmes chrétiens ont été convoqués en milieu grec par les empereurs et comment ils ont introduit dans le lexique de la théologie savante ces notions étrangères à la Bible que sont la nature, l'essence, la substance, la personne, l'être, l'acte, la relation, la propriété, la procession. Tous ces mots servent à marquer des différences entre la divinité et l'humanité, entre la paternité et la filialité, entre la grâce et la nature. Le but des conciles et des définitions dogmatiques était de faire, avec des distinctions conceptuelles, et face aux envahisseurs barbares, l'unité des Syriens et des Egyptiens, des Grecs et des Cappadociens, des Byzantins et des Romains. Le but était politique et la théologie spéculative fut l'instrument de ce grand oeuvre. Pour l'Église de l'ère constantinienne, ce fut là peut-être une nécessité et un bienfait, grâce à quoi fut écartée pour mille ans la menace d'une rupture radicale et d'une impossible continuité avec la tradition biblico-évangélique. Mais le coût de cette opération fut élevé, car l'unanimité n'était chaque fois acquise qu'au prix d'une uniformité qui, à la longue, s'est avérée stérile.
On comprend ainsi ce qui se passe de nos jours. On assiste à un immense effort des historiens, des théologiens et des penseurs de toutes confessions pour remonter en deçà des théologies dogmatiques issues des réformes protestante et catholique, en deçà de la théologie spéculative et de l'ontothéologie des grands médiévaux, en deçà de la théologie patristique et conciliaire, en deçà même des écritures juives et chrétiennes, afin de parvenir à une position herméneutique qui rende possible de penser la symbolique judéo-chrétienne sur le fond d'un imaginaire et d'une mystique virtuellement universelles et de relancer la mission intellectuelle de la théologie sur de toutes nouvelles pistes. Car le défi à relever durant les siècles qui viennent pourrait bien consister à laisser se dire l'aventure humano-divine de manières extrêmement diverses selon les cultures et les traditions, et en même temps, grâce à la tradition normative, à faire consonner cette diversité dans une musique des sphères analogue à celle qui faisait rêver Platon, ou, si l'on veut, dans un cantique spirituel qui ne pourra être entendu tout d'abord que des cent quarante-quatre mille rachetés de la terre (Apocalypse 14, 3). La dogmatique continuera à faire entendre ses notes graves, mais elle n'épuisera plus à elle seule le penser théologique. Mais, désoccidentalisée et déshellénisée, la théopoétique de demain pourra, elle, être entendue de toutes tribus, peuples et langues (Apocalypse, 7,9).
Vers une théopoétique
Venons-en directement à la situation spirituelle de notre époque qui, prématurément peut-être, se pense comme postchrétienne. On a vu comment la raison raisonnante s'est allumée jadis en Grèce et comment elle a opposé le logos au mythos. On sait aussi que le destin de l'Occident a été de devoir constamment surmonter la dualité de ces deux rationalités, celle de la science et celle du mythe. En notre siècle en particulier, la raison a été prise au piège de la rationalité étroite du savoir rigoureux et démontrable et elle commence seulement à reconnaître celle, différente et plus profonde, qui travaille la pensée mythique. Il n'y a pas si longtemps encore, nos théoriciens qualifiaient de prélogique et d'irrationnelle la source où pourtant la science se ravitaille à son insu. Car le logos de la raison philosophique ou scientifique ne peut faire qu'il ne se déploie sur le fond d'une symbolique dont il ne se détache jamais que de façon superficielle, provisoire et, pour lui-même, périlleuse.
Jaugée à l'aune des millénaires, la dogmatique rationaliste qui achève sous nos yeux de faire des ravages dans notre société démentielle n'est peut-être guère plus qu'un effet de surface, de métaphore et de transfert, dont toute l'énergie non inertielle lui vient du monde infini des images et des affects qui l'alimente en sous-oeuvre. C'est pourquoi quand, abandonnée à son ivresse et à son hybris, elle se coupe de ses racines et tend à substituer la langue de la raison raisonnante à ce qu'Homère appelait la langue des dieux, elle se trouve en fait livrée à une dérive suicidaire qui l'entraîne dans les rets non seulement des mythes dont elle avait cru se libérer, mais d'une mythologie aberrante où ce qui lui reste de logos est dévoré par un mythos qui n'est même plus capable de dire son nom.
