Le salut de Raskolnikov

Bruno Drolet
Essai d'analyse-interprétation de l'oeuvre de Fedor Dostoievski :
Crime et Châtiment, à la lumière des principes du philosophe Sören Kierkegaard.

Quand on est, par rapport à la faute, l'élève de l'angoisse, on ne trouve de repos final que dans la rédemption.
(S. Kierkegaard)

Rodion Raskolnikov est étendu sur son vieux divan, couvert de son manteau usé d'étudiant pauvre, le ventre vide, la tête bourdonnante d'idées. Il prépare dans la " crainte et le tremblement " l'affaire qui lui permettra de se prouver à lui-même qu'il est de la race des Alexandre, des César et Napoléon. Certains hommes, supérieurs au reste de la masse, ont le droit, pense-t-il, de se réaliser, même au prix du sang de certaines personnes qui ne sont souvent, tout compte fait, que d'abjects vers de terre, parasites de l'humanité. Tel est le cas de cette affreuse Alena Ivanovna, durcie par l'avarice mais usée par le temps, qui trouve encore la force d'exploiter à son profit les maigres avoirs des étudiants. N'est-ce pas une bonne action que de débarrasser la terre de cette vermine ? Les arguments favorables au meurtre de la vieille s'échafaudent dans l'esprit de l'étudiant, s'accolent les uns aux autres, montent en hauteur pour atteindre la volonté qui déclenchera l'action. Mais chaque fois, c'est le vertige ; la liberté s'affole face à son possible. La vision de l'acte paradoxal se pose dans toute sa crudité. Peut-on faire le bien lorsque l'acte est par avance condamné par la conscience commune ? Peut-on faire le mal lorsque sa raison à soi dit : c'est bien? Mais est-ce que la raison de Raskolnikov dit vraiment que c'est bien ? Les arguments sont-ils suffisamment forts ?

La tête de Raskolnikov est en feu. Il ne sait plus où il en est. Est-ce l'esprit du bien ou l'esprit du mal qui hante sa tête fatiguée ? Le démoniaque semble s'être emparé de Raskolnikov. Tout ce qu'il y a de haine, de révolte, de violence dans le monde, ces vieux démons de tous les temps, engagent la lutte avec l'ange dans l'esprit du jeune homme, en y distillant l'angoisse. C'est le saut d'une liberté qui rompt avec son possible et tend à se définir par rapport au bien et au mal. "Une sympathie antipathisante ; une antipathie sympathisante",1 Raskolnikov vit cet alternance de moments affectifs entre deux périodes de somnolence fiévreuse, plus ou moins prolongées, dues à sa fatigue nerveuse et à sa malnutrition.

Que dira sa soeur Dounia ? Qu'arrivera-t-il de sa mère? Et la police ? Mais n'est-ce pas pour sa mère et pour sa s?ur autant que pour lui-même qu'il commettra ce meurtre ; l'argent récolté pourra les aider à vivre plus convenablement ; ne le méritent-elles pas, elles qui ont toujours été dans la misère sans l'avoir mérité ? Pour ce qui est de la police, aucun gendarme ne réussira à le surprendre ; son intelligence supérieure lui permettra de perpétrer le crime parfait. Il repasse dans son esprit pour la nième fois tous les détails de l'opération. S'il fallait que quelque chose n'aille pas ! Il faudra alors compter avec les longs interrogatoires, le jugement, le bagne ; revenir de Sibérie après trente ans de vieillissement accéléré pour recommencer une vie mort-née. Ne vaut-il pas mieux vivre la pauvreté, la misère et la honte en renonçant à son projet ? Alors, c'est accepter l'échec total. L'occasion unique de s'affirmer, de se prouver à soi-même que l'on est quelqu'un, qu'on n'est pas comme la populace ignare et grossière, sera passée, irrémédiablement passée ...

