La discipline bouddhique

Charles Renouvier
L'ascétisme brahmanique peut s'attribuer à plusieurs mobiles très différents. Il serait certainement injuste de n'y compter pour rien un sentiment semblable à celui qui, dans la société grecque et romaine, anima les cyniques et beaucoup de stoïciens: l'orgueilleux mépris du monde et des jouissances vulgaires; plus tard, chez les néoplatoniciens, un spiritualisme exalté, le dégoût de la matière. Nous attacherons cependant plus d'importance, quand il s'agit d'un peuple sur l'esprit de qui la doctrine du sacrifice et la croyance aux transmigrations eurent tant d'empire, à l'idée, à l'espérance que les dévots conçurent, de s'assurer une vie d'ordre plus élevé, dans une prochaine renaissance, en sacrifiant leurs jouissances, et jusqu'aux nécessités de la vie, dans l'existence présente. La passion qui, dans toutes les religions où l'on admet des enfers, incline à la moralité et à certains renoncements les hommes persuadés que la bonne conduite, avec telles ou telles observances, n'est autre chose que la prescription d'un dieu, sanctionnée par des récompenses et par des supplices, cette passion fut portée au fanatisme par la conviction absolue: que non seulement il y a des demeures célestes et des demeures infernales, et de bien des sortes, dans l'univers infini, mais encore que c'est l'ordre inéluctable du monde qui distribue aux âmes les bonnes et les mauvaises places, et que les meilleurs lots, les lots divins de renaissance, ceux qui procurent pour des milliers et des milliers d'années des organes miraculeux, la puissance magique sur la nature, sont ceux qui se gagnent par les plus étranges austérités. Sans aller jusqu'aux exercices célèbres des gymnosophistes, et aux supplices volontaires qui passaient pour le prix des paradis à conquérir, un ascète indien pouvait aisément, à l'aide de sacrifices plus modérés, ou par le fait seul de la vie passée sub dio (hormis toutefois dans la saison des pluies), de la mendicité comme unique moyen d'existence et de la saleté recherchée dans le vêtement, s'assurer une place désirable après sa mort, et, pendant sa vie, la subsistance, avec le degré de considération que le peuple accorde à ceux qui paraissent mépriser ses jouissances. Ce privilège de la fainéantise a fait en tout temps des ermites. Ils étaient si nombreux dans la société brahmanique, que le nom d'ermite les désigne mal: on les rencontrait allant par troupes dans les bois et dans les villes.

En regard de ces vulgaires ascètes, il faut garder une place aux brahmanes d'une dévotion plus élevée, dont l'esprit religieux réel et les pratiques ascétiques avaient pour but l'absorption de la personne humaine au sein de Brahma, dont elle était émanée à l'origine de l'évolution présente. Le sentiment de la béatitude pouvait être atteint dans un état de demi-extase familière, n'allant pas jusqu'à la prétention d'atteindre, pour les supprimer, la racine du désir et de la pensée, les conditions de la conscience. Nous avons vu toutefois que dans les écoles philosophiques, et dans la Sankhya notamment, on arrivait à rendre en théorie cette répudiation de la vie systématique et formelle. C'est proprement le nirvana qui devenait alors le but de la sainteté, et c'est ce but seul qui doit nous donner maintenant la signification de la discipline ascétique des bouddhistes, dans laquelle, à l'origine, il n'entra rien de la folie des sectes rattachées au brahmanisme.

