La vie de Brutus - 1e partie

Plutarque
I . Naissance de Brutus. Son éducation. — II. Sa famille paternelle et maternelle. — III. II s'attache à la philosophie de Platon. — IV. Il accompagne eu Cypre Caton son oncle. — V. Dans la guerre civile, il prend parti pour Pompée. — VI. César recommande à ses troupes d'épargner Brutus. — VII. II va trouver César, qui le reçoit avec distinction. — VIII. II est nommé gouverneur de la Gaule cisalpine, et ensuite préteur de Rome. — IX. César conçoit des soupçons contre Brutus. — X. Ce qui engage Brutus à conspirer contre César. — XI. Il reçoit de toutes parts des avis pour l'exhorter à exécuter son dessein — XII. Cassius l'y détermine. — XIII. Brutus et Cassius gagnent Ligarius et d'autres amis. — XIV. Labéon et Albinus entrent dans la conjuration. — XV. Comment sa femme lui montre qu'elle est digne d'entrer dans son secret. — XVI. Le jour de l'exécution fixé aux ides de mars. — XVII. Divers accidents qui troublent les conjurés. — XVIII. On vient annoncer à Brutus la mort de sa femme. Il reste dans le sénat. — XIX. Inquiétudes des conjurés sur une conversation de Lénas avec César. — XX. Meurtre de César. — XXI. Brutus s'oppose au meurtre d'Antoine. — XXII. Antoine se rapproche des conjurés — XXIII. Indignation du peuple à la lecture du testament de César par Antoine — XXIV. Fureur du peuple contre les meurtriers. — XXV. Brutus sort de Rome, et y fait célébrer des jeux en son absence. — XXVI. Arrivée d'Octave à Rome. — XXVII. Brutus se retire dans la Lucanie. Douleur que son départ cause à Porcia. — XXVIII. Brutus se rend à Athènes, d'où il commence à lever des troupes. — XXIX. Elles grossissent de jour en jour. Accident qui lui est causé par le froid. — XXX. Caïus, frère d'Antoine, est battu par Brutus et fait prisonnier — XXXI. Octave se réconcilie avec Antoine. Triumvirat et proscriptions. — XXXII. Brutus fait mourir par représailles le frère d'Antoine. — XXXIII. Parallèle de Brutus et de Cassius. — XXXIV. Éloge de Brutus. Pureté de ses intentions. — XXXV. Cassius se rend maître de Rhodes. Brutus assiège la ville de Xanthe. -2 de Rome, 42 ans avant J- C.
I. Marcus Brutus avait pour ancêtre ce Junius Brutus dont les anciens Romains placèrent la statue de bronze dans le Capitole, au milieu de celles de leurs rois; elle tenait une épée nue à la main, pour marquer qu'il avait chassé les Tarquins sans retour. Mais ce premier Brutus ayant conservé toute la rudesse de son caractère sans l'adoucir par la culture, semblable à ces épées qui, trempées brûlantes dans 1'eau froide, contractent plus de dureté, porta sa haine contre les tyrans jusqu'à faire mourir ses deux fils. Au contraire, Marcus Brutus, dont nous écrivons la vie, s'étant appliqué à former ses mœurs par l'étude de la philosophie et des lettres, ayant ajouté à la douceur et à la gravité de son naturel l'énergie nécessaire pour exécuter les plus grandes choses, avait, ce me semble, reçu de la nature les dispositions les plus heureuses pour la vertu. Aussi ceux même qui ne lui pardonnent pas sa conjuration contre César lui attribuent ce qu'il peut y avoir de glorieux dans cette entreprise; et ce qu’elle a de plus odieux, ils le mettent sur le compte de Cassius, allié et ami de Brutus, mais qui n'avait ni la simplicité ni la candeur de son caractère.

II. Servilie, mère de Brutus, faisait remonter son origine à ce Servilius Ahala, qui, voyant Spurius Mélius aspirer à la tyrannie et exciter des séditions parmi le peuple, prit un poignard sous son bras, se rendit sur la place publique, s'approcha de Spurius comme pour lui parler de quelque affaire, et lorsque celui-ci baissa la tête pour l'écouter, il lui enfonça le poignard dans le sein et le tua. Cette descendance est généralement reconnue. Quant à l'origine paternelle de Brutus, ceux qui lui conservent de la haine et du ressentiment à cause du meurtre de César soutiennent qu'il ne descend pas de cet ancien Brutus qui chassa les Tarquins : ils prétendent que celui-ci, après avoir fait mourir ses enfants, ne laissa point de postérité; que d'ailleurs Marcus Brutus était de race plébéienne, fils d'un Brutus intendant de maison, et qu'il n'était parvenu que depuis peu aux dignités de la république. Mais le philosophe Posidonius dit qu'outre les deux fils de Brutus qui, déjà dans l'adolescence, furent mis à mort par leur père, comme l'histoire le rapporte, il y en avait un troisième, encore en bas âge, qui fut la tige de la famille des Brutus. II ajoute qu'il existait de son temps des personnages illustres de cette maison à qui l'on trouvait beaucoup de ressemblance avec la statue de l'ancien Brutus. Mais c'en est assez sur cet objet.

III. Caton le philosophe était frère de Servilie, mère de Brutus; ce fut lui surtout que Brutus se montra jaloux d'imiter, comme son oncle. Il devint même son gendre. On peut dire qu'il n'y avait point de philosophe grec dont Brutus ne connût la doctrine; mais il donna une préférence marquée à l'école de Platon. Il eut peu d'estime pour la nouvelle et la moyenne Académie, et s'attacha particulièrement à l'ancienne. Aussi eut-il toujours la plus grande admiration pour Antiochus l'Ascalonite, dont le frère, nommé Ariston, fut l'ami et le commensal de Brutus: il était moins instruit que bien d'autres philosophes, mais il ne le cédait à aucun d'eux en sagesse et en douceur. Empylus, dont Brutus et ses amis parlent souvent dans leurs lettres comme d'un de ses commensaux, était un orateur qui a laissé sur le meurtre de César un écrit assez court, intitulé Brutus, et qui n’est pas un ouvrage méprisable. Brutus possédait assez bien sa langue pour haranguer les troupes et pour plaider dans le barreau. II savait aussi la langue grecque ; et l'on voit par ses lettres qu'il savait prendre quelquefois un style laconique et sentencieux. Lorsque la guerre fut commencée, il écrivit en ces termes aux habitants de Pergame : «J'entends dire que vous avez donné de l'argent à Dolabelia : si c'est volontairement, reconnaissez que vous m'avez fait une injustice; si c'est malgré vous, prouvez-le moi en m'en donnant de bon gré. » «Vos délibérations, écrivait-il aux Samiens, sont longues, et les effets en sont lents. Quelle pensez-vous qu'en sera la fin ? » Il disait dans une autre lettre, au sujet des habitants de Patare : « Les Xanthiens, dédaignant ma clémence, ont, dans leur désespoir, fait de leur patrie leur tom-beau. Ceux de Patare, en se livrant à ma bonne foi, ont conservé
tous les avantages de leur liberté. Choisissez du bon sens des derniers, ou du sort des Xanthiens. »

IV. Dès sa première jeunesse, il accompagna Caton, son oncle, à l'expédition de Cypre contre Ptolémée. Ce prince s'étant donné lui-même la mort, Caton, que des affaires importantes retenaient à Rhodes, avait chargé Caninius, un de ses amis, de veiller à la conservation des richesses qu'il avait trouvées en Cypre; mais, craignant que Caninius n'en fût pas un gardien fidèle, il écrivit à Brutus de quitter la Pamphylie, où il se rétablissait d'une maladie qu'il avait eue, et de se rendre promptement en Cypre. Cette commission déplaisait à Brutus, soit par les égards qu'il croyait devoir à Caninius, à qui Caton faisait un affront sensible, soit par la nature même de cet emploi, qu'il ne trouvait ni honnête en soi, ni convenable à un jeune homme qui ne s'était encore appliqué qu'à l'étude des lettres. Il fit cependant le voyage, et mit dans sa commission tant d'exactitude et de soin, qu'il mérita les louanges de Caton. Ill fit vendre tous les effets de Ptolémée, et porta lui-même à Rome l'argent qu’il en avait tiré.