La morale religieuse retiendra-t-elle le jeune homme déjà engagé dans le sentier du crime ? Le raffinement de la mystique russe va jusqu'à poser l'accomplissement du péché comme condition préalable à l'attention et à la considération de Dieu. Le sens religieux de Raskolnikov ne fera donc pas obstacle à son projet. D'ailleurs, le jeune homme ne vient-il pas de rencontrer par hasard l'ivrogne Marmeladov, père de Sonia, la prostituée par nécessité, qui a forcé le silence au cabaret quand il a déclaré :

Tous seront jugés par Lui, les bons et les méchants, et nous entendrons son Verbe : "Approchez, dira-t-il, approchez, vous aussi les ivrognes, approchez, les faibles créatures éhontées !" Nous avancerons tous sans crainte et nous nous arrêterons devant Lui et Il dira: "Vous êtes des porcs, vous avez l'aspect de la bête et vous portez son signe, mais venez vous aussi". Et alors, vers Lui se tourneront les sages et se tourneront les intelligents et ils s'écrieront: " Seigneur, pourquoi reçois-tu ceux-là?" et Lui leur dira: "Je les reçois, Ô sages, je les reçois, Ô vous, intelligents, parce qu'aucun d'eux ne s'est jamais cru digne de cette faveur".2

Jusqu'au moment précis où l'acier froid de la hache fera gicler le sang, Rodion Raskolnikov sera incertain de l'issue de l'opération. Jusqu'au dernier moment, il sera l'autre qui regarde son double agir comme sous la force du destin. Ce destin a pris racine dans son être, dans son insurmontable dégoût physique de la vieille usurière, dans son esprit fatigué qui a bonifié Pacte au point de le faire apparaître comme héroïque, quand il n'est pas présenté comme démoniaque. En cours d'opération, certains événements imprévus mettent le projet en péril, car la réalité n'obéit pas nécessairement à l'idée la plus mûre et la plus sûre d'elle-même. La présence d'esprit de Raskolnikov obstrue les fissures, recolle les parties. L'oeuvre est enfin achevée. Mais le vrai drame commence dans l'âme d'un héros devenu fantoche.

Raskolnikov se retrouve plus mort que vif, dans son étroit réduit, avec deux cadavres sur la conscience au lieu d'un. Le jeune homme a dû faire disparaître un témoin gênant, Lisbeth, demi-s?ur de la vieille, qui est arrivée dans l'appartement quelques moments après l'exécution du crime. Ce dernier fait n'était aucunement prévu dans le plan primitif ; Raskolnikov avait même de la sympathie pour la malheureuse Lisbeth que la vieille pressurait et torturait. La petite bourse souillée de sang séché, dérobée à la hâte dans l'appartement de la vieille, brûle les doigts de Raskolnikov. Il est dès maintenant résolu de s'en défaire pour éloigner de lui les soupçons de la police par défaut de preuves. Au lieu de se sentir fier de lui, le jeune homme se sent traqué et honteux.

De nouveau étendu sur son divan, Raskolnikov frissonne de fièvre. Il repasse dans sa tête fatiguée ce qu'il est censé faire après le crime d'après le plan si longuement mûri, mais il ne trouve plus la force d'agir. Il se couvre de son vieux manteau et tombe dans un sommeil agité.

Arrêtons-nous ici pour réfléchir sur ce qui précède, en soulignant, comme essentielle à l'intelligence du drame, la description que nous donne l'auteur du caractère de Raskolnikov.

Dostoïevski écrit à Katkov, rédacteur en chef de la revue Le Messager russe :

Raskolnikov est un jeune étudiant exclu de l'Université, de milieu bourgeois, il vit dans une pauvreté extrême: la faute en est à son insouciance, à l'instabilité de son esprit, à l'influence "d'idées" incertaines, informes, mais qui sont aujourd'hui dans l'air.

