Idées de Buffon sur la génération spontanée et la mutabilité des espèces

Ferdinand Hoefer
Ce qui caractérise particulièrement Buffon, c'est l'inégalité de son génie. Ainsi, cet admirable descripteur, qui tout à l'heure ne semblait s'être attaché qu'à calquer exactement la nature, s'abandonne, dans d'autres moments, à des hypothèses absolument imaginaires. C'est ce qui se constate dans ce qu'il a écrit sur l'insondable mystère de la génération. Ainsi, après avoir rejeté les genres préexistants, il imagine les molécules organiques, qui ne sont que les genres préexistants sous un autre nom: et il arrive finalement à la théorie des générations spontanées.

Examinons de plus près cette théorie, remise de nos jours sur le tapis. Les êtres vivants proviennent-ils chacun d'un genre préexistant, transmissible à perpétuité, ou y en a-t-il qui doivent leur naissance à certaines conditions ambiantes? Voilà en quels termes fut posée la question si controversée, de l'origine des êtres par les premiers philosophes observateurs. Aristote avait établi en principe «que dans toutes les matières solides qui s'humectent, comme dans toutes les matières liquides qui se dessèchent, il se produit autant d'êtres animés qu'elles en peuvent contenir.»C'était faire la part bien large à la génération spontanée. Aussi les péripatéticiens faisaient-ils provenir la plupart des insectes, beaucoup de poissons et d'autres animaux supérieurs, des conditions environnantes, qui devaient remplir en quelque sorte l'emploi de matrice. Depuis des siècles on croyait que les vers, qui se développent dans certaines substances organiques en putréfaction, sont le résultat d'une génération spontanée, proles sine matre, lorsque Redi, au dix-septième siècle, vint, par des observations précises, renverser un système au moins aussi ancien que celui de Ptolémée. Le célèbre naturaliste italien démontra, comme nous l'avons vu, que les vers des viandes putréfiées étaient des larves, des êtres transitoires, procréés par des mouches bien connues. Les observations de Swammerdam, de Vallisnieri, de Réaumur vinrent confirmer les expériences de Redi.

Les partisans de la génération spontanée allaient abandonner leur théorie. Lorsque l'autorité de Buffon leur apporta un secours inespéré. Buffon semblait avoir pris à tâche, avec son hypothèse des molécules organiques, de reproduire l'erreur des anciens philosophes. Les vers de terre, les champignons, etc., n'existent, selon lui, que par génération spontanée. «Dès que les molécules organiques, dit-il, se trouvent en liberté dans les matière des corps morts et décomposés, dès qu'elles ne sont point absorbées par le moule intérieur des êtres organisés qui composent les espèces ordinaires de la nature vivante et végétante, ces molécules, toujours actives, travaillent à remuer la matière putréfiée, elles s'en approprient quelques particules brutes, et forment, par leur réunion, une multitude de corps organisés, dont les uns, comme les vers de terre, les champignons, etc., paraissent être des animaux ou des végétaux assez grands, mais dont les autres, en nombre presque infini, ne se voient qu'au microscope; tous ces corps n'existent que par une génération spontanée.» Puis, s'animant de plus en plus, il ajoute: «La génération spontanée s'exerce constamment et universellement après la mort, et quelquefois aussi pendant la vie… Les molécules surabondantes qui ne peuvent pénétrer le moule intérieur de l'animal pour sa nutrition cherchent à se réunir avec quelques parties de la matière brute des aliments, et forment, comme dans la putréfaction, des corps organisés; c'est là l'origine des ténias, des ascarides, des douves et de tous les autres vers qui naissent dans le foie, dans l'estomac, dans les intestins, etc … Les anguilles de la colle de farine, celles du vinaigre, tous ces prétendus animaux microscopiques ne sont que des formes différentes que prend d'elle-même et suivant les circonstances cette matière toujours active et qui ne tend qu'à l'organisation.»

C'est ainsi que la théorie de la génération spontanée, un moment menacée de perdre tous ses partisans par l'inauguration définitive de la méthode expérimentale, se releva avec vigueur par l'emploi du microscope. Les innombrables animalcules que ce merveilleux instrument décelait dans la goutte d'un liquide infusé, étaient, aux yeux de l'observateur étonné, le résultat d'un travail de la nature plastique. Leur attribuer une autre origine c'était émettre presque un paradoxe. La cause de la génération spontanée paraissait l'emporter, au moins en ce qui concernait les microzoaires.