Si l'on n'envisageait que le côté philosophique des croyances, on pourrait dire que le bouddhisme est la doctrine Sankhya, mise à la portée du peuple par deux grandes innovations qui sont: 1° l'accession à la vie religieuse la plus élevée, pour les hommes de toute caste, et cela quoique la nouvelle discipline fût essentiellement qualifiée de science, taudis que la science et l'enseignement étaient auparavant réservés aux seuls brahmanes; 2° le prosélytisme, la prédication pour la première fois employée à répandre parmi les hommes la foi et la morale. Mais ces nouveautés n'avaient pas tant d'importance encore en elles-mêmes que par ce qu'elles impliquaient. L'une n'allait pas politiquement à moins qu'à l'abolition des castes, quoique, en fait, le bouddhisme n'ait pu atteindre ce résultat dans l'Inde. Mais c'est probablement parce qu'il y tendait qu'il a été finalement banni de ce pays après de grands succès partiels et des luttes prolongées. Le dire du Bouddha: «Ma loi est une loi de salut pour tous»
1 exprime bien le fait de la perfection religieuse mise à la portée des faibles et des malheureux. Les légendes de la vie de Çakya le montrent accessible aux hommes des castes inférieures, leur enseignant la cause et la fin de la douleur, le moyen de sortir de cette filière des renaissances, dont l'issue pour eux, à cause de leurs crimes et de leurs vices dans leurs précédentes existences, a été la condition misérable où ils sont et qui peut devenir pire dans les existences suivantes. Le salut devenait accessible sans sacrifices aux dieux, sans offrandes, sans pratiques de culte. La haine des brahmanes s'explique donc parfaitement, ainsi que la protection accordée aux bouddhistes par la caste militaire (les kchatryas), rivaux politiques des premiers en tout temps. On ne voit nullement que Çakya ait attaqué les castes comme institution temporelle (elles se sont conservées à Ceylan, où le bouddhisme a régné si complètement), mais seulement la prééminence religieuse des brahmanes, et leurs cérémonies, indifférentes au véhicule de la délivrance, dont peut user le dernier des Soudras, un paria peut-être, un homme sans caste. Il a vilipendé leur triple science, leur langage de jongleurs, fait de mots vides, semblable au bâton de l'aveugle, leur union prétendue à l'essence d'un Brahma qui est on ne sait où et que nul d'entre eux n'a vu 2. Jésus de même a attaqué vivement les docteurs de la Loi. Rien de cela ne touche à l'ordre civil, au privilège des rangs. En aucun temps non plus les apôtres du christianisme ou le clergé n'ont prêché l'abolition de l'esclavage, ni condamné spirituellement les propriétaires d'esclaves. La religion a pu seulement ouvrir à l'esclave l'accès de la vie religieuse, et même de la prêtrise, avec la permission du maître. C'est précisément ainsi qu'on voit, dans les Soutras, le bouddhisme, respectueux des pouvoirs établis, n'accepter pour disciples, quand ils venaient à lui, les serviteurs des princes, qu'avec le consentement de ceux-ci. S'il s'agissait de pousser maintenant la comparaison plus loin, il faudrait observer que le bouddhisme, religion exclusivement spirituelle, s'est rigoureusement abstenu de toute immixtion dans la politique, tandis que le christianisme a visé, partout où il a trouvé des voies ouvertes, à la direction et à l'administration du monde.

Mais, quand on est une religion, on n'essaie pas d'administrer le monde sans se mettre au pas ordinaire des consciences, c'est-à-dire sans pactiser plus ou moins avec les vices communs, et puis à les partager. La raison en est fort simple. Un gouvernement civil peut et doit même ne point connaître de ces parties de la morale et de la conduite des hommes, qui sont en dehors de ce qu'il est possible et expédient de soumettre extérieurement à la contrainte, dans l'intérêt de la paix sociale et des libertés réciproques des sujets. Mais une loi religieuse, de même qu'une loi exclusivement morale, porte expressément sur cela que la loi civile ignore: d'où il suit qu'une autorité religieuse qui veut s'imposer de la manière dont les gouvernements s'imposent, pour régler ce qu'ils ne règlent pas, et de la manière dont ils règlent eux-mêmes ce qui est de leurs attributions, est placée dans l'alternative de forcer les hommes à être, comme elle l'entend, moraux et religieux, — entreprise qui échoue toujours après avoir causé beaucoup de maux, — ou de se conformer en des points capitaux aux errements de la société qu'elle prétend diriger.