V. Lorsqu'à Rome la division éclata entre César et Pompée, et que, dans la guerre qui s'alluma , tout l'empire se partagea entre ces deux rivaux, on ne douta pas que Brutus, dont Pompée avait fait mourir le père, ne se déclarât pour César: mais il sacrifia son ressentiment à l'intérêt public; et, persuadé que les motifs de Pompée pour prendre les armes étaient plus justes que ceux de César, il embrassa la cause du premier. Jusque là, quand il le rencontrait, il ne daignait pas même lui parler; il eût cru se rendre coupable d'impiété en adressant la parole au meurtrier de son père: mais alors, ne voyant plus en lui que le chef de la république, il crut devoir marcher sous ses ordres, et se rendit en Sicile comme lieutenant de Sestius, à qui le sort avait donné le gouvernement de cette province. Il n'y trouva aucune occasion de se distinguer; et comme les deux généraux étaient déjà en présence, prêts à décider de l'empire par le sort des armes, il alla, simple volontaire, en Macédoine, afin de partager le péril commun. Lorsqu'il arriva au camp de Pompée, ce général, qui était assis dans sa tente, fut si surpris et si charmé de le voir, qu'il se leva et l'embrassa devant tout le monde, comme l'officier le plus considérable de son armée. Dans le camp, tout le temps qu'il ne passait pas avec Pompée, il l'employait à l'étude et à la lecture, non seulement les jours que les armées étaient dans l'inaction, mais la veille même de cette grande bataille qui se donna dans la plaine de Pharsale. On était au fort de l'été; il faisait une chaleur extrême, et l'on campait dans un terrain marécageux. Les esclaves qui portaient sa tente n'arrivant pas, quoiqu'il fût très fatigué, il ne se décida que sur le midi à prendre le bain et à se faire frotter d'huile; il fit ensuite un léger repas, et pendant que les autres officiers ou dormaient, ou songeaient avec inquiétude à la journée du lendemain , il resta jusqu'au soir exposé à l'ardeur du soleil, et s'occupant à faire l'abrégé de l'histoire de Polybe.

VI. On dit que, dans cette journée, César témoigna pour lui le plus vif intérêt: il recommanda à ses officiers de ne pas le tuer dans le combat, et, s'il se rendait volontairement, de le lui amener; s'il se défendait contre ceux qui l'arrêteraient, de le laisser aller, et de ne lui faire aucune violence. Il voulait, dit-on, en cela obliger Servilie, mère de Brutus; car dans sa première jeunesse il avait eu des habitudes avec cette femme, qui l'aimait éperdument : et comme Brutus naquit pendant que cette passion était dans toute sa force, César se persuada qu'il en était le père. Un jour qu'on traitait dans le sénat de cette importante conjuration de Catilina, qui fut sur le point de renverser la république, Caton et César, qui différaient d'opinions, étant placés l'un près de l'autre, on apporta du dehors un billet à César, qui se mit à le lire à part. Caton s'écria qu'il était horrible à César d'entretenir des relations avec les ennemis de la patrie, et d'en recevoir des lettres. Cette parole ayant causé du tumulte parmi les sénateurs, César passa le billet à Caton, qui le lut tout bas; et voyant que c'était une lettre amoureuse que Servilie sa sœur écrivait à César, il la lui jeta en disant: « Tiens, ivrogne; » et il reprit l'opinion qu'il avait commencée. C'est ainsi que la passion de Servilie pour César était publiquement connue à Rome.

VII. Après la déroute de Pharsale et la fuite de Pompée vers la mer, son camp ayant été forcé, Brutus se déroba secrètement par une porte qui conduisait à un lieu marécageux, plein d'eaux stagnantes et de roseaux; il s'y tint caché le reste du jour, et se sauva la nuit à Larisse, d'où il écrivit à César, qui, charmé de le savoir en vie, lui manda de venir le joindre; et, non content de lui pardonner, il le traita avec plus de distinction qu'aucun autre de ses amis. Personne ne savait de quel côté Pompée avait fui, et ne pouvait en instruire César, qui, marchant seul avec Brutus le long du chemin, voulut savoir ce qu'il en pensait; et ses conjectures sur le lieu où Pompée avait dû se retirer lui paraissant fondées sur de meilleures raisons que celles des autres, il suivit son opinion, et marcha droit en Égypte; mais Pompée, qui en effet s'y était retiré, suivant que Brutus le conjecturait, y avait trouvé une mort funeste. Brutus adoucit César en faveur de Cassius, et plaida pour le roi d'Afrique: accablé dans sa défense par le nombre et le poids des accusations, il obtint à force d'instances que ce prince conserverait la plus grande partie de son royaume. La première fois que Brutus parla sur cette affaire, César dit à ses amis : « Je ne sais pas ce que veut ce jeune homme; mais tout ce qu'il veut, il le veut fortement. » Il est vrai que Brutus, né avec un esprit ferme, ne cédait pas facilement aux prières et à la faveur: toujours guidé par la raison, quelque parti qu'il prît, il se portait par un choix libre à ce qu'il connaissait de meilleur; et, déployant dans ses actions toute son énergie, il parvenait toujours à ses fins. La flatterie ne pouvait rien sur lui dans les demandes injustes; et, loin de se laisser vaincre par une imprudente importunité, faiblesse que bien des gens appellent honte de refuser, il la regardait comme une défaite humiliante pour un grand homme: il avait coutume de dire que ceux qui ne pouvaient rien refuser devaient avoir mal usé de la fleur de leur jeunesse.

VIII. Quand César fut près de passer en Afrique pour y faire la guerre contre Caton et Scipion, il nomma Brutus gouverneur de la Gaule cisalpine; et ce choix fit le bonheur de cette province. Bien différent des autres gouverneurs, dont l'avarice et l'insolence traitaient les provinces qui leur étaient confiées comme des pays de conquête, Brutus fut pour la sienne la consolation et la fin des calamités précédentes ; et, rapportant à César tout le bien qu'il faisait, il attirait sur lui seul toute la reconnaissance de ces peuples. Aussi quand César à son retour traversa l'Italie, le bon état de ces villes fut pour lui le spectacle le plus doux; et il ne fut pas moins satisfait de Brutus, qui n'avait travaillé qu'à augmenter la gloire du dictateur, qu'il se faisait même un honneur d'accompagner. Il y avait à Rome plusieurs prétures, dont la première en dignité, qu'on appelait la préture urbaine, paraissait destinée à Brutus ou à Cassius. On prétend que, déjà refroidis ensemble pour d'autres sujets, ils furent amenés plus facilement, par cette rivalité, à une rupture ouverte, malgré leur alliance, Cassius ayant épousé Junie, sœur de Brutus. D'autres veulent que cette concurrence ait été l'ouvrage de César, qui les avait flattés secrètement l'un et l'autre de l'espoir de cette magistrature. La dispute et l'aigreur furent poussées si loin, qu'ils plaidèrent publiquement leur cause. La réputation et la vertu de Brutus militaient en sa faveur contre les nombreux et brillants exploits que Cassius avait faits chez les Parthes. César, après les avoir entendus et en avoir délibéré avec ses amis, avoua que les raisons de Cassius étaient plus justes, mais qu'il fallait donner la première préture à Brutus. Cassius n'eut donc que la seconde; et il fut bien moins reconnaissant pour celle qu'il avait obtenue qu'offensé du refus de l'autre.

