Pourquoi j'ai écrit «Pelléas»

Claude Debussy
Note écrite au début d'avril 1902, sur la demande de Georges Ricou, secrétaire général de l'Opéra-Comique Elle a été publiée dans Comaedia le 17 octobre 1920.

Ma connaissance de Pelléas date de 1893... Malgré l'enthousiasme d'une première lecture et peut-être la secrète pensée d'une musique possible, je n'ai commencé à y songer sérieusement qu'à la fin de cette même année (1893).

Mes raisons de choisir « Pelléas »

Depuis longtemps, je cherchais à faire de la musique pour le théâtre, mais la forme dans laquelle je voulais la faire était si peu habituelle qu'après divers essais j'y avais presque renoncé. Des recherches faites précédemment dans la musique pure m'avaient conduit à la haine du développement classique dont la beauté est toute technique et ne peut intéresser que les Mandarins de notre classe. Je voulais à la musique une liberté qu'elle contient peut-être plus que n'importe quel art, n'étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses entre la Nature et l'Imagination.

Après quelques années de pèlerinages passionnés à Bayreuth, je commençais à douter de la formule wagnérienne; ou plutôt il me semblait qu'elle ne pouvait servir que le cas particulier du génie de Wagner. Celui-ci fut un grand ramasseur de formules, il les rassemblait dans une formule qui parut personnelle parce que l'on connaît mal la musique. Et sans nier son génie, on peut dire qu'il avait mis le point final à la musique de son temps à peu près comme Victor Hugo engloba toute la poésie antérieure. Il fallait donc chercher après Wagner et non pas d'après Wagner.

Le drame de Pelléas qui malgré son atmosphère de rêves contient beaucoup plus d'humanité que les soi-disant «documents sur la vie» me parut convenir admirablement à ce que je voulais faire. Il y a là une langue évocatrice dont la sensibilité pouvait trouver son prolongement dans la musique et dans le décor orchestral. J'ai essayé aussi d'obéir à une loi de beauté qu'on semble oublier singulièrement lorsqu'il s'agit d'une musique dramatique; les personnages de ce drame tâchent de chanter comme des personnes naturelles et non pas dans une langue arbitraire faite de traditions surannées. C'est là d'où vient le reproche que l'on a fait à mon soi-disant parti pris de déclamation monotone où jamais rien n'apparaît de mélodique... D'abord cela est faux; en outre, les sentiments d'un personnage ne peuvent s'exprimer continuellement d'une façon mélodique; puis la mélodie dramatique doit être tout autre que la mélodie en général... Les gens qui vont écouter la musique au Théâtre ressemblent en somme à ceux que l'on voit réunis autour des chanteurs des rues! Là, moyennant deux sous, on peut se procurer des émotions mélodiques... on peut même constater une patience plus grande que chez beaucoup des abonnés de nos théâtres subventionnés, on pourrait même dire « une volonté de comprendre» totalement absente dans le public ci-dessus nommé.

Par une ironie singulière, ce public qui demande « du Nouveau» est le même qui s'effare et se moque toutes les fois que l'on essaye de le sortir de ses habitudes et du ronron habituel... Cela peut paraître incompréhensible mais il ne faut pas oublier qu'une œuvre d'art, une tentative de beauté semblent toujours être une offense personnelle pour beaucoup de gens.

Je ne prétends pas avoir tout découvert dans Pelléas, mais j'ai essayé de frayer un chemin que d'autres pourront suivre, l'élargissant de trouvailles personnelles qui débarrasseront peut-être la musique dramatique de la lourde contrainte dans laquelle elle vit depuis si longtemps.

Pelléas a été achevé une première fois en 1895. Depuis, je l'ai repris, modifié, etc., cela représente à peu près douze ans de ma vie.

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