De l'impuissance à l'espoir libérateur : le pouvoir citoyen

Michèle Drissen
Nous nous approchons à grands pas du mur contre lequel nous allons nous écraser en une ultime explosion . De la Lune, de Mars, de l’Espace, notre belle planète bleue semble fragile , elle l’est et nous concourons tous , nous les humains , à sa perte . De plus près , notre écran de télévision nous présente chaque jour des images d’horreur : guerres , attentats , génocides , famines , enfants maltraités , vieillards , handicapés , abandonnés ou méprisés . Nous sommes submergés d’informations , d’images et qu’en faisons-nous ? Comment réagissons-nous ? Souvent un fort sentiment d’impuissance et de fatalisme nous envahit , nous baissons les bras , faisons « comme si » les problèmes n’existaient pas , jouons à l’autruche dans la plus belle indifférence , ponctuée de temps à autre d’un élan de générosité quand survient un cataclysme, si possible bien médiatisé . Or , c’est de cet élan et des valeurs qui lui sont inhérentes , d’une prise de conscience de notre responsabilité individuelle et de notre énorme pouvoir citoyen , que peut naître l’espoir d’un changement de cap urgent pour notre Terre et tous ceux qui l’habitent .


Résumé des constats

En quelques générations , depuis la Deuxième Guerre mondiale surtout , le monde occidental s’est emballé dans une course effrénée dont les nouveaux idéaux sont la loi du marché , l’économie , l’argent, la productivité , l’efficacité à tout prix , et quel prix ! L’existence d’un nombre de pauvres sans précédent dans l’histoire du monde . Les illusions et frustrations des sociétés de consommation qui , malgré tout le confort et les bienfaits apportés par la technologie , souffrent d’un mal de vivre qui poussent leurs jeunes au suicide et leurs adultes à la dépression ou la surconsommation compensatrice . Le réchauffement du climat , la diminution de la couche d’ozone , la pollution des océans et des terres . La dépendance au pétrole qui pousse à inventer des armes de destruction massive . La dépendance alimentaire de tous les pays . L’agriculture et l’élevage intensifs. Les crises à l’échelle mondiale : vache folle , SRAS , grippe aviaire , tous causés par l’industrialisation de l’alimentation . Autant d’électrochocs qui ne semblent pas suffire à notre réveil . Pourtant toutes les informations sont là , il faut seulement avoir le courage de les entendre ou de les chercher , de réfléchir et d’examiner d’un esprit critique les rationalisations de tous les pouvoirs établis , et d’agir , à notre mesure .
Devant ces constats , nous devons , au prix de notre survie , réinventer notre présent .


Réappropriation de notre pouvoir citoyen

Examiner les constats n’est pas suffisant . Ce serait plutôt démoralisant s’il n’y avait une possibilité d’action vers le changement . Un changement radical du corps social ne peut avoir lieu sans une révolution intérieure individuelle . Arrêtons nos discours stériles sur les problèmes de nos systèmes de santé , d’éducation , de transport etc..arrêtons de critiquer nos politiciens , de parler de structures , de remaniement , d’administration , comme si changer les briques de place allait changer la maison . Arrêtons-nous et regardons-nous . Réalisons-nous que nous sommes anesthésiés , que nous avons pris le bateau de la facilité , déléguant à d’autres tous les quatre ans par notre bulletin de vote le soin de penser pour nous , et de les critiquer le reste du temps ? Nous avons abdiqué , nous laissant bercer par l’illusion de la réussite , le bien-être et le confort , par la sécurité mise en place par l’État que nous avons bâti décennie après décennie et de qui nous attendons tout , comme d’un père . Ce n’est pas par mauvaise volonté , simplement par le cours de la vie , trop facile pour que nous ayions pris l’habitude de nous poser des questions . Refaisons-nous confiance , redevenons , chacun d’entre nous , un citoyen responsable , dans tous les aspects de notre vie - un père , une mère , un fils , une fille , un conjoint , un voisin , un travailleur - un citoyen responsable de ses choix et de ses actions . Un citoyen solidaire de sa cité et , partant , de sa planète .
Voyons comment nous pouvons agir individuellement , dans notre vie quotidienne en ce qu’elle a de plus simple et de plus ordinaire , reprendre possession de notre vie sociale , et tirer satisfaction de participer à notre mesure au changement souhaitable . Soyons conscients , petit à petit , du pouvoir que nous détenons , le pouvoir citoyen . À titre individuel nous en retirerions un bénéfice marginal immense , celui de ne pas nous sentir , comme les rats de Laborit , pris en cage et impuissants , malades du stress de notre civilisation . Et pourquoi n’arriverions-nous pas à vivre en conformité avec nos idéaux ou nos aspirations , à avoir la société que nous voulons et à échéance , à cesser de participer à la production de la misère partout dans le monde ?


