«Et si la beauté pouvait sauver le monde?» Dostoievski
L'entrevue qui suit a été réalisée par Jean-Noël André de Espace Art Nature avec Olivier Fenoy. Un Congrès à Barcelone en octobre 2011 sur ce thème.
« Et si la beauté pouvait sauver le monde ? »
Jean-Noël André: Un Congrès au titre insolite...
Olivier Fenoy :Le mot congrès est pris au sens d'une marche ensemble dans une vision commune, au sens étymologique. Ce Congrès a pris naissance à la suite d'une rencontre entre deux fondateurs, Umberto Dell'acqua de Pedagogia Globale (Italie) et moi-même de l'Office Culturel de Cluny (France). Plusieurs rassemblements internationaux de ce Congrès ont eu lieu depuis 1993, en France, en Belgique, en Hongrie, et cette année, en octobre 2011 il aura lieu à Barcelone en Espagne et bientôt en Amérique du Nord à Montréal.
JN A: Mais de quoi parle-t-on quand on dit que la Beauté pourrait sauver le monde ?
O.F.:Chez Dostoievski, cela relevait de la Prophétie et il l’attribue de manière presque discrète à tel de ses personnages dans «L'Idiot» ou encore dans «Les Frères Karamazov», c’est à dire dans la vie au cœur même du chaos humain qu’il décrit, cette pauvreté que chante toute son œuvre jusqu’à la transfigurer. Soljetnitsyne dans son discours écrit et non prononcé à l’occasion de son Prix Nobel, y commente cette annonce prophétique : ''Ainsi cette ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté n'est peut-être pas simplement une formule vide et flétrie. Si les cimes de ces trois grands arbres convergent, comme le soutiennent les humanistes, mais si deux de ces troncs ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont écrasés, coupés, étouffés, alors peut-être surgira le fantastique, l'imprévisible, l'inattendu : les branches de l'arbre de beauté perceront et s'épanouiront exactement au même endroit et rempliront ainsi la mission des trois à la fois''.
Une intervention magistrale du Cardinal Daneels au Congrès de Louvain la Neuve en 1998, affirmait qu'au cœur même d'une société qui a perdu le "sens", la Beauté réveille chez chacun une espérance, ouvre immédiatement à la verticalité et par là même à la transcendance. Bien évidemment, il ne nie pas que ce soit également l'essence même de la Bonté et de la Vérité. Mais, poursuit-il sans que ces mots soient tout à fait les siens, la Bonté s'est pour ainsi dire "horizontalisée" , elle est devenue, de manière générale, un acte plus social qu'appelant à la transcendance, et la Vérité a souffert de s'être muée en idéologie, et par là même en système.
JN A: La Beauté, un nouveau système pour sauver le monde ?
O.F.: Il faut remonter jusqu'à ces quêteurs de vérité et de perfection qu'étaient les Grecs; Par leur art, ils organisent la société et c'est la paix idéale du Parthénon. Bien avant, les Égyptiens tendent à exprimer par des architectures d'envergure, fruits de gigantesques chantiers pharaoniques, une vision grandiose et cosmique de l'homme, l’homme reconnu en appartenance à un ordre hiérarchique parfait comme en témoigne la pyramide. Mais dans les deux cas, la Beauté n'atteint pas le mystère de la transcendance parce qu'ils en excluent la pauvreté et la souffrance humaine en mettant l'art au service d'un système de pensée et de régulation de la société. Ce en quoi les Romains excelleront par la suite dans une vision de pouvoir et de domination.
Or, c’est au cœur même et pour ainsi dire à l’apogée de cette civilisation que se situe la croix du Christ. Événement à la fois si discret et tellement banal en son temps qu’il ne saurait être considéré pour beaucoup comme véritablement historique, la Croix mise en exergue est la reconnaissance d’une vision salvatrice de l'homme blessé à travers tous les siècles. L'homme souffrant, l'homme défiguré mais aussi l'homme cohérent dans le don de lui-même, en fidélité à lui-même, y est magnifié jusqu'à pouvoir admettre comme le disait Michel Pochet (focolarino) à Louvain que « la laideur sauvera le monde ».