Dans Crime et Châtiment, Dostoïevski présente ainsi son personnage:

Raskolnikov, qui avait été étudiant, ne s'était jamais lié avec ses camarades : il vivait isolé, n'allait chez aucun de ses condisciples et n'aimait pas recevoir leur visite. Eux, du reste, n'avaient pas tardé à se détourner tous de lui. Il ne prenait part ni aux réunions, ni aux discussions, ni aux plaisirs d'étudiants. Il travaillait avec une ardeur implacable qui lui avait valu l'estime générale, mais nul ne l'aimait. Il était très pauvre, fier, hautain et renfermé comme s'il avait un secret à cacher. Certains de ses camarades trouvaient qu'il semblait les considérer comme des enfants qu'il aurait dépassés par sa culture, ses connaissances et dont il jugeait les idées et les intérêts bien inférieurs aux siens.3

Raskolnikov, le taciturne, a vécu un mois, claustré et oisif, dans son sombre logis. C'est là, dans le monde infini de l'imaginaire, que cette " CHOSE ", (l'assassinat de la vieille) a pris naissance et a mûri. Telle une bête maléfique parasitant son esprit, elle a pris des proportions telles qu'elle a enfanté l'action abominable en y laissant sa vie. Raskolnikov vivra désormais -le mot est sans doute fort - avec le cadavre puant de cette bête, dans un univers annonciateur des mondes de Kafka. Fait à remarquer, le jeune homme ne s'est ouvert à personne de son projet avant la conclusion de " l'affaire ". Kierkegaard écrit : " Le démoniaque ne s'enferme pas avec quelque chose, mais s'enferme seul, et c'est là le profond de l'existence que la non-liberté justement se fasse elle-même prisonnière ".4

Comment comprendre qu'un jeune homme intelligent et de bonne éducation ait pu imaginer cet acte en fin de compte tout à fait petit et abominable? Il n'y a rien de bien courageux à assassiner une vieille femme sans défense ! Ses amis et les membres du jury attribueront l'acte à un déséquilibre temporaire de l'esprit de l'accusé. La finesse démontrée à l'occasion de la préparation et de l'exécution de " l'affaire " laisse voir tout de même que le jeune homme est suffisamment en possession de ses moyens, même si, à tout moment, le " bien " vient agacer par son spectre toujours présent le démoniaque qui englue la liberté.

Le contact physique du sang humain sera ressenti atrocement. Raskolnikov s'éveille enfin à la réalité. Il s'est tué en tuant la vieille. Le rêve est terminé. La raison rebelle face à l'existence concrète devra consentir à la sagesse qui est peut-être le courage de vivre une réalité qui n'accepte de se soumettre qu'au prix du compromis, de la patience, de la douceur et même de la souffrance. L'homme a d'abord l'impression que cette façon d'agir et de réagir le rend esclave de la réalité, de l'existence concrète. Il voit bientôt qu'il n'en est rien et que le maître, c'est lui :
Il n'y a pas de bonheur dans le confort, le bonheur s'achète par la souffrance. L'homme ne vient pas au monde pour être heureux. L'homme gagne son bonheur, et toujours par la souffrance. Il n'y a là aucune injustice, car ( ... ) la conscience ( ... ) s'acquiert par l'expérience "pro et contra", que chacun doit assumer. Par la souffrance, telle est la loi de notre planète. Mais cette conscience spontanée, éprouvée tout au long de l'existence, est une si grande joie que l'on doit la payer avec des années de souffrance.5

La luxuriance de la vie n'est peut-être, au fond, que le fruit de l'adaptation de l'organisme d'un être au milieu ambiant, quels que soient les efforts que devra fournir cet être ; c'est le prix à verser. Le bien humain est peut-être aussi, fonctionnellement, toute contribution positive à l'épanouissement de la vie humaine qui présuppose, au départ, l'adaptation de l'homme à son milieu physique et sociologique. Le résultat d'une adaptation difficile mais réussie, ne serait-ce pas ça le bonheur ?