Consommation , vie quotidienne et environnement

Les informations , constatations , bilans , sont nombreux et très accessibles concernant la destruction de notre environnement au niveau régional ou planétaire . Nous nous contenterons donc de rappeler quelques gestes ou attitudes qui sont à notre portée et qui nous engagent vers une protection et une amélioration de notre environnement ou qui peuvent avoir une influence sur les grands courants de production de biens ou d’aliments . Il n’est pas question de renoncer aux bienfaits du progrès et de notre vie moderne mais de retrouver un peu de bon sens,en prenant simplement conscience que nous sommes un élément contributif du problème .

    « Penser globalement , agir localement » (1)

Cette phrase de René Dubos est devenue un slogan dont on ignore souvent qu’il en est l’auteur , mais si nous l’intériorisons parfaitement les réactions en chaîne s’engrènent d’elles-mêmes .

Sans que nous devenions tous des adeptes de la simplicité ou de la pauvreté volontaire , nous pouvons tous contribuer au ralentissement de la frénésie de consommation et du gaspillage par des gestes simples . Privilégier l’énergie propre ; économiser l’énergie ( électricité , gaz , essence ou mazout ) éviter de gaspiller l’eau ; ne pas ajouter à la pollution de l’air , de l’eau et de la terre ; diminuer les déchets . Les gestes , pensés au début , deviennent rapidement des réflexes : éteindre les lumières inutiles , baisser les thermostats la nuit ou lorsque nous sommes absents , prendre une douche plutôt qu’un bain , faire une grande lessive plutôt que trois petites , concentrer nos courses pour éviter de nombreux déplacements en voiture , prendre les transports en commun quand c’est possible , trier nos déchets en réutilisant , recyclant et compostant , éviter l’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides pour l’entretien de nos pelouses etc etc. Autant de recommandations que nous entendons depuis longtemps et que nous appliquons , pour certains , en partie déjà . L’empreinte écologique d’un Nord-Américain ne pourrait-elle être un peu diminuée ?

    « Acheter , c’est voter » (2)

Ce qui semble moins connu du public c’est la mesure de notre pouvoir citoyen quand nous achetons . Tout achat est un choix , un choix social et environnemental . Or , jamais les coûts sociaux ou environnementaux ne sont pris en compte dans les prix à la consommation . Pourtant ils sont énormes , pensons seulement à l’achat d’une pomme , d’un kiwi ou du mouton de Nouvelle-Zélande , quand tous ces produits sont disponibles sur notre marché local . Nous n’avons , par ces achats , pas même l’excuse de vouloir encourager un pays dit en développement ! Nous avons vraiment le choix : acheter selon nos besoins ou de façon compulsive , selon nos désirs et ceux du marché , acheter local ou mondial , biologique ou conventionnel , équitable ou pas , acheter recyclable , réutilisable , récupérable ou pas . La possibilité de choisir nos fournisseurs , de lire les étiquettes qui nous permettront aussi de vérifier ce que l’on mange . D’exiger un étiquetage conforme à nos désirs , comme ceux des OGM qui ne sont pas encoreidentifiés .