Par ''la Gloire de la Croix'', le chant de l'homme est mené à sa plénitude et c’est pourquoi elle a tant inspiré et renouvelé l’art en général, bien au-delà du seul art sacré. Cela est vrai en peinture, en sculpture et en architecture, mais peut-être avant tout quant à la théâtralité du drame humain, dans l’écrit. Le récit de la Passion n’est-il pas dès les origines du christianisme le livret le plus sobre et le plus tragique qui soit et n’en retrouvons-nous pas la trame dans nombre d’œuvres profanes et agnostiques telles que ''Mère Courage'' de Brecht tout aussi bien que chez Goya ou Camille Claudel ? Si cette icône de la Croix est reconnue de manière universelle, c'est qu'elle nous est commune à tous. Du fait qu'elle traverse le chaos de la matière en ne dissimulant rien de la pauvreté, de la souffrance, de l'injustice, de la lâcheté et de l’ignominie humaine, elle préfigure toutes les Shoas et dit l’irréductible dignité de l’homme, serait-ce à travers son avilissement. Qui plus est, elle est le signe d'une authentique transcendance qui n'est pas affaire de religion; elle est le signe de la transcendance pour nous donner par la mort le courage de vivre, le signe même de la verticalité assumant l'horizontalité du réel.
En cela, nombre d'expressions artistiques antérieures ou postérieures à la Croix sont assurément de la même essence, mais aucune n’est aussi signifiante que la Croix du Christ. Elles le sont à chaque fois qu'elles tentent de dire la dignité humaine dans son aspiration à la sacralité, aspiration que l’on peut reconnaître dès les grottes de Lascaux, aussi bien que dans l'art celte, africain ou amérindien. Ce qu'il faudrait regarder, c'est que jamais ces formes d'expressions artistiques n'engendrent de systèmes rationnels ou de volonté de domination.
JN A: Notre monde contemporain domine par sa rapidité, son efficacité, la rentabilité de son économie implacable. Alors, cette Beauté, aujourd'hui, un superflu pour riches ?
O.F.: Du point de vue de la Beauté, les idées reçues fondent comme cire au soleil révélant dans le dénuement de l'orgueil la seule grandeur de la Présence, ascèse absolument indispensable. Être présent, c'est accepter la vulnérabilité qui, dans l’instant, nous permet de recevoir la vie d'une autre vie, ce que tout comédien, tout peintre, tout artiste a perçu à un moment donné au risque absolu sinon de ne pas être un artiste; c'est accepter d’être engendré du dedans, bousculé, travaillé, labouré à chaque instant par cette disponibilité exigeante qui peut aller et doit aller d’une certaine manière jusqu’à une confession. Les grandes œuvres des Giotto, Caravage ou Matisse comme celles de Bach ne sont-elles pas d’authentiques ''confessions'' !
Paul Klee, à travers sa peinture, a ouvert et osé une façon de révéler la lumière : non pas comme une source extérieure mais intérieure à l'homme et à toute matière. Partant du noir, il le travaille jusqu'à en laisser transparaître la luminosité. Et c'est alors comme si le noir originel se consumait dans le chatoiement des couleurs, expérimentant par là que la lumière n'existe pas en elle-même, de même que le soleil n'est lui-même que matière en fusion.
C’est en cela que l’on peut affirmer que ''la lumière procède du noir'', non seulement dans l’ensemble du créé, ce qui est une évidence scientifique, mais également en nous. Et le dire c'est déjà expérimenter que la masse compacte de notre existence charnelle est capable de se soulever, de se muer en lumière. Ainsi perçu, le noir n'est donc pas un élément négatif de nous-mêmes, contrairement à une imagerie millénaire largement répandue. Il est la matière et la chair dans leur état brut, sauvage, lourd, informe, encore inexprimé. En cela il est le matériau premier de l'acte créateur. Vérifié par la chaleur du don, il se colore progressivement jusqu'à l'embrasement.
JN A:Vous parlez d'engagement sociétaire, qu'en est-il exactement?
O.F.: Passer du pour soi au plus grand que soi en se laissant mouvoir de l’intérieur est, en quelque sorte, l'étape de délivrance que seule permet la grâce. Car, qu’on le veuille ou non, révéler la Beauté c’est immanquablement passer par une multitude de petites morts, c’est choisir de dompter l’anxiété de la chair pour puiser à la mort le courage de vivre; C'est choisir de travailler au présent à cette recréation permanente de soi-même par le labeur de la communion, toujours à reconstruire, jusqu’à pouvoir affirmer que ''la Beauté sauve le monde'' dans sa chair; c'est aussi se situer fils et cœur de l'histoire, l'histoire étant entendue comme le mouvement "d'amorisation" selon l'expression de Teilhard de Chardin, de toute la création et de toute l'humanité convergeant vers l'UN.