IX. Brutus disposant de même, sur tout le reste, de la puissance de César, il n'eût tenu qu'à lui d'être le premier de ses amis, et de jouir auprès de lui du crédit le plus absolu; mais la faction de Cassius s'appliquait à l'en détourner, et l'attirait insensiblement à son parti : non qu'il fût réconcilié avec Cassius depuis la rivalité qui les avait brouillés, mais les amis de Brutus ne cessaient de lui répéter qu'il ne devait pas se laisser adoucir et amollir par César, dont les faveurs et les caresses tyranniques avaient bien moins pour objet d'honorer sa vertu que d'affaiblir son courage et de l'enchaîner à sa personne. César même n'était pas sans quelque soupçon sur son compte, et souvent on lui faisait de lui des rapports défavorables; mais s'il craignait l'élévation de son âme, sa dignité personnelle et le crédit de ses amis, il se fiait à la bonté de son naturel et de ses mœurs. Cependant quelqu'un étant venu lui dire qu'Antoine et Dolabella tramaient quelques nouveautés: « Ce ne sont pas , répondit-il, ces gens si gras et si bien peignés que je crains, mais ces hommes maigres et pâles. » II désignait par là Brutus et Cassius. Quelque temps après, comme on lui dénonça Brutus, en l'avertissant de se tenir en garde contre lui, il porta la main sur son corps: « Eh! quoi! dit-il, croyez-vous que Brutus n'attendra pas la fin de ce corps si faible? » Il voulait faire entendre qu'après lui Brutus était le seul à qui pût appartenir une si grande puissance.

X. Il est vraisemblable en effet que si Brutus, consentant à être quelque temps le second, eût laissé la puissance de César diminuer peu à peu, et la gloire de ses grands exploits se flétrir, il serait incontestablement devenu le premier dans Rome. Mais Cassius, homme emporté, qui haïssait particulièrement César, bien plus qu'il n'avait avec le public de haine contre la tyrannie, échauffa le courage de Brutus, et lui fit précipiter ses desseins. Aussi disait-on que Brutus haïssait la tyrannie, et Cassius le tyran. Outre quelques autres sujets de plainte qu'il avait contre César, il ne lui pardonnait pas de lui avoir enlevé des lions qu'il avait fait rassembler et conduire à Mégare pour les jeux de son édilité; César, qui les trouva dans cette ville quand elle fut prise par Calénus, les avait gardés pour lui. Ces lions devinrent funestes aux Mégariens: lorsqu'ils virent leur ville au pouvoir des ennemis, ils ouvrirent les loges de ces animaux et leur ôtèrent leurs chaînes, pour empêcher les ennemis de se précipiter sur eux; mais, au contraire, les lions se jetèrent sur les habitants; et comme ils fuyaient de tous côtés sans armes, ils furent cruellement déchirés par ces animaux, et excitèrent la pitié des ennemis eux-mêmes. On veut que cet affront ait été la principale cause de la conspiration de Cassius contre César; mais c'est une erreur: Cassius avait toujours eu une haine naturelle et une aversion invincible contre tous les tyrans; et dès son enfance même il fit connaître cette disposition. II allait à la même école que Faustus, fils de Sylla: cet enfant s'étant mis un jour à exalter, à combler d'éloges, au milieu de ses camarades, la puissance absolue de son père, Cassius se leva de sa place, et alla lui donner deux soufflets. Les tuteurs et les parents de Faustus voulaient poursuivre Cassius en justice; mais Pompée les arrêta, et, ayant fait venir les deux enfants devant lui, il leur demanda comment la chose s'était passée. Alors Cassius prenant la parole: « Allons, Faustus, lui dit-il, répète devant Pompée, si tu l'oses, ce qui m'a si fort irrité contre toi, afin que je t'applique encore un soufflet. » Tel était Cassius.