Quand nous choisissons d’acheter au plus bas prix possible , réalisons-nous que les compagnies doivent trouver une main d’oeuvre à bon marché aux conditions de travail bien loin des normes occidentales ? Les initiatives de coopératives dites « d’achat équitable » ( café , thé , chocolat , artisanat ) sont fort intéressantes en ce sens puisqu’elles permettent aux petits producteurs de vendre directement , au prix du marché , et d’avoir ainsi des revenus décents pour contribuer au développement de la communauté . Quand nous marchandons au marché local le prix d’un plateau de fraises ou d’un kilo de tomates , avons-nous perdu à ce point la notion du travail que cela représente ? Avons-nous perdu le lien qui nous relie à la terre ? Nos aliments sont-ils devenus pour nous des biens comme les autres ? À force d’exiger que notre nourriture soit au plus bas prix possible , c’est nous qui forçons les agriculteurs à devenir des industriels de l’alimentation avec toutes les conséquences que nous connaissons . Savons-nous que les aliments de notre assiette ont en moyenne parcouru 2500 km ? Sommes-nous conscients du nombre de camions et d’avions nécessaires au transport de tous les biens et aliments qui circulent dans le monde ? Ne pourrions-nous en éviter au moins une partie en faisant des choix judicieux lors de nos achats ? Un exemple d’absurdité constatée récemment en Équateur : ce pays comme son nom l’indique possède les conditions idéales de température et d’ensoleillement pour les cultures ; or une de ses régions est couverte d’hectares de serres pour cultiver des roses ! Pourquoi des serres ? pour contrôler l’apport d’engrais et de pesticides . Pourquoi des roses alors que les pays importateurs en sont aussi producteurs ? C’est que les roses ainsi produites ont des tiges énormes , solides , longues d’au moins 80 cm. Elles sont , pour cette raison , très prisées des nantis européens ou nord-américains . C’est ainsi que chaque jour , elles prennent camions et avions pour aboutir dans les 48 heures chez les fleuristes des beaux quartiers . Bien sûr le prix doit en être élevé , mais ce ne sont pas les acheteurs qui en paient le coût environnemental ni social , c’est nous tous .

Quand nous commençons à être conscients et responsables , nous nous rendons compte , que , très vite , là aussi les réflexes s’installent , choix de nos menus , achats conséquents , lecture des étiquettes , de la provenance , rationalisation des achats qui ne rendent pas le coût du panier de provisions plus cher qu’un achat débridé .

La réflexion autour de la consommation nous entraîne plus loin et nous fait réaliser que tout est interrelié - la production et l’environnement , la richesse et la misère - et que de vouloir essayer de régler les problèmes de façon parcellaire et technicienne ne conduit qu’à l’institutionnalisation des meilleures bonnes volontés . Peut-être , faut-il chercher une autre voie, celle du lien social et de la solidarité et revenir au coeur de l’humain ...tellement oublié .


Humanitarisme et vie quotidienne

La Révolution industrielle ainsi que les cinquante dernières années de course à l’économie de marché ont bouleversé les structures sociales . À devenir producteurs de biens et services , avons-nous perdu le sens de la vie ? Nous le cherchons : « Aujourd’hui , nous sommes au coeur d’un mouvement planétaire vers l’individualisme psy , ou le développement personnel . Les grandes valeurs en sont l’autonomie , l’indépendance , la liberté , l’expression de soi . Ces valeurs sont devenues tellement centrales que même les publicitaires s’en servent pour nous faire acheter la même chose que notre voisin tout en nous faisant croire que ça nous rend unique » (3) . Ces nouvelles valeurs ont un coût très lourd , le changement soudain des structures sociales n’a pas eu le temps d’être assimilé . Les individus indépendants se retrouvent isolés , perdus , vides de sens ; pour certains qui sont enfin libres de découvrir leur propre chemin , beaucoup succombent . La mentalité technicienne aidant , tout est structuré , codifié , planifié . Des professions qui étaient des arts comme la médecine et l’éducation sont passées à la même moulinette , seuls les passionnés y échappent . Même la générosité et la compassion sont érigées en institutions . L’humanitaire devient une profession en même temps que le refuge moral de la société qui tient à se donner bonne conscience et s’empêche de regarder les choses en face , de s’interroger sur la réalité et de voir ce qui nous lie à ceux qui souffrent . Les humanitaires sont admirables et nous avons nos héros générationnels : Dr Schweitzer , l’abbé Pierre , Mère Teresa , Dr Teasdale etc..mais ça ne suffit pas , « Que dire d’un monde où , à défaut d’humanité , il n’y aurait plus que des humanitaires ? » (4) .

« Mère Teresa ou l’abbé Pierre sont mis là pour représenter la générosité de ceux qui ont la chance de ne pas trop souffrir et qui désirent pourtant donner un peu de bonheur aux blessés de l’âme et de la société » (5) . Car , et c’est là le grand espoir , chacun au fond de soi posséde générosité , compassion et altruisme , les preuves en sont là dès qu’un évènement comme le verglas de 1998 permet de les exprimer . Nous traînons , dans notre inconscient collectif , le besoin de relations significatives . Et « le lien aux autres ..est un besoin du cerveau..ce sont nos gènes qui sont altruistes » ( 3 ) . Alors , si nous sommes programmés comme animal social , altruiste et généreux , qu’attendons-nous pour le mettre en application ? Nous devons commencer par nous-mêmes « car personne ne veut entendre que les misères de tout acabit ont pris naissance en chacun de nos têtes et nos coeurs avant de devenir réalités collectives . Pourtant le réalisme et la compassion d’aujourd’hui nous disent qu’il faut commencer dès maintenant à tuer les monstres qui sont en nous pour garder l’espoir d’un monde enfin humain » ( 6 ) . Il s’agit bien ici d’une réforme intérieure dont nous sommes , encore là , responsables . C’était la grande leçon de Gandhi pour qui la politique commence d’abord au niveau de l’individu .