Ces deux erreurs, dont le christianisme ne fut exempt qu'à son origine, ont lamentablement ensanglanté et souillé son histoire, en contradiction flagrante l'une et l'autre avec ses principes formels. Le bouddhisme n'a point éprouvé de semblables déviations
3 : il est resté, d'une part, la religion de tolérance absolue, persécutée quelquefois, jamais persécutrice, et, d'autre part, une loi de perfection morale pure, selon qu'il comprenait la perfection, ne distinguant pas entre le précepte et le conseil, mais seulement entre les forces des personnes poursuivre les préceptes, et ne prétendant à rien plus qu'à donner l'enseignement et à fournir les exemples de la pratique de la loi sainte. C'est comme si le catholicisme eût été fondé par des moines au lieu de l'être par les évêques, et que les Églises catholiques n'eussent été partout que des institutions cénobitiques, sans la moindre prétention de domination temporelle, et aussi sans soumission à aucune puissance effective, dite «spirituelle ».

Le précepte souverain du bouddhisme est une loi d'amour absolu, de charité absolue. C'est pour cela qu'il ne peut avoir avec la société civile qu'un simple rapport de juxtaposition, exactement comme la loi évangélique, même sans admettre avec un penseur contemporain
4, que les préceptes: Noli judicare, Non resistere malo, aient le caractère d'une législation. Les six perfections qui nous offrent le résumé de la loi du Bouddha comprennent, avec les formules de la morale proprement dite, celles de la méditation, de l'extase et de la science accomplie, en un mot tout ce qui est nécessaire pour conduire l'homme à l'autre rive, à la rive opposée de l'existence, au nirvana. La première de ces perfections ou vertus transcendantes, ou qui mènent à l'autre rive (deux significations également applicables au mot paramita qui les désigne), n'est que bien imparfaitement traduite par le terme d'aumône; elle signifie le don, en un sens absolu qu'expliquent les légendes: l'acte de tout donner, de se donner, de donner son corps pour nourrir d'autres créatures. Il faut être parvenu déjà à cette hauteur de charité dans une existence antérieure pour pouvoir être un Bouddha accompli dans celle-ci.

À cette transcendance de l'aumône (dana paramita), la seconde perfection qui s'ajoute est la transcendance de la conduite morale (çita paramita), c'est-à-dire la complète exemption des vices qui prédestinent le pécheur, lors de sa renaissance, aux habitations ténébreuses et à l'un des quatre modes misérables de l'existence qui sont: l'état de punition dans un enfer, le corps d'un animal, et deux autres conditions définies qui sont du genre démonique.

La troisième perfection se forme d'un groupe de vertus qui caractérisent la moralité parvenue à «maturité parfaite»: on y distingue la complète absence de malice ou désir de nuire, l'exemption de l'orgueil, de l'arrogance et de tout enivrement. En choisissant le terme de patience pour désigner par un mot français unique cette perfection (la kchanti paramita), il faut penser à un état tel de l'esprit, qu'il ne s'y produirait plus aucune réaction, si involontaire qu'elle pût être, de nature offensive contre les actes ou paroles d'autrui capables de causer une offense. Dans ce sens, en effet, cette vertu d'apathie morale est quelque chose d'entièrement différent des vertus comprises sous le titre ordinaire.

La quatrième perfection (virya paramita) est remarquable en ce qu'elle tend à corriger le caractère trop passif de la perfection de patience dont il vient d'être question. Les textes ici présentent des difficultés, mais il s'agit visiblement d'un effort à exercer sur soi dans la recherche de la perfection et pour en traverser toutes les étapes
5; on a donc affaire à un équivalent de la vertu de la force, dans le langage des moralistes des écoles occidentales.