XI. Cependant Brutus était sans cesse excité par les discours de ses amis, par les bruits qui couraient dans la ville, et par des écrits qui l'appelaient, qui le poussaient vivement à exécuter son dessein. Au pied de la statue de Brutus, son premier ancêtre, celui qui avait aboli la royauté, on trouva deux écriteaux, dont l'un portait: « Plût à Dieu, Brutus, que tu fusses encore en vie! » et l'autre: « Pourquoi, Brutus, n'es-tu pas vivant? » Le tribunal même où Brutus rendait la justice était, tous les matins, semé de billets sur lesquels on avait écrit : « Tu dors, Brutus. Non, tu n'es pas véritablement Brutus. » Toutes ces provocations étaient occasionnées par les flatteurs de César, qui, non contents de lui prodiguer des honneurs odieux, mettaient la nuit des diadèmes sur ses statues, dans l'espérance qu'ils engageraient par-là le peuple à changer son titre de dictateur en celui de roi; mais il arriva tout le contraire, comme nous l'avons dit dans sa Vie. Lorsque Cassius sonda ses amis sur la conspiration contre César, ils lui promirent tous d'y entrer, pourvu que Brutus en fût le chef. Une pareille entreprise, disaient-ils, demande moins de courage et de l'audace que la réputation d'un homme tel que lui, qui commence le sacrifice, et dont la présence seule en garantisse la justice. Sans lui, les conjurés seraient moins fermes dans l'exécution de leur projet, et, après l'avoir terminée, plus suspects aux Romains, qui ne pourraient croire que Brutus eût refusé de prendre part à une action dont le motif aurait été juste et honnête.
XII. Cassius, ayant approuvé leurs raisons, alla trouver Brutus: c'était la première fois qu'il le voyait depuis leur querelle. Après leur réconciliation et les premiers témoignages d'amitié, Cassius demande à Brutus s'il compte aller au sénat le jour des ides de mars. « J'ai entendu dire , ajouta-t il, que ce jour-là les amis de César doivent proposer de le faire roi. » Brutus ayant répondu qu'il n'irait pas: « Mais si nous y sommes appelés? reprit Cassius. - Alors, répliqua Brutus, mon devoir sera de ne pas me taire, mais de m'y opposer, et de mourir avant de voir expirer la liberté. » Cassius, enhardi par cette réponse: « Quel est donc le Romain, lui dit-il, qui voudrait consentir à votre mort? Ignorez-vous, Brutus, qui vous êtes? Croyez-vous que ce soient de vils artisans, et non pas les premiers et les plus puissants de la ville, qui couvrent votre tribunal des écrits que vous y trouvez tous les jours? Ils attendent des autres préteurs les distributions d'argent, les spectacles, les combats de gladiateurs; mais ils réclament de vous, comme une dette héréditaire, le renversement de la tyrannie. Ils sont prêts à tout souffrir pour vous si vous voulez vous montrer tel qu'ils pensent que vous devez être. » En disant ces mots, il serra étroitement Brutus dans ses bras; et s'étant séparés, ils allèrent chacun trouver leurs amis.
XIII. Caïus Ligarius, accusé devant César pour avoir suivi le parti de Pompée, dont il était l'ami, avait été absous par le dictateur; mais, moins reconnaissant du bienfait qu'irrité du danger qu'il avait couru, il était toujours l’ennemi de César et l’intime ami de Brutus. Celui-ci étant allé le voir, et l'ayant trouvé malade dans son lit: « Ah ! Ligarius, lui dit-il, dans quel temps vous êtes malade! » Ligarius se soulevant et s’appuyant sur le coude: « Brutus, dit-il en lui serrant la main, si vous formez quelque entreprise digne de vous, je me porte bien. » Dès lors ils sondèrent secrètement leurs amis et les personnes en qui ils avaient confiance; ils leur faisaient part de leur projet, et choisissaient les conjurés non seulement entre leurs amis, mais encore parmi ces hommes dont l'audace et le mépris de la mort leur étaient plus connus. C'est pour cela qu'ils cachèrent leur dessein à Cicéron, celui de tous leurs amis sur l’affection et la fidélité duquel ils pouvaient le plus compter: mais naturellement il manquait d’audace; et l'âge lui ayant donné de plus cette timide circonspection des vieillards, il voulait par le seul raisonnement porter tout ce qu'on proposait au dernier degré de sûreté. Ces considérations leur firent craindre que, dans une entreprise qui demandait de la célérité, il n'émoussât leur courage et ne ralentît leur ardeur. Brutus ne s’en ouvrit pas non plus à deux autres de ses amis, Statilius le philosophe épicurien, et Favonius, l’émule de Caton, parce qu’un jour, dans un entretien philosophique qu'il avait avec eux, ayant jeté pour les sonder un propos vague qu'il fit venir de loin par un long détour, Favonius avait répondu qu'une guerre civile était bien plus funeste que la plus injuste monarchie; et Statilius, qu'un homme sage et prudent ne s'exposait pas au danger pour des insensés et des méchants.
XIV. Labéon, présent à cet entretien, réfuta vivement ces deux philosophes; mais Brutus n'insista pas davantage, comme si cette question lui eût paru difficile à décider. Le lendemain il alla chez Labéon, et lui fit part du projet, dans lequel Labéon entra avec ardeur. On fut d'avis de gagner un autre Brutus, surnommé Albinus: non qu'il fût homme actif et courageux; mais il entretenait pour les spectacles publics un certain nombre de gladiateurs, ce qui lui donnait un certain pouvoir; et d'ailleurs César avait confiance en lui. Lorsque Labéon et Cassius lui en parlèrent, il ne répondit rien: mais il alla trouver Brutus en particulier; et ayant su de lui-même qu'il était le chef de la conspiration, il s'engagea volontiers à le seconder de tout son pouvoir. La réputation de Brutus en attira un grand nombre d'autres des plus considérables d'entre les Romains; et tous, sans s'être liés par aucun serment, sans s'être donné mutuellement la foi au milieu des sacrifices, ils gardèrent si bien le secret, et l'ensevelirent dans un si profond silence en le renfermant dans les seuls conjurés, que, malgré les avertissements que les dieux en donnèrent par des prédictions, des prodiges et des signes des victimes, personne ne crut à ce projet.
XV. Brutus, qui voyait les personnages de Rome les plus illustres par leur naissance, leur courage et leurs vertus attacher leur fortune à la sienne, et qui considérait toute la grandeur du péril auquel ils s'exposaient, s'efforçait en public d'être maître de lui-même, et de ne rien laisser échapper au-dehors qui pût trahir sa pensée: mais rentré dans sa maison, et surtout la nuit, il n'était plus le même; l'inquiétude dont il était agité le réveillait en sursaut; il s'enfonçait dans des réflexions qui lui faisaient sentir toutes les difficultés de son entreprise. Sa femme, qui était auprès de lui, s'aperçut bientôt qu'il éprouvait un trouble extraordinaire, et qu'il roulait dans son esprit quelque projet difficile dont il avait peine à trouver l'issue. Porcia, comme nous l'avons dit, était fille de Caton; Brutus, dont elle était cousine, l'avait épousée jeune encore, quoiqu'elle fût déjà veuve de Bibulus, qui lui avait laissé un fils du même nom que son père, et dont on a encore un petit ouvrage, intitulé Mémoires de Brutus. Porcia, qui avait fait son étude de la philosophie, et qui aimait tendrement son mari, joignait à une grande élévation d'esprit beaucoup de prudence et de bon sens: elle ne voulut demander à Brutus le secret dont il était si occupé qu'après avoir fait l'épreuve de son courage. Elle prit un de ces petits couteaux dont les barbiers se servent pour faire les ongles, et, ayant renvoyé toutes ses femmes, elle se fit à la cuisse une incision profonde, d'où il sortit une grande quantité de sang, et qui lui causa bientôt après des douleurs très vives et une fièvre violente accompagnée de frissons. Brutus était dans la plus vive inquiétude sur un état si alarmant, lorsque sa femme, au fort de la douleur, lui tint ce discours: « Brutus, je suis fille de Caton, et je suis entrée dans votre maison, non pour y être comme une de ces concubines qui ne partagent que le lit et la table, mais pour être associée à tous vos biens et à tous vos maux. Vous ne m'avez donné, depuis mon mariage, aucun sujet de plainte: mais moi, quelle preuve puis-je vous donner de ma reconnaissance et de ma tendresse, si vous ne me croyez capable ni de supporter avec vous un accident qui demande du secret, ni de recevoir une confidence qui exige de la fidélité? Je sais qu'en général on croit les femmes trop faibles pour garder un secret : mais, Brutus, une bonne éducation et le commerce des personnes vertueuses ont de l’influence sur les mœurs, et j'ai l’avantage d’avoir Caton pour père et Brutus pour mari. Cependant je n'ai pas tellement compté sur ce double appui que je ne me sois assurée que je serais invincible à la douleur. » En même temps elle lui montre sa plaie, et lui raconte l'épreuve qu'elle a faite. Brutus, frappé d'étonnement, lève les mains au ciel, et demande aux dieux de lui accorder un tel succès dans son entreprise qu'il soit jugé digne d'être 1'époux de Porcia; et aussitôt il lui fait donner tous les secours que son état exigeait.