Du langage conceptuel au discours poétique
Néanmoins, le remède nous est offert en même temps que le diagnostic, car le développement du savoir n'a pas été vain. La raison occidentale elle-même nous donne le moyen à la fois de conserver et de dépasser le mythe archaïque et toujours fondamental. Illustrons ceci par un exemple. Depuis les Pythagoriciens et les Orphiques et durant les deux millénaires et plus qui ont précédé notre siècle on s'efforçait de penser l'être-homme au moyen, en particulier, des concepts de corps mortel et d'âme immortelle. Mais aujourd'hui ces termes bipolaires sont devenus suspects: réifiés par la tradition cartésienne, ils renvoient désormais l'un à l'étendue infinie et l'autre à la pensée finie. Ce n'est plus l'âme qui est immortelle et semblable aux dieux, et l'éternité est un attribut de la matière et du cosmos. Cependant, l'histoire des idées et des mots nous permet de remonter en deçà de Descartes et de nous apercevoir que le corps et l'âme n'ont pas toujours été pensés comme deux substances constituant ensemble un composé, mais plutôt comme deux termes qui servent à rendre intelligible une relation transcendantale. Et aussi de remonter en deçà de l'hylémorphisme de saint Thomas et d'Aristote, pour constater que le mot sôma et le mot psyché désignaient l'un le cadavre et l'autre le souffle en allé. Ainsi, avant d'être des concepts philosophiques, ces deux mots étaient des mythèmes, des fragments de mythes, et ils ne peuvent faire qu'ils plongent toujours dans le tréfonds de la pensée symbolique. L'un et l'autre concouraient à signifier la condition de mort et l'espérance de survie, qui sont les référents essentiels de cette pensée et l'objet principal des vieux récits. De cette manière, il apparaît que l'histoire des idées et des mots offre son concours à une démarche autocritique qui s'efforce moins de dépasser le concept à la manière hégélienne que d'en enraciner la visée dans le préconceptuel, l'antéprédicatif, le sublinguistique.
Ainsi donc, longtemps avant de se penser philosophiquement avec les mots de corps et d'âme, l'être-homme s'est vécu poétiquement comme dialogue mystique entre lui et l'esprit protecteur, ou comme dialectique préréflexive entre le soi et son double, la chair et l'esprit, le sujet et l'objet. On pourra donc dire aujourd'hui que l'homme est cette région de l'être dans laquelle la possibilité de ne plus être est présente aux sujets et se manifeste par la saisie, parfois horrifiée, de la non-identité de soi à soi par quoi certains définissent ce qu'ils appellent la conscience. Admettons donc que l'homme est un être dissocié et qui s'y résigne mal, un être disloqué ou peut-être plutôt interloqué, où le langage a surgi dans un entre-deux du fait de l'apparition de deux masses mentales contraires et complémentaires qui sont à la recherche de la relation qui les rendrait à elles-mêmes transparentes. Car dès qu'il use du langage, l'homme devient opaque à lui-même, il est même et autre en même temps et sous le même rapport, il est contradictoire et se contredit.
Cependant, la situation de l'homme n'a jamais été vraiment désespérée. Car, plus puissante que l'ontologie qui thématise des termes opposés en étants, il y a la poésie qui, dans et entre les étants, instaure l'être. La poésie sera ici largement définie comme cette activité pacifiante, passivisante et en même temps dynamisante, au coeur de laquelle peut être aperçue, dans la dualité même des termes, l'identité active de la relation où ils se ravitaillent mutuellement. Cette merveille s'opère de multiples façons mais, généralement parlant, dans tout acte où une dualité se résorbe en unité: lorsque deux sont vraiment un dans une seule chair, lorsque le chef-d'oeuvre révèle le tout dans une partie, lorsque l'esprit de l'orant est tout entier transi par la parole, lorsque la récitation du poème fait s'annuler les mots et les images dans la rime et le rythme, la métaphore et la métonymie.
Il faut ici ajouter un mot sur cette dernière forme de poésie, celle qui a affaire au langage et qui confisque d'ordinaire à son profit le sens de ce noble terme. Il faut dire d'elle que tantôt elle descend et que tantôt elle remonte la pente qui sépare le soi de son double. En tant qu'elle est conditionnée par un pathos, une aphasie, un silence, une expérience de manque radical et de mort, la poésie est l'acte qui produit un substitut momentané du faire et un moyen de disposer l'être à combler le vide qui, tel un vertige, l'a fait exister un moment comme esprit et l'a porté sur les ailes du vent. Mais en tant qu'elle est conditionnée par une praxis, une langue d'usage, une activité de production réussie, qui risque toujours d'aliéner le producteur dans le produit, le sujet dans l'objet, la présence dans la représentation, la poésie est un défaire, une dissolution des différences dans les ressemblances, des signifiés dans les signifiants, des éléments de la parole dans la musique pure, qui est ce qui reste du langage quand on en a soustrait les significations.