La cinquième perfection (dhyana paramita) est l'état contemplatif, issue naturelle des renoncements à l'activité, voulus et soutenus par cette activité elle-même employée à s'anéantir. L'ascète arrivé à ce degré par son énergie interne est, selon les auteurs bouddhistes, doué des cinq pouvoirs surnaturels: il a la vue et l'ouïe d'un dêva; toutes les images et tous les sons produits dans tous les mondes, il les perçoit sans empêchement ni obstacle; il connaît les pensées d'autrui, il connaît toutes les existences passées, les siennes et celles des autres en remontant la suite infinie des temps; il possède enfin la puissance magique et peut prendre la forme de tel corps qui lui convient. Les légendes sont remplies de ces merveilles, dont il ne faut pas probablement accuser l'enseignement propre de Çakya, mais qui ont dû s'introduire de très bonne heure dans les récits de sa vie et dans les expositions de sa doctrine, parce qu'elles faisaient partie des superstitions endémiques du monde brahmanique. A y regarder de près, il est claire que non seulement ces imagination extravagantes, qui prêtent à la fraude et à l'imposture, ne sont pas des conséquences des doctrines de la contemplation et de l'extase, mais qu'elles leur sont même contradictoires. Elles confèrent au sage, et cela dans le plus haut degré, les facultés dont l'exercice est précisément celui que l'idéal dont il fait sa poursuite exclut d'une manière formelle. Le nirvana passe à son contraire, le bouddhisme retombe en brahmanisme.

La sixième et définitive perfection (pradjna paramita) est l'accomplissement de la sagesse. Nous revenons, avec cette dernière catégorie morale, à la Science comme au résumé de toutes les autres: à la science, c'est-à-dire à la connaissance de l'unique vérité, à la connaissance de l'erreur universelle. C'est la victoire remportée sur l'Ignorance, origine de toutes les illusions et de tous les maux, comme l'enseigne la théorie des douze causes.

Cette classification sexennaire des vertus du bouddhiste accompli n'est pas la seule qui se rencontre dans les livres des langues du Nord et des langues du Sud de la littérature bouddhique, mais elle est la mieux construite. Les autres offrent de plus grandes obscurités et des termes qui se répètent. On comprend sans peine que les écoles aient en leurs variantes dans l'usage de ce procédé des divisions par nombres conventionnels, qui a dû être un précieux aide-mémoire en des pays où l'enseignement purement oral a été, plus tardivement que partout ailleurs, le seul, et est resté toujours le plus usité. C'est ainsi, par exemple que la méditation ou la contemplation (dhyana) qui est l'une des six branches de la classification morale est à son tour décrite comme un état divisé en quatre moments. Le Lalita Vistara nous montre le jeune Siddharta (Çakya, qui n'était pas encore Çakya-mouni) assis dans la solitude d'un bois et éprouvant la satisfaction de juger et de raisonner, étant néanmoins dégagé du désir qui est la condition du péché: premier moment; — puis éprouvant la satisfaction de sentir son esprit ramené à l'unité, affranchi du jugement et du raisonnement: second moment; — puis conservant sa mémoire et sa connaissance, plein d'un sentiment physique agréable, mais indifférent, dégagé de la satisfaction: troisième moment; — puis enfin, par l'abandon complet du plaisir et de la douleur, et par l'oubli des impressions antérieures de joie et de tristesse, arrivant à la perfection de l'indifférence et de l'insensibilité: quatrième et suprême moment de la méditation accomplie 6.Le caractère absolu de la morale bouddhique n'est pas tel qu'il exclue les vertus humaines d'un ordre plus accessible, qu'une religion est bien obligée de recommander. Il n'y a rien là qui puisse embarrasser la doctrine. Ces vertus, ou, pour parler plus exactement, ces abstentions, si elles ne suffisent pas pour la délivrance des transmigrations, ont au moins le mérite d'en préparer de meilleures, d'en éviter de terribles. Le bouddhisme, toujours classificateur, a essayé d'un assez grand nombre de listes pour lesquelles la confusion des observances communes avec celles qui sont propres aux religieux a été une cause de tâtonnements et d'incertitude. Il y a cependant cinq commandements qui tranchent partout sur les autres et dont l'observation est donnée quelque part comme assurant la renaissance parmi les dieux; mais alors les vertus correspondantes ne s'énoncent plus par de simples négations. 1° Ne point tuer, 2° ne point voler, 3° ne point commettre d'adultère, 4° ne point mentir, 5° ne point s'enivrer, telles sont les formes négatives. Prendre pitié des êtres, les secourir, se garder pur, être toujours sincère, voilà, pour plusieurs de ces points au moins, des termes qui expriment une vertu plus active, et c'est celle-là qui est divine 7. La défense du meurtre s'entend absolument comme respect de la vie de toute créature. D'autres listes énumèrent les grandes classes du péché (Klêça) qui font obstacle au nirvana, et en portent le nombre jusqu'à la décade, mais on y trouve, avec des vices tels que l'orgueil et la colère, la passion en général, le désir, l'ignorance ou l'erreur. Le dogmatisme métaphysique entre avec ce dernier terme dans la morale.