XVI. Le jour ayant été fixé pour une assemblée du sénat à laquelle il paraissait certain que César se rendrait, les conjurés le prirent pour l'exécution de leur dessein. Ils devaient s'y trouver tous réunis, sans qu’on pût avoir le moindre soupçon; autour d'eux devaient être les personnages les plus distingués de Rome, qui, voyant une si grande entreprise exécutée, se déclareraient à l'instant les défenseurs de la liberté. Le lieu même semblait leur être indiqué par la Providence, comme le plus favorable à leur dessein : c'était un des portiques qui environnent le théâtre, et dans lequel est une salle garnie de siéges, où la ville avait placé une statue de Pompée, lorsqu'il avait embelli ce quartier en y faisant construire ce théâtre et ces portiques. Ce fut là qu'on convoqua le sénat pour le quinze de mars, jour que les Romains appellent les ides; et il semblait qu'une divinité amenât César en ce lieu pour venger par sa mort celle de Pompée. Lorsque le jour fut venu, Brutus, sans avoir d'autre confident de son dessein que sa femme, sort de chez lui avec un poignard sous sa robe, et se rend au sénat. Les autres conjurés s'étaient assemblés chez Cassius, d'où ils accompagnèrent à la place publique son fils, qui, ce jour-là, prenait la robe virile. Ils entrèrent de là dans le portique de Pompée, et attendirent César qui devait bientôt arriver. C'est là que quelqu’un qui aurait su le projet qu'on allait exécuter, n'eût pu s'empêcher d'admirer la constance, je dirais presque l'impassibilité des conjurés, à l'approche d'un si grand danger. Plusieurs d'entre eux, obligés, comme préteurs, de rendre la justice, non seulement écoutaient avec la plus grande tranquillité les différends des parties, comme s'ils eussent eu l'esprit très libre, mais encore, par l'application extrême qu'ils y apportaient, ils rendaient les sentences les plus exactes et les mieux motivées. Un accusé qui venait d'être condamné et qui refusait de payer l'amende, en ayant appelé à César en faisant beaucoup de cris et de protestations, Brutus, jetant les yeux sur l'assemblée: « César, dit-il , ne m'empêche pas et ne m'empêchera jamais de juger selon les lois. »
XVII. Cependant il survint plusieurs accidents bien faits pour les troubler: le premier et le plus inquiétant, ce fut le retardement de César, qui arriva lorsque le jour était déjà fort avancé. Comme il n'avait pu obtenir des sacrifices favorables, sa femme l'avait retenu, et les devins lui avaient défendu de sortir. Un second sujet d'inquiétude, c'est qu’un homme s'étant approché de Casca, l'un des conjurés, et l'ayant pris par la main: « Casca, lui dit-il, vous m'avez fait mystère de votre secret, mais Brutus m'a tout dit. » Casca fut fort étonné; mais cet homme reprenant la parole en riant: « Et comment, lui dit-il, seriez-vous devenu en si peu de temps assez riche pour briguer l'édilité? » Sans ces dernières paroles, Casca, trompé par l'équivoque de son discours, allait tout lui révéler. Un sénateur, nommé Popilius Lénas, ayant salué Brutus et Cassius d'un air plus empressé qu'il ne faisait ordinairement, leur dit à l'oreille: « Je prie les dieux qu'ils donnent un heureux succès au dessein que vous méditez; mais je vous conseille de ne pas perdre un moment, car l'affaire n'est plus secrète. » Il les quitta aussitôt, leur laissant dans l'esprit de grands soupçons que la conjuration était découverte.
XVIII. Dans ce moment, un esclave de Brutus vient, en courant, lui annoncer que sa femme se meurt : Porcia , pleine d'inquiétude sur l'événement, et ne pouvant supporter le poids de son chagrin, avait bien de la peine à se tenir dans sa maison: au moindre cri, au plus léger bruit qu'elle entendait, tressaillant de tout son corps comme les femmes qui sont saisies de la fureur des Bacchantes, elle allait demander à tous ceux qui revenaient de la place ce que faisait Brutus, et à tout moment elle envoyait pour en savoir des nouvelles. Enfin, l'affaire traînant en longueur, les forces lui manquèrent. L'agitation violente que lui causait son inquiétude la jeta dans un tel accablement, qu'elle n'eut pas le temps de rentrer dans sa chambre; pendant qu’elle était assise dans sa cour, elle tomba dans une défaillance qui la priva de tout sentiment; son visage en fut défiguré, et elle perdit l'usage de la voix. Quand ses femmes la virent dans cet état, elles poussèrent des cris affreux qui attirèrent les voisins, et le bruit de sa mort se répandit promptement dans la ville; mais, revenue bientôt de son évanouissement, et ayant repris ses sens, les soins que ses femmes lui donnèrent la remirent dans son état naturel. La nouvelle de sa mort jeta Brutus dans le plus grand trouble; cependant son malheur personnel ne lui fit pas abandonner l'intérêt public, et il ne sortit pas du sénat pour aller chez lui.
XIX. Déjà l'on annonçait l'arrivée de César en litière: alarmé des signes défavorables des victimes, il avait résolu de ne terminer ce jour-là aucune affaire importante, et de proroger l'assemblée du sénat, sous prétexte d'une indisposition. II était à peine descendu de litière, que Popilius Lénas, celui qui un peu auparavant avait souhaité à Brutus et à Cassius l'heureux succès de leur entreprise, s'étant emparé de César, eut avec lui un long entretien, auquel César paraissait donner la plus grande attention. Les conjurés (car je puis leur donner ce nom ), ne pouvant pas entendre ce qu'il disait, conjecturèrent, d'après le soupçon qu'ils avaient de Lénas, qu'un entretien si long ne pouvait être qu'une dénonciation détaillée de la conjuration. Accablés de cette pensée, ils se regardent les uns les autres, et s'avertissent par l'air de leur visage, de ne pas attendre qu'on vienne les saisir, et de prévenir cet affront par une mort volontaire. Déjà Cassius et plusieurs autres mettaient la main sous leurs robes pour en tirer les poignards, lorsque Brutus reconnut aux gestes de Lénas qu'il s'agissait entre César et lui d’une prière très vive, plutôt que d’une accusation. Il ne dit rien aux conjurés, parce qu'il y avait au milieu d'eux beaucoup de sénateurs qui n'étaient pas dans le secret; mais, par la gaieté qu'il montra sur son visage, il rassura Cassius; et bientôt après Lénas, ayant baisé la main de César, se retira, ce qui fit voir que sa conversation n'avait eu pour objet que ses affaires personnelles.
XX. Quand le sénat fut entré dans la salle, les conjurés environnèrent le siège de César, feignant d'avoir à lui parler de quelque affaire; et Cassius, portant, dit-on, ses regards sur la statue de Pompée, l'invoqua comme si elle eût été capable de l'entendre. Trébonius tira Antoine vers la porte; et, en lui parlant, il le retint hors de la salle. Quand César entra, tous les sénateurs se levèrent pour lui faire honneur; et dès qu'il fut assis, les conjurés, se pressant autour de lui, firent avancer Tullius Cimber, pour lui demander le rappel de son frère. Ils joignirent leurs prières aux siennes; et, prenant les mains de César, ils lui baisaient la poitrine et la tête. Il rejeta d'abord des prières si pressantes; et, comme ils insistaient, il se leva pour les repousser de force. Alors Tullius, lui prenant la robe des deux mains, lui découvre les épaules; et Casca, qui était derrière le dictateur, tire son poignard, et lui porte le premier, le long de l'épaule, un coup dont la blessure ne fut pas profonde. César, saisissant la poignée de l’arme dont il venait d'être frappé, s'écrie dans sa langue: « Scélérat de Casca, que fais-tu? » Casca appelle son frère à son secours en langue grecque. César, atteint de plusieurs coups à la fois, porte ses regards autour de lui pour repousser les meurtriers; mais, dès qu'il voit Brutus lever le poignard sur lui, il quitte la main de Casca qu'il tenait encore; et, se couvrant la tête de sa robe, il livre son corps au fer des conjurés. Comme ils le frappaient tous à la fois sans aucune précaution, et qu'ils étaient serrés autour de lui, ils se blessèrent les uns les autres. Brutus, qui voulait avoir part au meurtre, reçut une blessure à la main, et tous les autres furent couverts de sang.
XXI. Quand César eut expiré, Brutus, s'avançant au milieu de la salle, voulut parler pour rassurer et retenir le sénat; mais les sénateurs, saisis d'effroi, prirent la fuite en désordre. Ils se précipitaient tous vers la porte , quoiqu'ils ne fussent ni poursuivis ni pressés par personne, car les conjurés avaient pris la ferme résolution de ne tuer que César et d'appeler tous les citoyens à la liberté. Lorsqu'ils formèrent le projet de la conjuration, ils voulaient tous qu'avec César on tuât aussi Antoine, homme fier et insolent, partisan déclaré de la monarchie, à qui sa familiarité habituelle avec les soldats donnait un grand crédit sur les troupes. Un motif plus fort encore, c'est que son audace et son ambition naturelles étaient encore fortifiées par la dignité du consulat qu'il partageait avec César. Brutus combattit cet avis, d'abord parce qu'il était contraire à toute justice; en second lieu; par l'espoir qu'il leur donna du changement d'Antoine. Il ne désespérait pas qu'un homme d'un caractère élevé; ambitieux et avide de gloire, quand il verrait César mort, ne s'enflammât, à leur exemple, d'une noble émulation pour la vertu, et ne voulût contribuer à la liberté de sa patrie. Ces réflexions sauvèrent Antoine, qui, le jour du meurtre de César, profitant de la frayeur publique, prit la fuite, déguisé en homme du peuple. Brutus et les autres conjurés se retirèrent au Capitole, les mains teintes de sang; et, montrant aux Romains leurs poignards nus, ils les appelaient à la liberté. Au premier bruit de cet événement, ce ne fut dans toutes les rues que courses et cris confus de gens qui augmentaient ainsi le trouble et l'effroi; mais quand ils virent qu'il ne se commettait point d'autre meurtre, et qu'on ne pillait rien de ce qui était exposé en public, alors les sénateurs et un grand nombre d'autres citoyens, reprenant courage, se rendirent au Capitole auprès des conjurés. Le peuple s'étant assemblé, Brutus lui fit un discours analogue aux circonstances et propre à gagner ses bonnes grâces ; aussi fut-il approuvé et loué par le peuple même, qui cria aux conjurés de descendre du Capitole. Encouragés par cette invitation, ils se rendirent sur la place, où ils furent suivis par la multitude. Les plus illustres d'entre les citoyens avaient Brutus au milieu d'eux, et, lui formant ainsi 1'escorte la plus honorable, ils le conduisirent du Capitole à la tribune. Ils en imposèrent à la populace, quoiqu'elle fût composée de gens ramassés au hasard et tout prêts à exciter une sédition: leur respect pour Brutus les tint en silence, et ils observèrent le plus grand ordre.