Mais le perfectionnement du microscope, joint à une habileté plus grande dans son maniement, détermina bientôt une réaction en sens contraire. On parvint à constater que les infusoires présentent une organisation moins simple qu'on se l'était imaginé, et qu'on y peut suivre le développement de leurs œufs ou germes. A mesure qu'on avançait dans ce genre d'observation, la théorie de la génération spontanée perdait du terrain, et comme, ce qui arrive toujours en pareil cas, personne, de part et d'autre, ne voulait s'avouer vaincu, la guerre des spontéparistes et des oviparistes remplit, dans l'histoire de la zoologie, une partie du dix-huitième siècle, concurremment avec d'autres questions alors à l'ordre du jour.

Cependant la guerre des naturalistes ne tarda pas à se calmer, elle paraissait même finie, faute de combattants, ou du moins elle ne semblait plus devoir passionner personne, lorsqu'elle vint tout récemment éclater de nouveau. Mais les témoins de cette joute entre M. Pasteur et M. Pouchet se sont, pour la plupart, tenus dans une prudente réserve. Pourquoi? Parce que l'intelligence humaine touche ici à un de ces points ardus où il est sage d'avouer son impuissance: il vaut alors mieux savoir ignorer que nier ou affirmer. Malheureusement, le dogmatisme, affirmatif ou négatif, a tant d'attraits que peu d'esprits y résistent pour se résigner à un rôle plus modeste. Il arrive ici pour les corps vivants ce qui est arrivé pour les corps célestes. Ces lueurs phosphorescentes, circonscrites, que l'œil, armé du télescope, aperçoit, dans un incalculable lointain, comme à travers des brèches de la voûte céleste, les nébuleuses, en un mot, ne paraissaient d'abord, pour la plupart, qu'une matière cosmique, qu'une sorte de substance proligère génératrice de mondes. Mais bientôt, au moyen de grossissements plus forts, cette matière fut résolue en amas stellaires, véritables univers flottants, et aujourd'hui il n'y a plus qu'un très petit nombre de nébuleuses non réduites. Qui oserait affirmer qu'elles sont absolument irréductibles? La même question se présente pour les infiniment petits. S'il était permis de scruter la nature vivante avec un grossissement de dix mille fois, ce qui est absolument impossible dans l'état actuel de l'optique, combien d'erreurs, affirmations ou négations prématurées disparaîtraient pour faire place à de nouvelles affirmations ou négations! Si dans l'inépuisable série des effets et des causes il n'y a pas de limites pour l'intelligence, ces limites ne sont que trop réelles pour nos sens et pour les artifices destinés à en augmenter la portée. Que faire alors? Reconnaître franchement que la vérité est une moyenne qui se dégage avec une lenteur séculaire du conflit des assertions individuelles, et se transmet en se perfectionnant de génération en génération.

Mais revenons aux idées de Buffon.

Idées de Buffon sur la mutabilité des espèces
Les espèces sont-elles mutables, ou sont-elles fixes?
Cette question occupa singulièrement l'esprit du grand naturaliste. Buffon fait d'abord très bien ressortir les changements que peuvent produire dans les animaux le climat, la nourriture et la domesticité. Il suit les effets de ces trois causes de dégénération, particulièrement sur les espèces domestiques. Ainsi, la brebis comparée au mouflon dont elle est issue, présente des changements très marqués. Le mouflon, grand, léger, armé de cornes défensives, couvert d'un poil rude, ne craint ni l'inclémence de l'air, ni la voracité du loup; nos brebis, au contraires, ne peuvent se défendre même par le nombre, elles ne soutiendraient pas sans abri le froid de nos hivers, toutes périraient, si l'homme cessait de les soigner et de les protéger. Leur poil rude s'est changé en une laine fine, leur queue s'est chargée d'une masse de graisse, plusieurs ont perdu leurs cornes; enfin, dit Buffon, «de toutes les qualités du mouflon il ne reste à nos brebis, rien à notre bélier qu'un peu de vivacité, mais si douce qu'elle cède encore à la houlette d'une bergère.» La chèvre, quoique fort dégénérée, l'est pourtant moins que la brebis. Le sanglier, devenu domestique, a pris des oreilles demi pendantes, et sa couleur a passé du noir au blanc; le bœuf, nourri dans la zone torride , est devenu le zébu ou bœuf à bosse; le simple changement de saison fait passer le lièvre du gris, qui est sa couleur d'été, au blanc qui est sa couleur d'hiver; le chien, nu dans les pays chauds, couvert d'un poil épais et rude dans les pays froids, paré d'une belle robe soyeuse en Espagne, en Syrie, varie encore plus par la forme du crâne, par l'intelligence et par la voix: le chien sauvage est presque muet. «La voix de ces animaux, ajoute Buffon, a subi, comme tout le reste, d'étranges mutations; il semble que le chien soit devenu criard avec l'homme, qui, de tous les êtres qui ont une langue, est celui qui en use et abuse le plus.»