Même si « ..l’individu moderne a été privé de tous les liens sociaux dont jouissaient ses ancêtres...et si l’économicisation rapide des sociétés dénie toute valeur sociale et économique aux notions de solidarité et de partage et réduit le principe actif humain à la seule rentabilité » ( 7 ) , c’est à nous , individus responsables , à privilégier nos liens sociaux . « Ne cherchez pas des actions spectaculaires . Ce qui est important , c’est que vous donniez de vous-même . Ce qui compte c’est le degré de compassion que vous mettez dans vos gestes . » ( 8 ) . Dans les cercles concentriques de nos relations , regarder l’autre avec sollicitude , l’écouter avec le coeur , accepter avec humilité de se mettre à sa place pour le comprendre , le respecter dans toute son intégrité , n’est pas si compliqué ou dangereux . La relation sera d’autant réussie qu’elle ne sera surtout pas l’obéissance à un devoir . Les rapports fondés sur ces valeurs sont d’une infinie simplicité et nous comblent . Commençons donc par notre entourage , la contagion existe . De plus , « les études prouvent que les gens les plus heureux dans leur vie ont des relations affectives stables avec des êtres proches et qu’ils sont impliqués dans leur communauté...ils sont en meilleure santé et vivent plus longtemps » ( 3 ) . Nous recevons donc en plus , des bénéfices marginaux !


Conclusion

Espoir n’est pas utopie surtout quand nous faisons le pari de l’esprit , de la responsabilité , de l’action humble et accessible à tous , de la reprise de notre pouvoir citoyen , de notre être social et altruiste .

L’émergence de la réaction de la société civile , de sa mobilisation autour des enjeux sociaux ou environnementaux comme la manifestation du 1er février 2004 contre la centrale du Suroît et son incohérence par rapport à la signature du protocole de Kyoto , prouve que bien des citoyens ont déjà intégré leur responsabilité .Et comme l’actualité vient épauler ce texte , pourquoi ne pas terminer sur l’appel de l’abbé Pierre du 1er février 2004 ( Le Devoir , 2 février ) : Appel aux citoyens « à faire un autre choix , celui de la solidarité et à l’imposer aux élus . Nous vivons dans une nation riche mais qui laisse des millions de chômeurs de côté . Cessez de vous sentir impuissants devant tant de souffrances . Trop facile d’attendre et de compter sur les autres ou sur l’État . Nous vous appelons à passer à l’acte . Pour éviter que notre inaction ne devienne un crime contre notre humanité . Ce n’est pas à nos gouvernements de nous dire comment être solidaires . C’est à nous de leur montrer la société que nous voulons . »

Et impossible de résister à cet autre appel , de son ami Ivan Illich , cité dans l’excellent livre de Majid Rahnema : « ... Nous pouvons être , les uns pour les autres , une source de clarté et de bonté... Allumez une bougie dans l’obscurité , soyez cette bougie , sachez que vous êtes une flamme dans le noir (7) ».


Notes

( 1 ) Dubos , René . Courtisons la terre . Éditions Stock , Paris , 1980 , p.235

( 2 ) Waridel , Laure . L’envers de l’assiette . Éditions Écosociété / Environnement Jeunesse , 2003

( 3 ) Servan-Schreiber , David . Guérir . Collection Réponses , Éditions Robert Laffont , Paris , 2003

( 4 ) Pelegrin , Dominique Louise . Télérama. Nov. 1991

( 5 ) Cyrulnik , Boris . Le murmure des fantômes . Éditions Odile Jacob , Paris , 2003

(6 ) Mutations radicales . L’humanitarisme : une formidable escroquerie .www.mutations-radicales.org . 2000

( 7 ) Rahnema , Majid . Quand la misère chasse la pauvreté . Éditions Fayard / Actes Sud , 2003

( 8 ) Mère Teresa , cité dans Walsh, R. Les chemins de l’éveil . Éditions Le Jour , Montréal , 2001.

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