Cette tension du particulier à l’universel fait du don l'acte véritablement historique de ma vie puisqu'il me fait habiter autrement le temps et l'espace. Axé dans le temps et dans l'espace, je prends alors conscience, là où je vis, d’être co-créateur d’une réalité humaine. Au cœur de cette réalité, il m’est proposé d’inventer des chemins et des espaces vivants aux couleurs toujours plus nuancées et spécifiques.
Cet engagement personnaliste et responsable, au cœur d’un monde monolithique, de plus en plus mondialisé et hiérarchisé, n’est rien moins au final qu’un engagement non-violent pour une authentique révolution des mœurs et des comportements. La gratuité de la Beauté porte remède à toutes les formes possibles d’individualisme latent ou déclaré, généré par ce monolithisme. Elle seule peut dénoncer l’attrait imbécile du pouvoir et du profit érigé en système.
JN A:Vous parlez de la rencontre des cultures avec cette belle expression: une mosaïque des peuples.
O.F.: Oui, cet engagement capable d’engendrer non pas une quelconque vision d’ensemble avec son programme d’action bien défini et ses rails de sécurité, mais une société véritablement plus humaine, demande qu’on s’y jette en sachant qu’il n’y aura pas de filets protecteurs. Car, dire et croire au sens politique que ''la Beauté sauve le monde'' c’est contribuer en toute connaissance de cause à l’éclosion d’une démultiplication de réalités diverses, formées de quelques personnes, voire de deux ou trois seulement, qui s’identifient au travers même de leur acte.
C’est avoir expérimenté qu’il est impossible de séparer l’œuvre à créer ou à incarner de ceux qui la portent, la suscitent et la génèrent dans l’instant par la profondeur de leur relation. C’est savoir s’émerveiller à tout moment que l’esthétique puisse précéder l’éthique et réaliser, que ''la Beauté n’a plus rien à dire quand la pensée marche devant''. C’est permettre au final un maillage sociétaire en privilégiant la loi naturelle de l’échange et de la complémentarité proposée par Emmanuel Mounier pour qu’advienne cette mosaïque des peuples ''chance pour l’humanité'' que nous avions appelée de nos vœux au Congrès de Zébegeny en Hongrie .
Si la Beauté nous a un jour interpellé par un regard, un jeu de couleurs, une harmonie, la dureté d’une situation humaine, un magnifique panorama ou une petite fleur, si de surcroît, nous avons quelque talent pour le dire, le chanter ou le peindre, surtout, sachons que cette Beauté est fragile et qu’elle nous enseigne qu’humus et humilité ont même racine. Si nous sommes conscients que Bonté et Vérité semblent aujourd’hui en situation d'impasse, et qu’il ne reste plus que notre pauvre pauvreté, comme l'argile dans la main du potier, pour pouvoir exprimer que la Beauté sauve le monde, surtout n’ayons pas peur de cette grande indigence. Offrons-la.
JN A: Et cela est tout un engagement.
O.F.: « La vraie Beauté est élan même vers la Beauté, fontaine à la fois visible et invisible, qui jaillit à chaque instant depuis la profondeur des êtres en présence » (François Cheng). La Parole qui est en nous, nous constitue. Elle nous révèle dans toute notre plénitude. Elle est reconnaissance de notre unité propre et elle s’exprime toujours par un oui à quelqu’un. Donnée, elle ne saurait être un contrat mais bien plutôt serment de cette reconnaissance et volonté d’en vivre. Aussi, si nous croyons que "la Beauté sauve le monde", que là est notre joie, entraidons nous toujours à y être fidèles et que, par cette attention réciproque, chacun entre en lui même dans ce chemin du don qui nous fait dire Oui !
Propos recueillis par Jean-Noël André
418 876-2209
jean-noel.andre@espaceartnature.com
Pour toute information sur le Congrès ''Et si la beauté pouvait sauver le monde?''
site du Congrès international ; http://www.congres-beaute.org/