Après la réalisation de l'Affaire, il restait à Raskolnikov la chose la plus importante et la plus difficile pour lui : se réconcilier avec la vie. C'est ce à quoi il semble se refuser dans les premières heures qui suivent le crime. Nastasia, la servante et Rasoumikhine, son ami, vont s'employer à cette tâche. Le travail va consister à amorcer la réconciliation de Raskolnikov avec le milieu humain dont il s'est volontairement retranché, afin qu'il reprenne goût à la vie. L'?uvre ne sera pas facile. Toute une démarche du " solitaire " commence dès cet instant, démarche qui devra aboutir à cette alternative troublante : ou bien le démon de Raskolnikov le fera sombrer dans l'abîme d'un mal toujours plus abominable et plus engluant, ou bien la tentation du " bien " vaincra l'esprit démoniaque par la voie de l'angoisse qui passe par l'étape
crucifiante et périlleuse du désespoir. Le bien se présentera maintenant sous la forme d'une résurrection, d'un rachat possible impliquant l'oblation de soi aux puissances terrestres. L'implacable justice accomplira son oeuvre ...

L'heureuse rencontre de la Sagesse humiliée (Sonia) mais toujours forte et les liens de l'amour vrai qui uniront ces deux êtres marqués d'une même honte seront-ils suffisants pour sauver Raskolnikov ? C'est ce que nous apprend la suite du drame.

Après l'exécution de son crime, Raskolnikov se perçoit comme étranger à lui-même et au monde. Il vit un immense sentiment de solitude. Son monde est brisé. Tout lui inspire du dégoût: et les hommes et les choses autrefois aimées. "Un tête-à-tête avec quiconque était la chose au monde qui lui répugnait le plus."6 " Je suis seul et me passe de la sympathie des autres. "7 Il est sourd et aveugle aux beautés des paysages qui l'enchantaient autrefois. Il va donc essayer de se suffire désespérément à lui-même, en étant très tôt convaincu de l'absurdité de son acte criminel. En dépit d'un délire quasi incessant, il trouvera la force de faire disparaître toutes traces de son crime et ensevelira le maigre butin pris chez la vieille sous le poids d'une grosse roche, dans un lieu peu fréquenté. Est-ce sa conscience qu'il réduit ainsi au silence ? Malheureusement pas. Il doit s'aliter quatre jours, sous les soins constants de son ami, Rasoumikhine, brave et dévoué jeune homme, qui finira par épouser Dounia. Raskolnikov reçoit tous ces soins avec répugnance et agressivité, conformément à son caractère rendu plus exaspéré par la maladie du corps et de l'esprit.

La première visite au commissariat de police pour répondre d'une plainte de sa logeuse constitue pour Raskolnikov une première tentation de vomir son crime. " J'entrerai, je me mettrai à genoux et je raconterai tout, pensa-t-il."8 Rendu au commissariat, et encore affreusement malade, il entend par hasard le récit du crime de la vieille et tombe inconscient. On le ranime, il sort du commissariat. Il n'a rien avoué.

L'accident mortel de son ami d'un jour, Marmeladov, constitue pour lui une distraction d'un moment. Sa générosité s'exprime à cette occasion par le don de vingt-cinq roubles qu'il a reçus de sa mère, afin d'aider la misérable veuve à inhumer décemment son époux. Le baiser de gratitude de Poletchka, fillette du défunt, le touche profondément. "Je m'appelle Rodion, dit-il, à Poletchka, nommez-moi parfois dans vos prières." 9

Toujours seul avec son secret, il se sait profondément blessé dans sa fierté. "La vieille ne signifie rien, se disait-il, ardemment et par accès. C'est peut-être une erreur, mais il ne s'agit pas d'elle. La vieille n'a été qu'un accident ... Je voulais sauter le pas au plus vite. Je n'ai pas tué un être humain, mais un principe ; oui, le principe, je l'ai bien tué, mais je n'ai pas su accomplir le saut. Je suis resté en deçà ... je n'ai su que tuer."10