Mentionnons pour achever ce sujet les douze observances spéciales de la vie du religieux. Elles comprennent les pratiques ascétiques bien connues: vivre d'aumônes, se couvrir d'habits rapiécés, observer des jeûnes, s'asseoir dans la forêt, à terre, sous un arbre, ne jamais se coucher, etc. Enfin, il existe des listes de dix péchés véniels auxquels sont sujets les anachorètes. Mais ces prescriptions durent se modifier pour la vie cénobitique. Aucune, ni de ces dernières ni des précédentes, n'est relative à un culte divin quelconque.

Rien ne saurait être imaginé de plus exclusivement humain et de plus individualiste, à l'origine, qu'une révélation ainsi faite au nom de la simple reconnaissance de la vérité des choses, au nom de la science obtenue par un homme qui ne s'arroge aucune autorité au-dessus de l'homme, qui d'ailleurs n'admet pas les incarnations divines (telles que d'un Vichnou, par exemple)
8 et n'attribue aux dieux aucune suprématie de nature sur l'humanité. On a coutume de dire, en conséquence, que le bouddhisme est une religion athée, et de s'étonner de ce fait, qui demande seulement à être éclairci et plus exactement formulé. Il n'y a nulle raison de penser que Çakya n'ait pas cru aux dieux du panthéon védique, mentionnés dans les Soutras, et desquels Indra est le principal. Seulement, il partageait le point de vue des brahmanes les plus philosophes, pour qui les dieux, créatures émanées comme les autres et soumis comme elles aux transmigrations, encore que bien plus espacées dans le temps, ne diffèrent pas d'elles essentiellement. Çakya, allait plus loin, en ce qu'il supprimait le sujet de l'émanation, Brahma, en tant que Nature éternelle, et ne gardait que des êtres individuels, tous similaires entre eux, dieux, hommes et démons, et tous instables, entre lesquels le mérite seul établissait des différences, Çakya leur donnait à tous ce port unique de délivrance, le nirvana. Mais le mérite suréminent, le mérite absolu était à ses yeux celui d'un Bouddha, c'est-à-dire d'un Sage qui s'affranchit des conditions de l'existence, même divine, et par la s'élève au-dessus des plus grands dieux. En ce sens, il serait juste de dire, nous référant à nos propres concepts habituels de divinité, que ce Bouddha, cet homme, devenait, pour ceux qui croyaient en lui, un dieu, et prenait la place du dieu du panthéisme, Brahma. Que lui manquait-il, en effet, pour cela? La préexistence? Mais il l'avait, et même sans limites, selon la croyance reçue. La possession du temps infini, dans l'avenir ainsi que dans le passé? L’éternité ?cette question nous ramène à celle de l'interprétation du nirvana, que nous avons examinée et qui, au point de vue religieux, comporte une solution autre que négative. La seule différence entre les croyances bouddhiques et les croyances théistes consiste donc en ce que les premières excluent les doctrines de la création et de la Providence, c'est-à-dire de l'unité, de la personnalité et du gouvernement universel de Dieu. Il ne s'agit pas d'atténuer cette différence, qui est énorme; toutefois, on n'appelle pas athées, d'ordinaire, les religions polythéistes de la Grèce et de Rome pour lesquelles l'éternité de la nature et l'évolution fatale des phénomènes étaient des points incontestés, bien que l'existence des dieux et leur intervention dans les affaires humaines fissent également partie des croyances communes. Le bouddhisme, au moins considéré en son développement, ne manque pas de rapports avec ces religions, pourvu que sa grande caractéristique soit mise à part, qui consiste dans la doctrine si arrêtée des transmigrations et dans la cause assignée aux essences et aux puissances surnaturelles des Bouddhas et des Bodhisattvas, les dieux supérieurs du culte bouddhique.