XXII. Quand il s'avança pour leur parler, ils l'écoutèrent paisiblement; mais ils firent voir combien ce meurtre leur déplaisait, lorsque Cinna, dans le discours qu'il leur fit, ayant commencé par accuser César, ils entrèrent en fureur et vomirent contre lui tant d'injures, que les conjurés se retirèrent une seconde fois dans le Capitole. Brutus, qui craignit de s'y voir assiégé, renvoya les principaux d'entre ceux qui l'y avaient suivi, ne trouvant pas juste de faire partager le péril à ceux qui n'avaient pas eu de part à l'action. Cependant le lendemain le sénat s’assembla dans le temple de la Terre, où Antoine, Plancus et Cicéron ayant opposé une amnistie et invité tout le monde à la concorde, le sénat arrêta que non seulement on donnerait une sûreté entière aux conjurés, mais encore que les consuls feraient un rapport sur les honneurs qu’il fallait leur décerner. Le décret fut porté, et le sénat se sépara . Antoine envoya son fils au Capitole pour servir d'otage aux conjurés, qui en descendirent aussitôt. Quand tout le monde fut réuni, on s’embrassa avec beaucoup de cordialité. Cassius soupa chez Antoine, et Brutus chez Lépidus ; les autres conjurés furent emmenés par leurs amis ou par les personnes de leur connaissance. Le lendemain, dès le point du jour, le sénat s'assembla de nouveau et remercia Antoine, dans les termes les plus honorables, d'avoir étouffé les premiers germes d'une guerre civile. On combla Brutus d'éloges et l’on distribua les provinces: l'île de Crète fut décernée à Brutus, et l'Afrique à Cassius; Trébonius eut l'Asie, Cimber la Bithynie, et l'on donna à l'autre Brutus la Gaule qui s'étend aux environs du Pô.
XXIII. Ces dispositions faites, on parla du testament de César et de ses funérailles : Antoine demanda qu'on fît une lecture publique du testament, et qu'on l'enterrât à la vue de tout le peuple, parce que des obsèques faites secrètement et sans aucune distinction pourraient l'irriter. Cassius combattit avec force cette proposition; Brutus céda et consentit à la demande d'Antoine. Ce fut de sa part une seconde faute :
il en avait fait une première en épargnant Antoine et fortifiant contre les auteurs de la conjuration un ennemi aussi dangereux que puissant; celle de laisser à Antoine la faculté de faire, comme il le voudrait, les funérailles de César ne fut pas moins funeste que la première. D'abord le legs de soixante-quinze drachmes par tête que César laissait aux Romains, et le don qu'il faisait au peuple des jardins qu’il avait au-delà du Tibre, à l'endroit où est maintenant le temple de la Fortune, excitèrent dans tous les citoyens une affection singulière pour lui et de vifs regrets de sa mort. Son corps ayant été porté sur la place, Antoine fit, suivant l'usage, son oraison funèbre; et, voyant le peuple ému par ses discours, pour exciter davantage sa compassion, il prit la robe de César toute sanglante, et, la déployant à ses yeux, il lui montra les coups dont elle était percée et le grand nombre de blessures qu'il avait reçues. Dès ce moment il n'y eut plus aucun ordre parmi toute cette populace: les uns criaient qu'il fallait exterminer les meurtriers;les autres, renouvelant ce qu'on avait fait aux funérailles de Clodius, cet orateur séditieux, arrachant des boutiques les bancs et les tables et les mettant en un tas, dressent un grand bûcher, sur lequel ils placent le corps de César, et le font brûler au milieu des temples et d'autres lieux d'asile regardés comme inviolables. Quand le bûcher fut embrasé, ces factieux, s'en approchant chacun de son côté, prennent des tisons ardents et courent aux maisons des conjurés pour y mettre le feu; mais, comme ils s'étaient fortifiés d'avance, ils repoussèrent ce danger .
XXIV. Un poète nommé Cinna, qui n'avait pris aucune part à la conjuration, qui même avait été l'ami de César, eut un songe dans lequel il crut voir César qui l'invitait à souper: il avait refusé d'abord son invitation; mais enfin César, le pressant et lui faisant même une sorte de violence, l'avait pris par la main et l'avait mené dans un lieu vaste et obscur, où Cinna le suivait en frissonnant d'horreur. Cette vision lui fit une impression si forte, qu'il en eut la fièvre toute la nuit. Cependant le matin, quand on emporta le corps , il eut honte de ne pas accompagner le convoi , et il se rendit sur la place, où il trouva le peuple déjà fort aigri. Quand on le vit, il fut pris pour cet autre Cinna qui dans la dernière assemblée avait mal parlé de César, et le peuple, s'étant jeté sur lui, le mit en pièces. Brutus et les autres conjurés, craignant le même sort, surtout depuis le changement d'Antoine, sortirent de la ville et se retirèrent à Antium pour y attendre que la fureur du peuple fût passée, et dans l'intention de retourner à Rome quand les esprits seraient plus calmes; ils l'espéraient bientôt dune multitude aussi inconstante qu'impétueuse dans ses mouvements. D'ailleurs ils pouvaient compter sur l'affection du sénat, qui, à la vérité, n'avait fait aucune information contre ceux qui avaient mis en pièces Cinna, mais qui avait poursuivi et fait arrêter les séditieux qui, avec des tisons ardents, avaient voulu mettre le feu aux maisons des conjurés.
XXV. Déjà même le peuple, mécontent d'Antoine, qui semblait vouloir succéder à la tyrannie de César, désirait Brutus et espérait le voir bientôt à Rome pour y célébrer les jeux qu'il devait donner comme préteur. Mais Brutus ayant su qu'un grand nombre de soldats vétérans, de ceux qui avaient reçu de César, pour récompense de leurs services, des terres et des maisons dans des colonies, lui dressaient des embûches et se glissaient par pelotons dans la ville, il n'osa pas y retourner. Son absence ne priva pas le peuple du spectacle des jeux; ils furent célébrés avec une magnificence extraordinaire. Brutus voulut que rien n'y fût épargné: il avait fait acheter un très grand nombre d'animaux féroces; il défendit qu'on en donnât ou qu'on en réservât un seul, et commanda qu'ils fussent tous employés dans les jeux. II alla lui-même jusqu'à Naples pour y louer plusieurs comédiens; et, comme il désirait d'en avoir un nommé Canutius, qui avait le plus grand succès sur les théâtres, il en écrivit à ses amis et les pria de ne rien négliger pour l'engager à paraître dans ses jeux, car il ne croyait pas convenable de forcer aucun Grec. II écrivit aussi à Cicéron pour le prier instamment d'y assister.
XXVI. Telle était la situation des affaires à Rome, lorsque l'arrivée du jeune Octave vint leur donner une nouvelle face. Il était fils de la nièce du dictateur, qui l'avait adopté et institué son héritier. II était à Apollonie lorsque César fut tué; il y suivait le cours de ses études, en attendant que son oncle l'emmenât à l'expédition qu'il avait projetée contre les Parthes. Mais il n'eut pas plus tôt appris la mort de César, qu'il se rendit à Rome, où d'abord, pour s'insinuer dans les bonnes grâces du peuple, il prit le nom de César; et , ayant distribué aux citoyens l'argent que le dictateur leur avait légué, il les excita contre Antoine, et par ses largesses attira dans son parti un grand nombre de vétérans qui avaient servi sous César. Cicéron , n'écoutant que sa haine contre Antoine, se déclara pour le jeune César, et en fut vivement repris par Brutus, qui lui reprocha de ne pas craindre un maître, mais seulement un maître qui le haïssait, et qu'en faisant dans ses discours et dans ses lettres l'éloge de la douceur de César, il ne cherchait qu’à se ménager une servitude moins dure. « Mais nos ancêtres, ajoutait-il, n'ont jamais supporté les maîtres même les plus doux. Pour moi, jusqu'à ce moment, je ne suis décidé ni pour la guerre, ni pour la paix; la seule chose qui soit bien arrêtée dans mon esprit, c'est de n'être jamais esclave de personne: mais ce qui m'étonne, c'est que Cicéron, qui craint les dangers d'une guerre civile, ne redoute pas l'infamie d'une paix déshonorante, et qu'il ne veuille d'autre récompense d'avoir chassé Antoine de la tyrannie que de nous donner César pour tyran. » Tel se montra Brutus dans les premières lettres qu'il écrivit.
XXVII. Déjà Rome se partageait entre César et Antoine; les armées étaient comme à l'encan et se vendaient à celui qui mettait la plus haute enchère. Brutus alors, désespérant de rétablir les affaires, prit le parti de quitter l'Italie; et, traversant par terre la Lucanie, il se rendit à Élée, sur le bord de la mer. Porcia, qui devait de là retourner à Rome, s'efforçait de cacher la douleur que lui causait sa séparation d'avec son mari; mais son courage échoua à l'aspect d'un tableau dont le sujet était tiré de l'histoire grecque: il représentait les adieux d'Hector et d'Andromaque, qui recevait des mains de son mari Astyanax son fils encore enfant, et tenait les yeux fixés sur Hector. La vue de ce tableau, en rappelant à Porcia son propre malheur, la fit fondre en larmes; elle alla le considérer plusieurs fois dans le jour, et chaque fois cette image de sa situation renouvelait ses pleurs. Acilius, un des amis de Brutus, témoin de la douleur de Porcia, prononça ces paroles d'Andromaque à Hector :