Un cauchemar affreux lui inspirera la plus vive terreur. Il revivra une seconde fois le meurtre de la vieille. Après l'avoir frappée et frappée encore, "alors, il se baissa jusqu'au sol et la regarda de bas en haut. Ce qu'il vit l'épouvanta. La vieille riait ; elle se tordait dans un rire silencieux qu'elle essayait d'étouffer de son mieux".11

Enfin, arrive l'heure de la confession. La première personne à recevoir l'aveu complet et circonstancié de Raskolnikov sera la fragile Sonia. Quel supplice pour un Raskolnikov de mettre son âme à nue devant cette naïve et simple créature. Avant d'en arriver là, le coupable a envisagé quelques solutions, entre autres : celle de partir pour l'Amérique (mais le juge d'instruction, Porphyre, lui a assuré qu'il ne pourra quitter la Russie) ; il a également envisagé la solution du suicide en se jetant dans la Néva, mais sa fierté l'a retenu dans la vie. Peu avant, à Porphyre qui lui parlait de la conscience du criminel, Raskolnikov avait déclaré " À celui qui en a une de souffrir en reconnaissant son erreur. C'est son châtiment, indépendamment du bagne."12

Raskolnikov ne peut vraiment plus garder ce secret qui le dévore. Il se confesse à la partie la plus noble de lui-même : la souffrance, l'amour désintéressé, la franchise totale, la foi complète en Dieu, l'espérance, en un mot tout ce qu'incarne pour lui Sonia. Dans la chambre froide et dénudée de la malheureuse jeune fille, il dira tout, après l'avoir suppliée de lui lire le récit de la résurrection de Lazare. Le bien a vaincu le démoniaque du silence. Le premier pas est fait; le coupable s'est ouvert à une possibilité de résurrection. Mais comme la route apparaît longue et douloureuse jusqu'à l'étape finale ! La symbolique russe de l'aveu du coupable s'est exprimée : Raskolnikov s'est agenouillé devant Sonia et lui a baisé les pieds, comme " à toute la douleur de l'humanité ". Raskolnikov déclare à Sonia que les vrais motifs de son crime ont été l'exaspération de sa fierté éprouvée par la misère extrême. Également, dit-il, " Le diable m'a trompé ; il s'est moqué de moi".13 "Peut-être que si c'était à refaire je ne recommencerais pas ... Je sais que la vieille n'était pas une vermine." On perçoit facilement que le sang de la douce Lisbeth, amie de Sonia, pèse plus lourd que le sang de la vieille sur la conscience de Raskolnikov. L'angoisse a conduit Raskolnikov du stade esthétique au stade éthique : l'entrée dans le général, l'acceptation des données de la conscience commune. L'autre stade possible sera celui du religieux.

Sonia dit à Raskolnikov : "Tu dois accepter la souffrance, l'expiation, comme un moyen de racheter ton crime."14 Cette souffrance doit se concrétiser dans la dénonciation volontaire du crime à la police et l'acceptation du bagne. Elle s'offre à l'accompagner en Sibérie afin de souffrir avec lui. "Comment vivras-tu si tu ne veux pas te dénoncer?" "Tu mettras la croix à ton cou quand l'expiation aura commencé."

Raskolnikov est bien décidé de se livrer à la justice. Il règle tout d'abord le sort de sa soeur Dounia, en la tirant des mains de l'hypocrite Loujine et de l'infâme Svidrigaïlov. Il confie ce précieux trésor à son ami Rasoumikhine. Quant à sa mère, après lui avoir rendu une dernière visite, elle mourra lentement de chagrin, en devinant le sort malheureux de son fils.

Enfin, l'heure de l'aveu final a sonné. Raskolnikov se dirige vers le commissariat. Sonia le suit de loin, il le sait, il l'a vue. À un carrefour grouillant d'hommes de qualité diverse, il se jette à genoux et baise la terre. Il veut crier à tous son infamie (comme le lui avait conseillé Sonia), mais les quolibets des passants couvrent sa voix ; on le prend pour un homme ivre ou pour un aristocrate en route vers la Terre Sainte. Il entre au Commissariat, apprend le suicide de Svidrigaïlov, puis passe aux aveux.