Les saints, les héros, les poètes
Comme la musique, la peinture et tous les arts, qui sont des moyens d'ajustement, la grande poésie, qui est peut-être inséparable de l'interprétation actualisante des plus anciennes traditions, devrait jouer dans la modernité le rôle que remplissaient les mythes dans les anciennes sociétés: la réintégration de tous ceux que l'action intéressée isolait et constituait comme des monades. Certes, les grands poètes intégrateurs sont rares et bien des sociétés sont mortes ou moribondes faute de poètes qui en réconcilient les fragments antagonistes et les relient à la société universelle. Et on connaît la raison de cette rareté: pour ramener les hommes distraits et distants à la source apaisante du langage, c'est le langage le plus ordinaire qu'il faut transsubstantier et, par le moyen des différences mêmes, induire le sentiment des ressemblances rassemblantes; or, c'est là l'oeuvre des saints, des héros et des génies littéraires qui ne sont jamais légion. Une autre raison, liée à celle-là, est que le renouvellement du discours est le plus souvent un effet du miracle de la vie quand, au pied des tours de Babel effondrées et après que les dogmes et les idéologies se sont entrechoquées et réciproquement fracassées, les mots gisent dans les champs de ruines comme des briques libérées avec lesquelles les peuples, venant à la curée, construisent leurs masures et leurs autels. La vie alors reprend petitement.
C'est ainsi jadis, au huitième siècle avant l'ère chrétienne, après la grande migration des peuples de l'âge du fer, qu'Homère a fait d'une multitude de traditions une oeuvre unique qui a été reçue comme exemplaire, normative et fondatrice par ceux qui, à cause d'elle, vont bientôt s'appeler du nom commun d'Hellènes. C'est ainsi aussi, au septième siècle de notre ère, au temps des invasions barbares, que Mahomet, par le moyen des sourates qui vont devenir le Coran, a fait des tribus d'Arabie une seule communauté supratribale capable de se répandre dans le monde entier. Ainsi encore les peuples de notre temps sont en attente des poètes-législateurs qui rendront désirable une représentation de l'espèce entière comme d'une société juste, unanime et généreuse. Mais aussi longtemps que les dogmes s'affronteront et que la confusion des langues ne sera pas assez avancée pour que cessent les entreprises des mégalomanes, des apprentis sorciers, des idéologues et des falsificateurs du discours, cette attente demeurera le creuset où les mots vont continuer de diluer leur sens et de fomenter de nouveaux alliages.
Conclusion
Notre conclusion sera une autocorrection, car notre argumentation pourrait donner à croire que nous avons médit de la grande théologie classique. En fait, les plus grands savaient rejoindre des principes premiers avec une acuité que peu d'entre nous possèdent maintenant. Ils parlaient d'appétit ou de désir, qu'ils distinguaient en naturel et élicite, celui-ci étant sous-distingué en sensible et intellectuel. Ils reliaient ainsi à leur manière l'histoire des hommes (appétit intellectuel), celle des animaux (appétit sensible) et celle du monde (appétit naturel: le lourd tend vers le bas). Ils savaient même poser un principe absolument premier et un invariant qui fonde la recherche de la vérité comme adéquation au réel. C'était, dans l'appétit intellectuel, le désir qui tourmente la particule humaine d'être coextensive à la totalité du champ ontologique. On parlait alors ou bien du désir naturel de voir Dieu par essence ou bien de la puissance obédientielle qui est une capacité d'ouverture, d'écoute et d'accueil à l'infini auquel le fini est ordonné.
Cette admirable théorie était déjà à sa façon, en langage aristotélicien, une théopoétique - un choix judicieux parmi les symboles fondateurs - qui ordonnait les différences aux ressemblances. Si donc aujourd'hui, la théologie scolaire est stérile et si la théorie de la science est handicapée par la crise des fondements, ce doit être que nos chercheurs sont trop spécialisés, pas assez attentifs aux harmonies profondes, insuffisamment poètes. Mais l'histoire du monde est le jugement du monde. Et qui dit jugement dit aussi crise et critique. L'heure vient sans doute où la crise suscitera des hommes et des femmes assez critiques pour dépasser les dogmes et les idéologies scientifiques, philosophiques et théologiques, et aider les peuples à entendre comme des enfants aussi bien la musique des sphères qui descend du ciel étoilé que la légende des siècles qui murmure dans les coquillages.