L'individualisme reste le trait essentiel du bouddhisme, celui dans lequel il garde le mieux partout la marque de son fondateur. Le Bouddha doit tout à lui-même, à son mérite, à ses efforts, sans aucune révélation externe ou grâce d'en haut de quelque nature qu'elle soit, sans qu'il y ait la moindre trace, alors pourtant que son principe personnel ou âme a passé par des mondes infinis, et par tant de formes et de milieux différents, d'une action sanctifiante que quelque être plus grand et plus noble que lui-même aurait exercée sur lui. C'est, pour prendre une comparaison dans des doctrines que nous connaissons plus complètement, c'est comme un pélagianisme absolu combiné avec l'origénisme, et dans lequel tout péché originel est un péché personnel, tout acte moral un acte accompli librement, et toute responsabilité une dette de soi à soi. On ne voit pas que le bouddhisme ait envisagé d'autres déterminants des destinées, d'existence en existence, que des actes libres, ni admis une espèce de solidarité différente de celle que la créature consciente contracte volontairement avec ses compagnons de douleur dans la vie mortelle. Jamais doctrine ne fut plus éloignée du déterminisme, au milieu d'un ordre infaillible du monde et d'une inexorable justice distributive qui rétribue les oeuvres par les formes.

Seulement, deux questions ici se présentent: 1° Quel fondement peut-on assigner à une semblable justice dans l'univers, où l'on ne connaît rien que d'individuel, sans aucun préétablissement des fins par une conscience générale et par une volonté, sans aucune surintendance apriorique des phénomènes? 2° Comment expliquer, chez l'être que son effort personnel approche du terme des transmigrations, l'immense pitié pour les créatures, où réside un des essentiels caractères du Bouddha? Comment se fait-il qu'atteignant par la méditation la science parfaite et reconnaissant le port du salut, il n'abandonne pas le monde à ses illusions? Pourquoi veut-il, «passé à l'autre rive, y conduire toutes les créatures», former au moins des disciples qui y en conduisent après lui le plus grand nombre possible? N'est-ce pas agir que cela, et l'action ne contredit-elle pas la loi même du Bouddha, formulée dans un des textes les plus populaires de sa religion: «C'est par l'ignorance que l'action s'accumule; l'action est la cause des renaissances successives; par la science l'action ne s'accomplit pas; l'action n'existant pas, l'homme ne renaît plus 9 »?