Le juge d'instruction, Porphyre, a gagné la partie. Ici, se termine la dimension policière du drame. Porphyre respecte sa parole ; il ne charge pas l'accusé. Après un procès équitable, Raskolnikov écope de huit années de bagne, en Sibérie. Le convoi quitte Saint-Pétersbourg, Sonia accompagne le malheureux Raskolnikov. L'expiation commence.

Pensionnaire de la maison des morts

Raskolnikov est au bagne depuis neuf mois déjà. Ses compagnons d'infortune ne l'aiment pas; ils le traitent d'athée. Il persiste à être très renfermé et de plus en plus taciturne, même avec Sonia, à l'occasion de ses courtes visites. Il continue de réfléchir beaucoup ; sa conscience s'est refermée. Il se demande en quoi il a pu faire le mal. Son seul mal consiste, selon lui, à n'avoir pas réussi totalement son projet. Il croit que s'il avait réussi, son acte aurait été jugé bon. Son échec a atteint si fortement sa fierté, qu'il tombe malade sérieusement et on doit le transporter à l'infirmerie du bagne.

Un cauchemar affreux qu'il aura pendant son séjour à l'infirmerie le fera beaucoup réfléchir. Voici le récit de ce rêve :

Il lui semblait voir le monde entier désolé par un fléau terrible et sans précédent qui, venu du fond de l'Asie, s'était abattu sur l'Europe. Tous devaient périr, sauf quelques rares élus. Des trichines microscopiques, d'une espèce inconnue jusque-là, s'introduisaient dans l'organisme humain. Mais ces corpuscules étaient des esprits doués d'intelligence et de volonté. Les individus qui en étaient infectés devenaient à l'instant même déséquilibrés et fous. Toutefois, chose étrange, jamais les hommes ne s'étaient crus aussi sages, aussi sûrs de posséder la vérité. Jamais ils n'avaient eu pareille confiance en l'infaillibilité de leurs jugements, de leurs théories scientifiques, de leurs principes moraux. Des villages, des villes, des peuples entiers, étaient atteints de ce mal et perdaient la raison. Tous étaient en proie à l'angoisse et hors d'état de se comprendre les uns les autres. Chacun cependant croyait être seul à posséder la vérité et se désolait en considérant ses semblables. Chacun, à cette vue, se frappait la poitrine, se tordait les mains et pleurait ... Ils ne pouvaient s'entendre sur les sanctions à prendre, sur le bien et le mal et ne savaient qui condamner ou absoudre. Ils s'entre-tuaient dans une sorte de fureur absurde et formaient d'immenses armées pour marcher les uns contre les autres, mais, la campagne à peine commencée, la division se mettait dans les troupes, les rangs étaient rompus, les hommes s'égorgeaient entre eux et ce dévoraient mutuellement. Dans les villes, le tocsin retentissait du matin au soir. Tout le monde était appelé aux armes, mais par qui ? Pourquoi ? Personne n'aurait pu le dire et la panique se répandait. On abandonnait les métiers les plus simples, car chacun proposait des idées, des réformes sur lesquelles on ne pouvait arriver à s'entendre; l'agriculture était délaissée. Ça et là, les hommes formaient des groupes; ils se juraient de ne point se séparer, et, une minute plus tard, oubliaient la résolution prise et commençaient à s'accuser mutuellement, à se battre, à s'entre-tuer. Les incendies, la famine éclataient partout. Hommes et choses, tout périssait. Cependant, le fléau étendait de plus en plus ses ravages. Seuls, dans le monde entier, pouvaient être sauvés quelques hommes élus, des hommes purs, destinés à commencer une nouvelle race humaine, à renouveler et à purifier la terre; mais nul ne les avait vus et personne n'avait entendu leurs paroles, ni même le son de leurs Voix.15

Revenu au bagne, après sa maladie, Raskolnikov est assis au bord du fleuve, près de son lieu de travail. Le garde-chiourme se tient un peu à l'écart, occupé à quelque besogne. Raskolnikov est seul et regarde la plaine, au-delà du fleuve. Le soleil darde ses rayons sur cette terre qui apparaît immense, le royaume de la liberté. Sonia se trouve tout-à-coup près de lui. Après quelques moments, le jeune homme tombe à genoux devant elle. Sonia sait maintenant que Raskolnikov l'aime ardemment.