Les altérations ainsi produites ne sont que des races ou des variétés; et celles-ci, abandonnées à elles-mêmes ou replacées dans leurs anciennes conditions, ont la plus grande tendance à revenir au type primitif, sauvage. Mais allant au-delà de ce qu'il venait de dire avec tant de justesse, Buffon se demande si les genres et les espèces ne pourraient pas eux-mêmes subir des transformations, et s'il ne serait pas possible de réduire les espèces connues «à un petit nombre de familles ou de sources principales.» C'était poser nettement une question souvent remise depuis sur le tapis, et dont s'est emparé récemment un naturaliste anglais, M. Darwin, la question de la mutabilité des espèces. Après l'avoir défendue un moment, Buffon se ravise et finit par incliner du côté de leur immutabilité. Il cite comme exemple l'âne qui, s'il était venu un cheval, aurait dû laisser un certain nombre de races intermédiaires. Or, ces races n'existent point. «Si l'on admet une fois que l'âne soit de la famille du cheval, et qu'il n'en diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l'homme, que c'est un homme dégénéré, que l'homme et le singe ont eu une origine commune, comme le cheval et l'âne, que chaque famille n'a eu qu'une seule souche, et même que tous les animaux sont venus d'un seul animal, qui, par la succession des temps, a produit, en se perfectionnant et en se dégénérant, toutes les races des autres animaux.» Puis, revenant sur la même idée, il ajoute: «S'il était acquis que, dans les animaux, il y eût, je ne dis pas plusieurs espèces, mais une seule qui eût été produite par la dégénération d'une autre espèce; s'il était vrai que l'âne ne fût qu'un cheval dégénéré, il n'y aurait plus de bornes à la puissance de la nature et l'on n'aurait pas tort de supposer que d'un seul être elle a su tirer, avec le temps, tous les autres êtres organisés.»

Ce qui fit un moment hésiter Buffon, c'est qu'il n'avait pas vu les limites qui séparent les variétés ou races des espèces. Reprenant l'idée de la transmutation des espèces, Cuvier a nettement établi ces limites. L'étude des nombreux squelettes de chats, d'ibis, de chiens, de singes, de crocodiles, de bœufs, etc., rapportés d'Égypte, lui montra qu'il n'y a pas plus de différence entre ces êtres et ceux que nous voyons, qu'entre les momies humaines d'il y a des milliers d'années et les squelettes des hommes d'aujourd'hui. En comparant des crânes de renards du Nord avec des crânes de renards d'Égypte, il n'y a trouvé que des différences individuelles. Une crinière plus fournie lui a paru constituer la seule différence entre l'hyène de la Perse et celle du Maroc. Le squelette d'un chat d'Angora n'a rien qui puisse le faire distinguer de celui du chat sauvage. Le maximum d'altération, produit par la domestication, se voit dans le chien, dont quelques individus ont un doigt de plus au pied de derrière, et quelques autres une dent molaire de plus. Enfin les altérations qui amènent les variétés ou les races ne portent que sur les caractères les plus superficiels des animaux. Et ces altérations ne sont pas ineffaçables: supprimez les circonstances qui les ont déterminées et les caractères primitifs reparaîtront. Nos chevaux, redevenus libres en Amérique, y ont repris leur instinct, qui est de vivre en troupes conduits par un chef; leur taille, qui est moyenne; une couleur uniforme, qui est le bai châtain. Nos chiens y ont perdu leur aboiement; le cochon y a repris les oreilles droites du sanglier, et ses petits la livrée du marcassin, etc.

Plus tard, Buffon signala le premier la fécondité continue comme le caractère distinctif de la fixité de l'espèce. «La comparaison du nombre et de la ressemblance des individus n'est, dit-il, qu'une idée accessoire; car l'âne ressemble au cheval plus qu le barbet au lévrier, et cependant le barbet et le lévrier ne font qu'une même espèce, puisqu'ils produisent ensemble des individus, qui peuvent eux-mêmes en produire d'autres: au lieu que le cheval et l'âne sont certainement de différente espèce, puisqu'ils ne produisent ensemble que des individus viciés et inféconds… L'empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais.»

Mais le caractère de l'espèce impliquait un double fait qui avait besoin d'être élucidé: la fécondité est un fait constatable dans l'espèce, tandis que le fait de la continuité ne relève que du temps. C'est avec un sens vraiment philosophique que Buffon fait ressortir l'importance de cette distinction. «Un être qui durerait toujours, dit-il, ne ferait pas une espèce, non plus qu'un milliard d'êtres semblables qui dureraient toujours; l'espèce est donc un mot abstrait et général, dont la chose n'existe qu'en considérant la nature dans la succession des temps et dans la destruction constante et le renouvellement tout aussi constant des êtres.»

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