Seul vous me tenez lieu d'un père et d'une mère;
Vous êtes à la fois mon époux et mon frère.

Pour moi, lui dit Brutus, en souriant, je ne puis pas adresser à Porcia les paroles d'Hector à Andromaque :

Allez; et, reprenant vos toiles, vos fuseaux,
A vos femmes, chez vous , partagez leurs travaux.

Car si la faiblesse de son corps ne lui permet pas les mêmes exploits qu’à nous, elle nous égalera du moins à combattre pour sa patrie, par la fermeté de son âme. » Ce trait nous a été conservé par Bibulus, fils de Porcia.
XXVIII. D’Élée, Brutus se rendit par mer à Athènes, où le peuple le reçut avec de vives acclamations, et fit pour lui des décrets honorables. II demeurait chez un de ses anciens hôtes, et allait tous les jours entendre Théomneste, philosophe académicien, et Cratippe, qui était de la secte du Lycée. Là, s'entretenant avec eux de matières philosophiques, il paraissait vivre dans un grand loisir et ne s'occuper d'aucune affaire; cependant il se préparait secrètement à la guerre, sans qu'on en eût aucun soupçon: il envoya Hérostrate en Macédoine, pour attirer à son parti les commandants des troupes de cette province; il fit venir auprès de lui les jeunes Romains qui faisaient leurs études à Athènes, entre lesquels était le fils de Cicéron, à qui Brutus donne les plus grands éloges: il dit de lui qu'endormi comme éveillé, il conservait toujours un grand courage et une haine décidée contre les tyrans. Lorsqu'il eut commencé à se mettre ouvertement à la tête des affaires, il apprend que des vaisseaux romains, qui venaient d'Asie chargés de richesses, étaient commandés par un homme honnête, avec lequel il était fort lié; il va au-devant de lui, et, l'ayant rencontré près de Caryste, le détermine à lui livrer ses vaisseaux : ce jour même il lui donne à souper et le traite avec magnificence; c'était par hasard le jour anniversaire de la naissance de Brutus. Lorsqu'on eut commencé à boire, on fit des libations pour la victoire de Brutus et pour la liberté des Romains. Brutus, voulant encourager ses convives, demande une plus grande coupe, et, la tenant dans sa main, prononce ce vers de Patrocle à Hector, que rien n'avait amené :

Apollon et mon sort ont terminé ma vie.