C'était l'amour qui les ressuscitait. Le coeur de l'un enfermait une source de vie inépuisable pour l'autre ( ... ) Raskolnikov était régénéré, il le savait; il le savait de tout son être ( ... ) Il savait par quel amour infini il rachèterait désormais les souffrances qu'il avait fait subir à Sonia ( ... ) incapable de réfléchir longuement, et de concentrer sa pensée. Il ne savait que sentir. Au raisonnement s'était substituée la vie; son esprit devait être régénéré de même.16

Ce soir-là, Raskolnikov prend un Évangile que lui avait donné Sonia. Une pensée traverse rapidement son esprit : "Sa foi peutelle n'être pas la mienne à présent ou, tout au moins, ses sentiments, ses tendances, ne nous seront-ils pas communs ? "17

C'est le passage certain d'un homme d'un monde à un autre monde. L'accès à cet autre univers se fera lentement, progressivement, mais rien, semble-t-il, ne devrait désormais -arrêter cette démarche.


La réconciliation finale

Nous nous sommes efforcés jusqu'à maintenant de présenter la trame psychologique du drame de Raskolnikov, en rappelant les événements et les personnages principaux qui jalonnent le drame. Nous tâcherons à présent de saisir la mystérieuse démarche de la conscience de Raskolnikov.

Au point de départ, plusieurs facteurs prédisposent Raskolnikov à vivre sur le plan de l'idée : sa jeunesse, son intelligence raisonneuse et critique, sa fermeture sur soi, son dédain de la vie sociale et du réel plat, ennuyeux, sinistre, sa pauvreté extrême, son romantisme. "Tout jeune, dit sa mère, il lui prenait des fantaisies dont aucun autre garçon n'aurait eu l'idée."

Il semble que le milieu de Saint-Pétersbourg qui recevait, à l'époque, les idées dites avancées des autres villes de l'Europe, l'ait particulièrement marqué. On peut supposer qu'il mit de côté assez facilement les pratiques de sa religion, Dieu et les principes traditionnels de la morale russe, comme étant des préjugés d'une masse ignorante.

Raskolnikov aurait pu probablement souscrire assez facilement, à cette époque, à cette idée de Marx Stirner que nous trouvons dans son ?uvre : L'Unique et sa propriété. Voici quelques pensées extraites de cette oeuvre :
Qu'est-ce donc qui est ma propriété ? Ce qui est en ma puissance et rien d'autre. À quoi suis-je légitimement autorisé ? À tout ce dont je suis capable ( ... ) en me donnant le pouvoir, je me donne le titre ( ... ) A mes yeux, ma propriété s'étend jusqu'où s'étend mon bras; je revendiquerai comme mien tout ce que je suis capable de conquérir et je ne verrai à ma propriété d'autre limite réelle que ma force, unique source de mon droit ( ... ) Prendre est un péché, prendre est un crime - voilà le dogme, et ce dogme à lui seul suffit à créer la plèbe ( ... ) Celui qui a besoin de beaucoup et qui s'entend à prendre, s'est-il jamais fait faute de se l'approprier ? 18

C'est l'apologie de l'égoïsme. Pourtant, Raskolnikov n'est pas seulement un égoïste. Plusieurs faits tirés de sa vie font voir en lui la présence d'une générosité altruiste qui peut aller jusqu'à l'ignorance volontaire de ses propres besoins, jusqu'à l'héroïsme. À preuve, ces quelques faits: l'étudiant pauvre qu'il gardait avec lui et nourrissait sur ses maigres ressources ; les deux enfants qu'il a sauvés de l'incendie de leur demeure au péril de sa vie ; l'argent donné à la veuve Marmeladov ; pratiquement tout son avoir. Raskolnikov n'avait pas un coeur sec et fermé à la misère humaine.