La première de ces questions n'attend point de réponse; elle s'adresse indifféremment à tous les systèmes qui envisagent dans le monde des fins d'ordre universel sans intelligence universelle, et une justice immanente sans conscience. La seconde peut au moins recevoir une solution de fait, et la contradiction, s'il y en a une, est celle que le Bouddha constate en lui-même: d'une part, son indifférence de théorie, à l'abord du nirvana qui fait tout évanouir; de l'autre, son sentiment de pratique, la charité dont il est plein à la vue des douleurs des êtres. Ce sentiment est le mobile du bouddhisme en tant que religion, c'est-à-dire de la prédication de sa doctrine, qui pourrait si aisément rester individuelle; il en résume toute l'action sociale. Il n'y a, il ne peut rien y avoir, dans cette doctrine, de ces recherches et de ces théories sur la morale et sur son fondement psychologique ou métaphysique, dont la place est naturelle en toute philosophie qui reconnaît un principe d'unité et de communauté dans l'univers, un dictamen ou de la raison ou de l'utilité pour régler les rapports mutuel des membres de cette communauté. Ce n'est pas que les notions habituelles du vice et de la vertu, des bonnes et des mauvaises actions, fassent défaut à l'organisme mental du bouddhiste; ce sont bien elles qui règlent sa façon de comprendre la répartition des lots de la vie dans les renaissances; mais c'est toujours à la pitié qu'il rapporte le principe du bien faire; c'est dans le sacrifice de soi-même à autrui qu'il place le mérite supérieur: et autrui n'est pas le prochain ou le semblable seulement; c'est la créature quelle qu'elle soit. Il y a pour cela deux raisons d'abord la condition est au fond la même pour tous les êtres, qui, depuis les Dêvas jusqu'aux moindres animaux, sont sujets aux mêmes sorts et doivent exciter les mêmes sentiments chez ceux d'entre eux qui, pour le moment, sont doués de connaissance. Ensuite, et ceci s'explique au même point de vue, on n'a pas à considérer entre les hommes ces relations parfaitement spéciales de justice et de droit dont on ne reconnaît pas le fondement, et dont la société indienne semble s'être éloignée à un degré qui n'a peut-être été atteint dans aucun autre établissement civilisé. On peut affirmer logiquement, suivant une telle conception du monde, que les rapports entre les êtres y paraissaient exclusivement déterminés par la passion, ou bienveillante ou malveillante, comme chez les animaux, et que dès lors l'idéal du bien ne pouvait être que l'universalisation du sentiment altruiste, chez un être arrivé à la connaissance raisonnée de la douleur et animé du désir d'y mettre fin. Ces réflexions doivent diminuer l'étonnement que peut causer un trait légendaire tel que celui qui nous montre Cakya, en une précédente existence, donnant sa chair à manger à un tigre affamé, et acquérant par là le mérite qui le prédispose à passer à l'état de Bouddha parfaitement accompli, au cours de l'existence qui suit.


Notes
1. Ou une loi de grâce? Mais cette dernière traduction a l'inconvénient de rappeler une idée, trop particulière au christianisme pour être tout à fait exact ici. Voyez cependant les traits de légende rapportés ci-après.
2. Voir un texte, réputé des plus anciens, dans Burnouf.
3. Il faut cependant excepter ici le bouddhisme tibétain qui, en des conditions particulières de politique et de moeurs, a donné lieu à des guerres de religion, et s'est plus ou moine immiscé dans le gouvernement par ses monastères et par leurs chefs, les lamas.
4. Léon Toistoï, Ma religion
5. Voyez Le Loges de la bonne Loi, traduction d'Eugène Burnouf, note VII.
6. Eugène Burnouf, Le Lotus de la bonne Loi, notesVII, XIII, XIV
7. Abel Rémusat, Le Foe-koue-ki.[<A NAME=n8>]
8. La dernière de ces incarnations est, nous le savons, la matière des légendes et de la religion de Krichna. La secte krichuaïte, à laquelle appartient un épisode du Mahabharata (le Bhagavad Gita) caractérisé par un panthéisme mystique et quiétiste de haute immoralité, est très probablement postérieure à la propagation du bouddhisme indien, contre lequel elle parait avoir été une réaction créée ou favorisée par les brahmanes (voyez Burnouf, Introduction à l'histoire du buddhisme indien).
9. Stance traduite par Eugène Burnouf, Introd., — Nous avons vu plus haut, dans les catégories du système Nyaya, l'action, qualité de la faute, donner le fruit qui est la renaissance.

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