On ajoute qu'à Philippes, lorsqu'il sortit de sa tente pour aller livrer le dernier combat, il donna pour mot à ses soldats: Apollon ; et l'on pensa que ce vers qu'il avait prononcé était comme le présage de sa défaite.
XXIX. Quelques jours après, Antistius lui remit cinq cent mille drachmes sur l'argent qu'il portait en Italie. Tous les soldats de Pompée, qui erraient encore dans la Thessalie, vinrent le joindre avec plaisir; il enleva cinq cents chevaux que Cinna conduisait à Dolabella en Asie; et, s'étant transporté par mer à Démétriade, où l'on faisait pour Antoine un enlèvement considérable d'armes que Jules César avait préparées pour la guerre contre les Parthes, il s'en rendit maître. Hortensius lui remit son gouvernement de Macédoine; et
tous les rois, tous les princes voisins, s'étant unis avec lui, le secondèrent de tout leur pouvoir. Il apprit en même temps que Caïus, frère d'Antoine, arrivait d'Italie, pour aller à Apollonie et à Épidamne prendre le commandement des troupes que Gabinius avait sous ses ordres. Brutus, voulant le prévenir et enlever ces troupes avant son arrivée, part à l'instant avec ce qu'il avait de soldats, les conduit, pendant une neige abondante, à travers des chemins raboteux et difficiles, et devance de beaucoup ceux qui portaient ses provisions. Quand il fut près d'Épidamne, la difficulté de la marche et la rigueur du froid lui causèrent la boulimie, maladie qu'éprouvent également les hommes et les animaux quand ils se sont fatigués à marcher dans la neige, soit que la chaleur naturelle, concentrée dans l'intérieur par le froid et par la densité de l’air , consume promptement la nourriture qu'ils ont prise, soit que la vapeur subtile et incisive de la neige, pénétrant le corps, fasse exhaler et dissiper au dehors la chaleur intérieure: car les sueurs, qui sont un des symptômes de cette maladie, semblent être l'effet de cette dissipation que subit la chaleur lorsqu'elle est saisie par le froid à la superficie du corps. Mais nous avons traité cette matière dans un autre ouvrage. Brutus donc était tombé en défaillance; et personne, dans son camp, n'ayant rien à lui donner, ses domestiques furent forcés d'avoir recours aux ennemis; ils s'approchèrent des portes de la ville, et demandèrent du pain aux premières gardes: ces soldats n'eurent pas plus tôt appris l'accident de Brutus, qu'ils lui apportèrent eux-mêmes de quoi manger et boire. En reconnaissance de ce service, Brutus, quand il eut pris la ville, traita avec humanité, non seulement ces gardes, mais encore tous les habitants, par rapport à eux.
XXX. Caïus Antonius, étant entré dans Apollonie, fit appeler à lui tous les soldats répandus dans les environs; mais quand il les vit aller joindre Brutus, et qu'il reconnut dans les Apolloniates une disposition à les imiter, il abandonna la ville, et s'en alla à Buthrote; il perdit en chemin trois cohortes, qui furent taillées en pièces par Brutus. Ayant ensuite entrepris de forcer les postes que les troupes de Brutus occupaient autour de Byllis, il engagea contre Cicéron un combat dans lequel il fut battu; car Brutus employait déjà ce jeune homme, auquel il dut de grands succès. Brutus, de son côté , ayant surpris Caïus Antonius dans des endroits marécageux et loin de son poste, empêcha ses soldats de le charger; il se contenta de le faire envelopper, et leur ordonna d'épargner des troupes qui seraient bientôt à eux: ce qui arriva en effet; elles se rendirent avec leur général, et par-là Brutus se vit à la tête d'un corps d'armée assez considérable. Caïus resta longtemps auprès de lui, traité avec honneur, et conservant même les marques du commandement, quoique plusieurs amis de Brutus, et Cicéron même, lui écrivissent de Rome pour le presser de s'en défaire; mais s'étant aperçu qu'il travaillait secrètement à lui débaucher ses capitaines et à exciter du mouvement, il l'envoya sur une galère, où il le fit garder avec soin. Les soldats qu'il avait corrompus s'étant retirés à Apollonie, d'où ils écrivirent à Brutus de venir les trouver, il leur répondit qu'il n'était pas d'usage chez les Romains que des soldats rebelles mandassent leur général; que c'était à eux à venir solliciter leur pardon et apaiser sa colère. Ils se rendirent auprès de lui, et par leurs prières ils obtinrent leur grâce.
XXXI. Brutus se disposait à passer en Asie, lorsqu'il apprit les changements arrivés dans Rome. Le jeune César, fortifié par le sénat contre la puissance d'Antoine, ne l'avait pas eu plus tôt chassé d'Italie qu'il se rendit lui-même redoutable; il demandait le consulat, contre les dispositions des lois, et entretenait de grandes armées dont la ville n'avait aucun besoin. Mais ensuite voyant le sénat, mécontent de sa conduite, jeter les yeux sur Brutus, lui confirmer ses anciens gouvernements et lui en décerner de nouveaux, il craignit lui-même, et il rechercha l'amitié d'Antoine. En même temps il investit Rome de troupes, et se fit donner le consulat, ayant à peine atteint l'âge de l'adolescence, car il n'était que dans sa vingtième année, comme il le dit lui-même dans ses Commentaires. Il appela tout de suite en justice Brutus et les autres conjurés, pour avoir fait périr, sans aucune formalité de justice, le premier et le plus grand personnage de Rome par ses dignités. Il nomma Lucius Cornificius et Agrippa pour accusateurs, le premier de Brutus, et le second de Cassius. Les accusés n'ayant pas comparu, il força les juges de les condamner par contumace. Lorsque le héraut appela, suivant l'usage, Brutus du haut de la tribune, pour comparaître, le peuple en gémit, dit-on, hautement, et les citoyens les plus honnêtes, baissant la tête, gardèrent un profond silence : on vit même Publius Silicius verser des larmes; et cette marque de sensibilité le fit mettre, dans la suite, au nombre des proscrits. Enfin César, Antoine et Lépidus, s'étant réconciliés, partagèrent entre eux les provinces et proscrivirent deux cents citoyens qu'ils vouèrent à la mort, et Cicéron fut une des victimes.
XXXII. Brutus, à qui ces nouvelles furent portées en Macédoine, faisant céder sa douceur à tant de cruautés, écrivit à Hortensius de faire mourir Caïus Antonius , par représailles de la mort de Cicéron et de Brutus, dont l'un était son ami, et l'autre son parent. Dans la suite, Antoine, ayant fait Hortensius prisonnier à la bataille de Philippes, l’égorgea sur le tombeau de son frère. Brutus, en apprenant la mort de Cicéron, dit qu'il en avait moins de douleur que de honte de ce qui l'avait causée; qu'il blâmait ses amis de Rome, qui devaient s’imputer à eux-mêmes plus qu'à leurs tyrans l'esclavage dans lequel ils étaient tombés, puisqu’ils ne craignaient pas de voir et de souffrir des indignités dont ils n'auraient pas dû supporter même le récit. Quand il eut conduit en Asie son armée, déjà nombreuse et puissante, il fit équiper une flotte dans la Bithynie et à Cyzique; et pendant ce temps-là il parcourut par terre la province, rétablit la tranquillité dans les villes, et donna audience aux gouverneurs. Il écrivit aussi à Cassius de quitter l'Égypte et de venir le joindre en Syrie. « Ce n'est pas, lui disait-il, pour acquérir l'empire, mais pour délivrer notre patrie de la servitude et opprimer les tyrans, que nous avons rassemblé des armées; au lieu donc d'errer de côté et d'autre, il faut toujours nous souvenir du but que nous nous sommes proposé; et pour ne pas nous en écarter, ne nous éloignons pas de l'Italie, mais rapprochons-nous-en le plus tôt que nous pourrons, afin d'aller au secours de nos concitoyens. » Cassius, ayant goûté ses raisons, se mit en marche pour aller le trouver. Brutus alla au-devant de lui , et ils se rencontrèrent près de Smyrne; c'était leur première entrevue, depuis qu'ils s'étaient séparés au port du Pirée pour aller , l'un en Macédoine, et l'autre en Syrie. Ce fut pour eux un grand sujet de joie; et la vue des troupes qu'ils avaient l'un et l'autre sous leurs ordres augmenta beaucoup leur confiance. Ils étaient partis d'Italie comme des bannis méprisables, sans argent, sans armes, sans un seul vaisseau armé, sans un soldat, enfin sans une seule ville qui fût dans leurs intérêts; et après un espace de temps assez court, ils se trouvaient réunis, à la tête d'une flotte puissante, d'une infanterie et d'une cavalerie nombreuses, avec de l'argent pour les entretenir; et ils étaient en état de disputer, les armes à la main, l'empire à leurs ennemis.
XXXIII. Cassius désirait de rendre à Brutus autant d'honneur qu'il en recevait de lui; mais Brutus, par égard pour son âge et pour la faiblesse de son tempérament, qui ne pouvait pas soutenir la fatigue, le prévenait presque toujours, et allait le plus souvent chez lui. Cassius avait la réputation d'être un grand homme de guerre; mais il était violent et ne savait gouverner que par la crainte: avec ses amis il aimait à railler, et se livrait trop à la plaisanterie. Brutus, aimé du peuple pour sa vertu, chéri de ses amis, admiré de tous les gens honnêtes, n'était pas même haï de ses ennemis; il devait cette affection générale à son extrême douceur, à une élévation d'esprit peu commune, à une fermeté d’âme qui le rendait supérieur à la colère, à l'avarice et à la volupté. Toujours droit dans ses jugements, inflexible dans son attachement à tout ce qui était juste et honnête, il se concilia surtout la bienveillance et l'estime publiques par la confiance qu'on avait dans la pureté de ses vues. On n'espérait pas que le grand Pompée lui-même, s'il eût vaincu César, eût soumis sa puissance aux lois; on croyait au contraire qu'il serait toujours resté maître de la république, sous le nom de consul, de dictateur, ou de quelque autre magistrature plus douce, pour consoler le peuple de la perte de sa liberté. Pour Cassius, dont on connaissait l'emportement et la colère, que l'intérêt entraînait souvent hors des voies de la justice, on était persuadé que, s'il faisait la guerre, s'il courait de pays en pays, s'il s'exposait à tous les dangers, c'était bien moins pour rendre la liberté à ses concitoyens, que pour s'assurer à lui-même une grande autorité.
XXXIV. Dans des temps antérieurs à celui dont nous parlons, les Cinna, les Marius, les Carbon, qui regardaient leur patrie comme le prix, ou plutôt comme la proie du vainqueur, avouaient franchement qu'ils n'avaient combattu que pour la réduire en servitude; mais Brutus n'entendit jamais ses ennemis même lui reprocher ses vues tyranniques; et Antoine dit un jour, devant plusieurs témoins, que Brutus était le seul qui, en conspirant contre César, n'eût été conduit que par la grandeur et la beauté de l'entreprise; mais que tous les autres y avaient été poussés par la haine et l'envie qu’ils portaient à César. Aussi les lettres de Brutus prouvent-elles évidemment qu'il mettait bien moins sa confiance dans ses troupes que dans sa vertu. A la veille même du danger, il écrivait à Atticus que ses affaires étaient au point de fortune le plus brillant: « Car, ajouta-t-il, ou ma victoire rendra , la liberté aux Romains, ou ma mort me délivrera de la servitude. Pour le reste est pour nous dans un état ferme et assuré; une seule chose est encore incertaine, c'est si nous vivrons ou si nous mourrons libres. Antoine porte la juste peine de sa folie, lui qui , pouvant se mettre au nombre des Brutus, des Cassius et des Caton, aime mieux n'être que le second d'Octave; et , s'il n'est pas vaincu avec lui dans le combat qui va se donner, il sera bientôt en guerre contre lui. » Le temps prouva que c'était une prédiction de ce qui devait arriver un jour.
XXXV. Pendant qu'ils étaient à Smyrne, Brutus pria Cassius de lui donner une partie des grandes sommes qu'il avait amassées: il donnait pour motif de cette demande que l'argent qu'il avait eu de son côté avait été employé à l'équipement de cette flotte nombreuse qui les rendait maîtres de toute la mer Méditerranée. Les amis de Cassius l'en détournaient. «II n’est pas juste, lui disaient-ils, que ce que vous avez conservé de vos épargnes, ce que vous avez levé sur les peuples en vous attirant leur haine, Brutus l'emploie à s'attacher le peuple et à faire des largesses aux soldats. » Cependant il lui donna le tiers de tout ce qu'il avait amassé, après quoi ils se séparèrent pour aller, chacun de son côté, exécuter les entreprises dont ils s'étaient chargés. Cassius prit la ville de Rhodes, et n'usa pas avec douceur de sa victoire, quoique les habitants, lorsqu'il entra dans la place, l'appelassent leur maître et leur roi. « Je ne suis, leur dit-il, ni maître ni roi; le suis le meurtrier de celui qui voulait être notre maître et notre roi, et que j'ai puni de son ambition. » Brutus demanda aux Lyciens de l'argent et des hommes; mais Naucratès, un de leurs orateurs, ayant persuadé aux villes de se révolter et de s'emparer des hauteurs voisines pour fermer le passage aux Romains, Brutus envoya contre eux sa cavalerie qui les surprit pendant leur dîner, et en passa six cents au fil de l'épée; il se rendit ensuite maître de plusieurs forts et de plusieurs petites villes, et renvoya sans rançon tous les prisonniers, espérant gagner par-là l'affection de ce peuple; mais c'étaient des gens opiniâtres, qui, aigris par le dégât qu'on faisait dans leurs terres, ne tenaient aucun compte de ces marques d'humanité. Brutus alla donc mettre le siége devant Xanthe, où les plus braves de la nation s'étaient renfermés.

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