Les idées nouvelles de l'Occident vont lutter dans l'esprit du jeune homme contre la sagesse russe traditionnelle et finiront par la vaincre, car Raskolnikov est un raisonneur qui croit aux idées, surtout si elles font miroiter l'héroïsme. Du fait qu'il a vécu plus dans le monde des idées que dans celui de la vie réelle, il finira par être pris dans un raisonnement dont il ne sortira pas sans avoir exécuté l'Affaire, et ce sera pour son malheur. La lutte entre la fière intelligence et l'humble sagesse se fait dans l'angoisse, jusqu'à ce que l'idée devienne obsessionnelle et motrice chez cet être fatigué, exaspéré et tendu à l'extrême. Cette fantaisie monstrueuse sera accomplie avec esthétique et hors de l'éthique que Raskolnikov a répudiée à coups de raisonnements.

Après le meurtre, loin de se sentir plus heureux, Raskolnikov se sent extrêmement malheureux, coupé du monde, des autres hommes et étranger à tout ce qu'il y avait de bon en lui. Il prend conscience que "le diable s'est joué de lui", comme il le dira à Sonia. Le démoniaque, qui est aussi "l'angoisse du bien"19 manifestera sa présence incessante et douloureuse jusqu'à la capitulation de la conscience blessée.

Raskolnikov finit par s'incliner devant Sonia, symbole de la misère des hommes, de l'amour rédempteur, de la foi et de l'espérance. La conscience ne peut plus supporter seul le poids de son fardeau. La sagesse de sa jeunesse gagne en puissance contre les "trichines microscopiques" - ces idées venues d'ailleurs - qui rendent les hommes sûrs de posséder la vérité et les bons principes moraux, alors qu'ils sont devenus fous.

Enfin, l'angoisse rencontre l'amour véritable sur le bord d'un fleuve de Sibérie inondé de soleil. Alors se produira la rédemption intérieure de Raskolnikov. La sagesse toute simple l'amène à se réconcilier avec la vie réelle qui prend une dimension aimable lorsqu'elle est supportée avec l'amour de son semblable et le dévouement à la cause de l'humain. On entrevoit déjà une voie dans laquelle pourra s'engager Raskolnikov et qui fera peut-être de lui, comme le dit Kierkegaard, un "Chevalier de la Foi".


Notes :

1 Kierkegaard, S., Le concept de l'angoisse. Paris, Gallimard, 1935, p. 62.
2 Dostoïevski, F., Crime et Châtiment. Paris, Librairie générale française, 1964, t. 1, p. 49.
3 Dostoïevski, F., op. cit., t. 1, p. 95.
4 Kierkegaard, S., op. cit., p. 179.
5 Dostoïevski, F., " Carnets de l'oeuvre en préparation", cité dans la préface de Crime et Châtiment, t. 1, p. 9.
6 Dostoïevski, F., op. cit., t. 1, p. 187.
7 Ibid., t. 1, p. 188.
8 Ibid., t. 1, p. 162.
9 Dostoïevski, F., op. cit., t. 1, p. 306.
10 Ibid., t. 1, p. 434.
11 Ibid., t. 1, p. 439.
12 Ibid., t. 1, p. 418.
13 Dostoïevski, F., op. cit., t. 11, p. 211.
14 Ibid., t. 1, p. 213.
15 Dostoïevski, F., op. cit., t. 11, p. 398.
16 Ibid., t. 11, p. 402.
17 Ibid., t. 11, p. 403.
18 Citations du préfacier, Dominique Arban, " Préface ", dans Dostoïevski, F., op. cit., t. 1, p. 10.
19 Kierkegaard, S., op. cit., p. 172.

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